MUSIQUE – Clara Luciani, Juliette Armanet, mais aussi Orelsan et Julien Doré. Ce vendredi 11 février, une petite poignée des artistes français les plus populaires de l’année précédente a rendez-vous sur France 2, à l’occasion de l’édition 2022 des Victoires de la musique.
Artiste masculin, artiste féminine. Chacune et chacun concourent dans des catégories bien distinctes, les divisant selon s’ils sont un homme ou une femme. Ce n’est pas une nouveauté, cela a toujours été le cas pour ladite cérémonie musicale. Un point qui, selon l’artiste trans et non-binaire Yanis, n’a plus lieu d’être.
Suivant l’annonce des nominations, au mois de janvier dernier, iel a dénoncé, sur Twitter, “une vision binaire périmée”. Déjà nommée par le passé, l’interprète de Solo se demande dans quelle catégorie les Victoires pourraient aujourd’hui l’intégrer. Yanis a fait son coming out en septembre 2021.
Ces catégories sont cloisonnantes, elles empêchent la reconnaissance des artistes qui ne s’identifient dans aucun des deux genres, selon l’artiste que Le HuffPost a rencontrée. De plus, “peut-être que cela empêche certains artistes non-binaires de faire leur coming out”, ajoute Yanis. Cette industrie ne pardonne pas plus qu’une autre. Quand iel a démarré dans la musique en 2009 sous le pseudonyme de Sliimy, on lui a “recommandée” de gommer ses manières efféminées. “J’avais 19 ans. Ça m’a traumatisée”, nous souffle Yanis.
L’exemple des Brit Awards
Ce vendredi, trois noms sont en compétition dans la catégorie “révélation féminine”: Silly Boy Blue, Barbara Pravi et… L’Impératrice. Le groupe de pop, fondé en 2012, est composé de six personnes: cinq hommes et une femme. “Si on peut faire ça, pourquoi n’avons-nous pas les conversations sur le reste”, s’interroge Yanis, encore choquée.
À l’étranger, la question a déjà été soulevée. Dans certains festivals et événements du septième art, comme à la Berlinale et aux MTV Movie Awards, la distinction de genre n’existe plus. Ce mardi 8 février, les Brit Awards 2022 ont, eux, ouvert une brèche dans le domaine des cérémonies musicales mainstream. À l’origine de ce changement: Sam Smith, artiste non binaire qui, en 2021, a poussé un coup de gueule déclarant ne plus pouvoir concourir dans aucune catégorie.
“Il est primordial que les Brit Awards continuent d’évoluer et visent à être aussi inclusifs que possible”, avait alors annoncé le président de l’événement musical, Tom Marsh, dans un communiqué. L’idée? “Célébrer les artistes uniquement pour leur musique et leur travail, plutôt qu’en fonction de comment ils ou elles choisissent de s’identifier ou de comment les autres peuvent les percevoir.”
Les Victoires, un moment symbolique
La décision est salutaire, selon Yanis, mais “elle est le fruit de conversations sur le genre dans l’industrie de la musique entamées depuis longtemps au Royaume-Uni”. “L’exemple de David Bowie est parlant, nous dit-iel. Ils ont laissé de la place à des artistes pour exprimer leur personnalité et qui sont, par la suite, devenus d’énormes machines à succès.”
La sociologue du genre Marie Buscatto est, elle, plus nuancée. ”À l’étranger, il peut y avoir quelques variations, mais on reste globalement dans des mondes favorables aux hommes, assure l’experte, interrogée par Le HuffPost. La non-binarité est encore peu acceptée. On n’est pas dans des industries musicales différentes radicalement.”
Les deux pieds dans le milieu, Yanis s’interroge tout de même: “En France, où sont les personnes comme moi dans la pop? Où sont les artistes queer? Une fois qu’il y aura plus de diversité dans notre pays, et pas seulement en termes de genre, ces cérémonies n’y penseront même plus.”
Les Victoires sont un moment clé. Même si la lumière est mise sur une seule poignée d’artistes, elles sont l’occasion de mettre en perspective les problématiques qui traversent l’industrie musicale. “C’est un moment au cours duquel on va beaucoup parler d’égalité, un moment au cours duquel on veut porter un message, constate Marie Buscatto. Si les responsables favorisent la mise en œuvre de ce message, c’est un acte symbolique.”
Genrer ou dégenrer?
Mais, la France est-elle prête? “On regarde ce qu’il se passe à l’étranger, a renseigné Stéphane Espinosa, le directeur des Victoires de la musique, au cours d’une conférence de presse. Je pense que c’est bien de continuer comme on le fait aujourd’hui. C’est important qu’il y ait des catégories féminines parce qu’il y a un combat, pour moi, essentiel. Je ne me souviens plus du chiffre exact, mais il y a beaucoup, beaucoup plus d’hommes nommés que de femmes.”
Il ajoute: “Le principal combat est d’avoir de plus en plus de productions féminines et on va aussi essayer de s’y employer.” L’absence d’artistes féminines, en 2021, dans la catégorie non-genrée de “l’album de l’année” n’était pas passée inaperçue. En 2022, pourtant, même son de cloche du côté du “concert de l’année”. Trois hommes se battent pour le titre: Hervé, Ben Mazué et Woodkid.
D’après Marie Buscatto, genrer “ne va pas créer en soi l’égalité, l’inclusion ou la non-discrimination”. Dégenrer, non plus. “Si ce n’est pas suivi de mesures, comme la mise en place de quotas ou de règles du jeu permettant la présence à égalité des artistes, il n’y a aucune raison que ça ait d’effet”, précise la professeure en sociologie. Dans le domaine de la musique classique, par exemple, les auditions ”à l’aveugle” ont porté leurs fruits: elles ont accru le nombre de musiciennes au sein des orchestres.
Un problème de fond
Mais voilà, pour la sociologue du genre, les prix sont un reflet du fonctionnement de l’industrie. “Ce n’est pas parce que vous êtes reconnu dans votre différence que vous êtes à armes égales avec des personnes qui bénéficient d’autres processus sociaux favorables, continue la chercheuse. Aujourd’hui, si les artistes masculins hétérosexuels s’en sortent mieux que les femmes, c’est parce qu’ils ont plus facilement accès à des critiques musicales favorables, à des producteurs, des programmateurs ou des collègues qui leur tendent la main pour réaliser leurs œuvres.”
Un point de vue partagé par Yanis. “Il existe des artistes trans et non binaires, mais ils ne bénéficient pas de la même exposition. De ce fait, il faut changer les structures de l’intérieur et prendre des risques. Il faut arrêter de vouloir mettre en place une recette qui fonctionne parce qu’on sait que ça va marcher”, interpelle l’artiste, avant d’ajouter: “En douze ans de métier, je n’ai pas rencontré une seule directrice artistique en rendez-vous pro.”
À l’heure qu’il est, Yanis se sent isolée, “comme dans une cour de récréation” où tout le monde joue sans se soucier des enfants à l’écart. “Je suis choquée qu’aucun des artistes nommés cette année ne parle de l’absence de diversité”, poursuit-iel. Vexée, Yanis a le sentiment, une fois de plus, d’être seule à se jeter dans l’arène et ajoute: “Les artistes qui ne rencontrent pas ces problèmes devraient réaliser que ce n’est pas normal que les autres ne soient pas dans le même espace qu’eux.” Le vent finira-t-il par tourner?
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