En face du Vieux Port, reliées toutes les heures par des navettes peintes aux couleurs phocéennes, les îles du Frioul accueillent chaque année à la belle saison leur lot de touristes venus admirer le panorama, humer le mistral, se battre avec les mouettes ou visiter le château d’If. Les îles, dont les propriétaires successifs n’ont jamais vraiment su quoi faire, construisant ici des fortifications, là un sémaphore ou un hôpital pour les malades du typhus, portent encore les stigmates des bombardements Alliés, quand les B-17, forteresse volante à la mire incertaine, annonçaient le débarquement en Provence.

On y trouve aussi, comme dans la plupart des paysages méditerranéens, une végétation endémique variée – plantain, thymélée – et quelques intrus que l’on pourrait croire régionaux de l’étape. C’est le cas par exemple de l’agave, plante originaire du Mexique, probablement introduite dans l’Hexagone dès le XVIe siècle, qui a depuis colonisé le territoire, surgissant systématiquement de la terre comme du béton avec ses feuilles épaisses, acérées comme des navajas et disposées en rosette autour d’un cœur charnu.

Le conseil d’administration du parc national des Calanques, qui gère les îles sous la tutelle de l’Agence française de la biodiversité (AFB), a jugé que l’agave était une plante envahissante. Que son expansion se faisait au détriment des espèces locales – comme l’astragale qui, en plus de son indéniable qualité esthétique, a le mérite de dépolluer les sols – et lui a donc déclaré la guerre. Un projet européen, intitulé « LIFE habitats Calanques », qui a pour objectif de protéger la biodiversité du littoral de Marseille, se charge de débroussailler le terrain.

Et vas-y que je te découpe les feuilles à la machette, que j’abatte les troncs et que je tire sur les racines dans un combat que la plante n’est jamais à l’abri de gagner. Une fois arrachés, les agaves sont destinés au compost dans ce qu’on peut décrire comme une « revalorisation classique » des déchets. Jusqu’au jour où Axel Schindlbeck et Justine Batteux, deux designers réunis au sein de l’association REVEEAL, hommage aux Espèces Végétales Exotiques Envahissantes, proposent d’en faire un alcool. « Cela faisait longtemps qu’avec Justine, on menait une réflexion sur la réutilisation des déchets, explique Axel à VICE. Un jour qu’on se baladait sur les îles du Frioul, en voyant les agaves, on a eu un déclic. Pourquoi s’en débarrasser ? Est-ce qu’il n’y pas moyen de les réutiliser ? C’était la première fois qu’on se penchait sur un ‘déchet vert’ et on avait l’impression d’être tombé sur mine d’or. »

Leur idée ? Récupérer les cadavres d’agaves et les transformer en eau-de-vie locale, à la manière de ce qui se fait au Mexique. « On s’intéressait déjà à la distillation, ce processus opaque qui ressemble un peu à de la magie noire ou à de l’alchimie, mais on n’y connaissait rien du tout, concède Axel. Sur certains projets, on s’approprie des choses qu’on ne maîtrise pas forcément. On est arrivé devant les gens du parc national des Calanques avec une bouteille de mezcal d’Oaxaca. On leur a montré et on leur a dit ; ‘Et si on s’y mettait ?’. »

Dans la culture toltèque, on raconte que l’agave est né là où Quetzalcóatl a enterré sa bien-aimée Mayahuel. Que la sève qui coule de la plante est un cadeau céleste pour mieux noyer le chagrin du dieu serpent. Dans l’Amérique précolombienne, on tirait déjà de l’agave une boisson alcoolisée, le pulque, produite par fermentation et dont la consommation était plus rituelle que festive. Plus tard, viendraient des spiritueux issus de la distillation comme la tequila ou le mezcal que l’on fabrique tous deux après avoir dépouillé l’agave de ses feuilles et extrait son cœur, la piña, cuite ensuite dans des trous creusés parfois à même le sol, les palenques.

Pour cette première étape, Axel et Justine se sont démerdés avec les moyens du bord. La cuisson s’est faite dans le four de Benoît, paysan boulanger de son état. « C’était compliqué au niveau de la logistique. On avait récupéré une tonne et demi d’agaves mais on ne pouvait cuire que par fournée de 300 kg, raconte Axel. Pendant trois jours, on s’est relayé devant le four en dormant sur place. C’était difficile à manipuler, il fallait surveiller la cuisson et les piñas qu’on avait stockées dans la cave commençait à pourrir. À la fin, on était plus cuits que les agaves. »

Traditionnellement, la plante repose ensuite à l’air libre quelques jours (une première fermentation naturelle débute) avant d’être coupée, hachée et broyée pour en récupérer le jus. Le nectar fait de pulpe, de fibres et parfois d’eau est stocké dans une cuve (une seconde fermentation naturelle débute) avant de filer à la distillation. Là encore, Axel et Justine se heurtent à un écueil. « C’était dur de trouver en France un distillateur qui accepte de nous accompagner sur le projet. La plupart de ceux qu’on a contacté tombaient des nues et demandaient ce que c’était le mezcal », déplore Axel. Ils finissent par trouver leur bonheur chez Theresa Bullmann et Martial Berthaud à l’Atelier du Bouilleur.

L’association paraît naturelle. Crée en 2014, l’atelier est, à l’origine, une manière de sauvegarder la Fine Faugères, une appellation d’origine contrôlée menacée par la disparition des bouilleurs de cru. Theresa et Martial chauffent les alambics pour sauver ce distillat qui permet notamment aux vignerons de trouver une utilité au marc de vin – les « déchets » liés au pressurage du raisin et à sa cuvaison généralement voués aux gémonies de la poubelle. Avant de s’interroger : la Fine Faugères est une production de quelques mois dans l’année. Elle s’arrête fin mars. Que fait-on le reste du temps ? L’idée germe : une série d’eaux-de vie, recettes originales s’inspirant du gin, de la vodka ou du pastis et composées uniquement de produits locaux.

« J’ai une conviction politique, expose Theresa. Réduire les déchets et faire les choses dans le respect de la nature. On ne collabore qu’avec ceux qui travaillent proprement. Je crois aux vertus de l’upcycling, à l’idée de ne pas gâcher ou jeter quand on peut encore valoriser le produit d’un artisan en ajoutant des aromatiques cueillis dans un environnement mieux que bio. Une bière un peu trop acide parce que la brasserie a été contaminée par des bactéries ? On peut la distiller. Le marc de raisin est un sous-produit ? On en fait un spiritueux. Tout ça crée des coopérations sociales, du lien avec plein de gens différents qui sont dans le partage et la convivialité. C’est une vision du monde qui me plaît. »

Theresa l’admet, elle n’avait aucune culture du mezcal ou de la tequila avant de se lancer. « Je me suis renseignée et j’ai découvert un artisanat passionnant, ultra-bricoleur avec ses cuissons dans la terre et ses alambics parfois creusés dans le tronc d’un arbre. J’ai fait des dégustations, goûté un mezcal de montagne, un de désert et un autre de jungle, complètement différent suivant le maître mezcalero, le terrain ou le terroir. C’est un alcool très fin produit avec des outils très simples. C’est fascinant de faire ça ici. »

En 2020, Theresa et Martial prêtent donc leur matos à Axel et Justine. La cuisson des agaves se fait dans un « sauna » réaménagé en four à cuisson vapeur. Le jus des plantes est ensuite distillé. Pour des raisons évidentes d’appellation protégée, les producteurs n’ont pas le droit de nommer le fruit de leur travail « mezcal ». Le distillat d’agave est donc baptisé Josiane, hommage à un tag énigmatique présent sur un rocher de la plage du prophète à Marseille. « Il est toujours très blanc, comme si quelqu’un revenait inlassablement lui redonner de l’éclat quand il commence à s’effacer, explique Axel. Et lui aussi, c’est un peu une pièce rapportée qui fait partie de la culture locale. »

Axel ne sait pas combien de temps va durer l’aventure. « Il ne faut surtout pas qu’on puisse penser qu’on va planter des agaves. On ne travaille qu’avec des déchets et il y en a encore pas mal. Notre projet est à petite échelle. On ne pourrait pas gérer une production plus importante. 200 bouteilles par an, c’est le max. » Laureen Keller, chargée de mission au parc national des Calanques, estime qu’il faudra de toute manière un peu de patience avant de ne plus voir d’agave dans la région. « Une fois arrachées, la plupart des graines vont mourir au soleil, mais certaines vont survivre. C’est pour ça qu’on refait des petits chantiers d’arrachage pendant à peu près dix ans. Au bout de dix ans, on a vraiment éradiqué la population complète », expliquait-t-elle à France TV Info.

Theresa, elle, jurerait qu’on n’a pas fini d’en entendre parler : « Dans le Languedoc où l’on est installé et où le raisin s’étend à perte de vue, la grande question c’est ; combien de temps tout ça va encore durer ? Ici, la discussion porte surtout sur le manque d’eau alors qu’il y a de plus en plus de restrictions et que les nappes s’épuisent. Des vignerons vendent leur terre, d’autres se mettent à planter des oliviers. Est-ce que l’agave, qui résiste à la sécheresse, n’est pas la seule espèce avec un futur ? Est-ce qu’elle ne va pas rester avec nous encore un bout de temps ? ».

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