Les pionniers de la communauté se sont donc éloignés du centre-ville pour établir le haut-lieu des planchistes de l’Émirat vers la fontaine du quartier de Deira. « La fontaine, c’est vraiment le spot favori des Dubaïotes, explique Karim Sami, un anglais de 35 ans installé dans le Golfe depuis 1994. À ses côtés, Suraj, Iman et Ahmed enchainent les tricks par-dessus une poubelle, module improvisé du jour. Les gens ici ne sont pas dérangés par le skate. Au contraire, ils sont curieux et viennent observer. On traine ici depuis 1999 et depuis rien n’a changé. On a un bon flat, une bonne atmosphère, et surtout ce n’est pas un skatepark. »
Pour lui, qui skate Dubaï quotidiennement, la scène locale a fortement évolué ces dernières années, en partie grâce à l’essor économique et aux nouvelles opportunités qu’offrent la ville. « La communauté grandit de jour en jour. Avant, il y a genre 10-15 ans, elle était plutôt restreinte, parce que tu skatais jeune puis tu quittais Dubaï après le lycée. Aujourd’hui les gens bossent ici, donc on a davantage de gars dans la vingtaine et la trentaine. »
Consciente de cette réalité, la Ville et les entrepreneurs multiplient les projets d’aménagements pour séduire cette nouvelle génération. Si les plus jeunes se sont laissé tenter, la communauté street reste plus ou moins insensible à ces appels du pied, comme en témoigne Karim.
« Honnêtement les skateparks sont bons, avec un niveau assez élevé, mais on n’y va pas souvent. Ils ont construit tout un tas de trucs inutiles. L’un d’eux a un full pipe. Qui va sérieusement skater un full pipe ? »
Pour Maysam Faraj, qui est né à Dubaï et y skate depuis 25 ans, ce désintérêt des skateparks s’explique en partie par la frustration liée à la perte de l’esprit de la dernière décennie. « La ville a eu beaucoup de vrais spots. Avant, on en skatait bien plus qu’aujourd’hui. La raison, c’est qu’avant la période de construction massive qu’a connue Dubaï, on sentait la ville davantage publique : la ville s’est agrandie et ses quartiers ont peu à peu été privatisés. Avec ces prometteurs, ça a complètement détruit notre liberté et la compréhension que nous avions de notre espace. »
L’histoire aurait pourtant pu être bien différente. La capitale voisine, Abu Dhabi, qui connaît la quasi même fulgurance que Dubaï ces dernières années, présente un tout autre visage. « Là-bas c’est totalement l’inverse, précise le Syrien d’origine. Son approche du développement, c’est du 50-50. On a beaucoup de privatisation, mais le gouvernement reste très attaché à l’espace public. On s’y sent libre. Pour moi, Abu Dhabi, c’est le Barcelone du Moyen-Orient, hyper skate-friendly, avec une tonne de spots. Le paradoxe, c’est que la scène skate n’y est pas développée. »
« On a des gens cools, capable et talentueux. On a tout »
Maysam sait pourtant qu’il est possible de placer Dubaï plus haut sur l’échelle Eric Koston de la skate-credibility, notamment à l’aide de la politique. Si des agents de sécurité sont constamment présents aux abords des bâtiments pour empêcher les riders de saccager les mosaïques de marbre, ils ne sont pas pour autant mal perçus des skaters. « La police est chill, ajoute Maysam. Il n’y a pas cette hostilité que tu peux trouver en Europe. Après, il ne faut pas déconner avec eux. T’as des trucs autorisés en Europe qui peuvent être sérieux ici. »
Il se rappelle le passage des pros de Transworld Skateboarding pour le tournage du film We are blood en 2014. « Les gars ont reçu le soutien du gouvernement pour leur projet vidéo, avec un accès illimité avec tout ce qu’ils voulaient putain de skater. Il n’y a qu’à Dubaï qu’il peut se passer un truc pareil. »
L’entrepreneur perçoit d’ailleurs un changement de perception récent des autres acteurs de la société à propos de la communauté skate de la région. Très impliqué sur différents projets liés à son sport, il estime que les marques tentent dernièrement d’établir le dialogue avec la jeunesse du coin.
« Le skate, ça nous protège un peu de tous les côtés merdiques qu’on peut retrouver à Dubaï »
« C’est une bonne chose ! Les Émirats sont le QG au Moyen-Orient de beaucoup de ces marques street, comme Nike ou Adidas. Avant ça, j’avais le sentiment qu’on n’avait jamais réellement eu l’occasion d’imaginer un futur. Mais on a quand même pris un retard énorme par rapport à la scène skate globale, on est sous représentés. Malgré ça, la scène locale actuelle est tellement séduisante. »
Pour tenter de propulser leurs potes et leur ville dans des sphères plus influentes, Maysam et Karim ont tous les deux monter leurs skateshops en ligne. Pour Maysam, fondateur de Habibi Skate Shop, il faut d’abord rendre la discipline accessible, puis mettre en valeur ses talents et enfin créer une identité propre à son territoire pour faire s’élever le skate dubaïote. « Avoir un shop qui représente sa région, c’est primordial. Fournir la scène locale, c’est une grosse responsabilité. J’essaie aussi de faire prendre conscience aux autres que ce qu’on a en termes de skaters, dans cette ville, ce n’est pas rien. On a des gens cools, capable et talentueux. On a tout. »
Un avis que partage Karim, qui insiste sur l’aspect multiculturel de groupe. État relativement récent, les Émirats comptent près de 90% de population immigrées. « Ça a toujours été très multiculturel le skate ici. À ce jour, je peux juste compter un voire deux Émiratis. Regarde ce banc par exemple : on a un Syrien, un Indien et un Américain. Parfois ils rentrent chez eux et reviennent avec de nouveaux trucs. C’est un truc que l’on doit tenter de conserver. »
« Le skate, ça nous protège un peu de tous les côtés merdiques qu’on peut retrouver à Dubaï, ajoute Maysam. C’est une communauté qui offre beaucoup, et qui a beaucoup accueilli. J’imagine que ça fait partie de l’esprit du Moyen-Orient : ‘Tu skates et t’es pas un connard ? Ok, alors t’es mon frère’. »
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