Le 22 février 2019, date du premier rassemblement du Hirak (« mouvement »), est devenu une nouvelle référence historique pour la mémoire collective algérienne, sinon un tournant pour le peuple comme pour l’élite politique. Après de longs mois de manifestations massives dans tout le pays, le président Abdelaziz Bouteflika (surnommé « la momie ») a dû renoncer à son dernier mandat (qui aurait été le cinquième), et un système politique a été ébranlé. Le terme « hirak », en arabe, désigne toute manifestation d’activité contre l’immobilité. Dans le cas algérien, ce fut un sursaut d’activité, rapide et inattendu, contre un système politique corrompu et à bout de souffle. Les jeunes ont été au centre des revendications, en particulier ceux issus des quartiers populaires des grandes villes.

Khaled*, 28 ans, fait parti de cette génération. Il habite la casbah d’Alger et est un fervent supporter de l’équipe de foot de l’USMA (Union Sportive de la Médina d’Alger). Ces supporters de cette équipe ont été les premiers à dénoncer la corruption en scandant « Voleurs ! Voleurs ! » dans les tribunes. Depuis, leur chanson, la Casa d’El Mouradia (le nom du palais présidentiel à Alger), est devenue l’un des hymnes du « Hirak ».

Khaled est parti manifester régulièrement et tout comme la chanson il en « a assez de cette vie ». Fils unique, diplômé d’économie à l’université d’Alger, il a longtemps fait de petits jobs, il vit toujours chez ses parents, « c’est pas une vie, même en travaillant les salaires sont tellement bas que je ne pourrais jamais me payer un loyer et fonder un foyer, makayen walou, ici il n’y a rien ». Alors souvent, avec ses amis de la médina, il s’évade dans des fumées interdites (et durement réprimées) ou des médicaments détournés à des fins récréatives qui font des ravages auprès de cette jeunesse.

L’Algérie compte 54 pour cent d’habitants âgés de moins de 30 ans, selon les chiffres de l’office national des statistiques publiés en juin 2018. Et plus d’un quart des jeunes de 16 à 24 ans sont au chômage. Une génération née au cours des années 1990 marquée au fer rouge par la « décennie noire ». Ils sont les enfants de cette guerre qui a succédé aux espoirs d’ouverture démocratique obtenue en 1988 et aussitôt refermée, laissant place à un régime autoritaire. Le « Hirak » est né de cette jeune génération, dont beaucoup vivent dans ces quartiers populaires, n’ayant connu que le président Bouteflika à la tête du pays.

« Ils ont tout bouffé, je n’ai droit à aucune aide, mes enfants ont faim »

Longtemps considérés comme nuisibles, ostracisés par le gouvernement et mis au ban de la société, Khaled et des milliers d’autres jeunes des quartiers populaires ont réussi à montrer leur maturité politique et leur engagement envers leur pays pour le changement. C’est ainsi que l’image de cette jeunesse a été réhabilitée au cours de ces mois de mobilisation. D’ailleurs les chants entonnés depuis le 22 février 2019, pendant les manifestations, sont les leurs. Ces hymnes, dans la veine de la Casa d’El Mouradia, ont été façonnés par les ultras dans les stades de foot des grandes villes du pays. Ils dénoncent les maux de cette jeunesse et de toute une société : corruption, harraga (départ clandestin vers l’Europe), drogue, problème de logement, injustice, manque de liberté

Un formidable élan de révolte, rapidement douché par le pouvoir militaire qui, au lendemain d’élections sans intérêt pour cette jeunesse révoltée, a su instaurer un climat de répression, le tout doublé d’une crise sanitaire ayant empêché tout rassemblement sur la voie publique ; le « Hirak » a décidé de se mettre en attente, la pays a été fermé pendant un an et reste inaccessible depuis mars 2020. Mais, ces derniers jours, le peuple algérien s’est à nouveau rendu à Kherrata d’où est partie la première étincelle du Hirak.

Suite à ces nouvelles manifestations, le président Tebboune (élu en décembre 2019, mais contesté car issu du même système politique historique) a décidé de dissoudre le parlement, a annoncé des élections anticipées et surtout a commencé à libérer des manifestants, des détenus d’opinion et journalistes (dont Khaled Drareni, correspondant de TV5 Monde et journaliste engagé auprès des manifestants du Hirak). Alors que ce gouvernement parle de « nouvelle Algérie », les jeunes, sur les réseaux sociaux, n’y voient qu’un recyclage de l’ancien système.

L’état psychologique de tous ces jeunes habitants, rencontrés à la Casbah, est à l’image de ce quartier qui part en ruine et régulièrement ensevelit ses habitants et ses couches d’histoire sous les décombres. Ce coeur historique du pays, qui a participé au soulèvement contre l’armée française et à sa victoire, bat désormais au rythme du Hirak, mais sa jeunesse, qui a défilé pendant un an, est perdue.

Tous les vendredis, les jeunes de ces quartiers populaires (« Casbah, Bab El Oued ») sont descendus massivement par les rues chargées d’histoire, sont passés par la Place des Martyrs, ont défilé sur le front de mer avant de rejoindre les cortèges devant la Grande Poste d’Alger au son de : « Les généraux à la poubelle et l’Algérie regagnera son indépendance ». Mais, rien n’a changé, les manifestations se sont arrêtées, l’État a utilisé cette trêve, durant l’épidémie du Covid-19, pour réprimer et un peu plus geler tous les espoirs de cette jeunesse

Alors, certains ont repris la route de l’exil, tout comme Jamal* et Hamid*, deux jeunes habitant le quartier populaire de Sidi El Houari à Oran, qui ont fui dans des embarcations de fortune, vers l’Europe. Arrivés clandestinement en Espagne l’hiver 2019, ils ont déserté le Hirak, auquel ils ont participé activement, après l’élection du nouveau président ; ils ont ainsi abandonné leurs familles, leurs amis, pour vivre enfin leur rêve de liberté.

« Il n’y a pas d’issue dans ce pays »

« Il n’y a pas d’issue dans ce pays », raconte Jamal. Il a 25 ans, il vivait avec sa mère qui travaillait comme fonctionnaire, avec sa soeur et son frère dans un petit F2 dont le plafond est prêt à s’effondrer dans un quartier en décomposition. Son père a été tué pendant la décennie noire, sa mère veuve peinait à nourrir ses trois enfants. Jamal « naviguait » dans la rue en vendant des produits stupéfiants afin de se financer son voyage. « Je voulais vivre loin de ma famille, car en Europe je me sens libre de faire ce que je veux, je pourrais bientôt envoyer de l’argent à ma mère et je ne risquerai pas de lui nuire », dit Jamal à son arrivée à Paris.

Hamid tout comme Jamal en avait marre des journées passées sur les marches des escaliers décrépis du quartier. Tous les jours la même rengaine, fumer des joints, déplacer son baby-foot d’un coin à l’autre du boulevard Stalingrad, qui lui ramenait quelques pièces de monnaie ; éviter la police qui le surveillait, écouler des médicaments (Rivotril, Lyrica, surnommés « Saroukh », la fusée en français, pour son effet euphorisant) avec un ami et parfois s’échapper à « Manta », la plage secrète des jeunes non loin de la sortie de la ville.

Dans un français approximatif il dit : « Avant les Algériens risquaient leur vie pour leur pays, maintenant les gens risquent leurs vies pour quitter le pays ». Son ami Jamal rajoute : « On est persécuté de partout nous les jeunes, du côté de notre gouvernement, et du côté de la société, le travail se fait rare. C’est ce qui nous pousse à vouloir émigrer. Ici l’euro a une valeur, alors que le dinar, avec la crise sanitaire et l’économie en lambeaux, ne vaut plus rien. Ici, en France, il y a de l’humanisme, l’État te traite en humain, pas comme là-bas. Au pays, nous avons la tête remplie de problèmes, le vide, la misère, le dégouttage, le manque d’argent, la seule chose qui est bien en Algérie c’est la religion : Je remercie Dieu pour ce don de l’islam ».

À Sidi El Houari à Oran, comme à la Casbah d’Alger, entre les grappes de jeunes « hitiste » (adossés aux murs), désoeuvrés, les jeunes filles de ces quartiers populaires ne font que traverser sans s’arrêter en balançant de temps à autre un Salamek, la tête baissée. Les coins de rue sont exclusivement masculins, parfois des rixes éclatent entre groupes de jeunes sur fond de rivalités.

Karim, jeune habitant de Sidi El Houari, 26 ans, a rejoint ses amis pécheurs sur un sardinier et lui aime ce quartier : « J’aime mon pays car je n’en n’ai pas d’autre et notre quartier c’est le meilleur, mais ses habitants sont malheureux». Il a eu, comme tous ces jeunes l’envie d’aller vivre en Europe, mais il a tellement d’amis qui ne parlent que de ça et certains qui en ont même perdu la vie, que la « harraga », (partir clandestinement en Europe), lui est devenue répugnante. Il vit avec ses parents, à cinq dans un petit appartement au coeur du quartier et dort dans le salon qu’il transforme en chambre à coucher tous les soirs avec ses deux frères ; par dessus tout, il aime traîner avec ses amis d’enfance dont Fatha, un ami de 27 ans, qui a tenté de partir 2 fois en Europe. Les deux tentatives ont avorté, refoulé par la police marocaine.

Ce dernier a participé au mouvement Hirak dans la rue d’Oran avec ferveur. Arrêté par la police en 2020, puis relâché, il a décidé de rejoindre et aider son père à la boulangerie. Son rêve d’ailleurs s’est arrêté. Hamid, lui, ne s’est pas fait à sa nouvelle vie en Europe, il a décidé, après quelques mois de galère à Paris, de retourner dans son pays, et plus précisément dans son quartier, près de sa famille, à Sidi El Houari, l’eldorado n’était qu’un leurre et la vie de clandestin, en France, une réalité insupportable.

En attendant les élections anticipées annoncées, suite au renouveau du « Hirak », le président Abdelmadjid Tebboune promet vouloir « ouvrir ses portes à la jeunesse » – tout un « nouveau » programme. Mais pendant ce temps, dans les rues, la jeunesse continue de demander un changement radical, en scandant « qu’ils dégagent tous ! » et exigeant « un État civil et non militaire ».

*Les prénoms ont été modifiés

Cet article a été écrit sous pseudonyme, son auteur ayant été arrêté puis expulsé d’Algérie après les manifestations du Hirak en 2019.

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