« C’est vraiment paisible, dit Brent Underwood, 32 ans, propriétaire et seul résident de Cerro Gordo. Mais il faut un peu de temps pour s’y habituer. Quand vous entendez quelque chose, vous vous rendez compte que vous êtes à des heures de toute aide, ou de tout autre être humain, et il faut du temps pour être à l’aise avec cette idée. »
Underwood a acheté Cerro Gordo le vendredi 13 juillet 2018. Cette propriété à 1,4 million de dollars lui a coûté toutes ses économies – « chaque centime de chaque compte » – ainsi qu’un prêt et des petits dons symboliques d’une poignée de ses amis.
Il avait pour projet de tirer profit de la riche histoire et des possibilités touristiques de la région en transformant l’ensemble de la propriété en un musée géant et bien préservé : une capsule témoin de la fin du XIXe siècle. Mais après deux ans et demi et une série d’événements inattendus, Underwood a commencé à considérer la ville fantôme comme sa maison.
« Il m’en a fallu des efforts pour en arriver là, dit-il au téléphone depuis Cerro Gordo. Je consultais les annonces immobilières depuis un bon moment. Je voulais me lancer dans un projet hôtelier, et je n’avais jamais vu une propriété avec une histoire aussi riche. C’était maintenant ou jamais. »
Au départ, Underwood n’avait pas l’intention d’acheter une ville entière. « Un ami m’a envoyé un lien une nuit à 3 heures du matin. Il s’agissait d’une annonce sur un petit blog immobilier de Los Angeles qui disait : “Offrez-vous une ville fantôme” ou quelque chose comme ça, se souvient-il. Il m’a dit que c’était une blague, mais je me suis réveillé et je me souviens de m’être dit : “Wow, c’est ça. C’est ce que je veux acheter”. »
Il a appelé l’agence immobilière et on lui a dit de vite s’inscrire sur la liste ; la compétition était rude et de nombreuses offres avaient déjà été faites. Mais il y avait un autre problème : il fallait rassembler l’argent.
« Alors j’ai commencé à appeler des amis en leur disant : “Hey, ça te dit d’acheter une ville fantôme ?” »
Après avoir reçu quelques petits investissements de personnes qui « voulaient prendre part à un projet cool » et contracté un prêt de dernière minute, Underwood a finalement scellé l’accord et s’est vu remettre les clés du site de 122 hectares ; un moment qu’il qualifie de « surréaliste ». Mais ce n’était que le début.
Six mois plus tard, Underwood se retrouvait confiné à Cerro Gordo pour de bon.
La pandémie de coronavirus a éclaté aux États-Unis et dans le monde entier en mars 2020 : elle a vidé les rues, fermé les boutiques et décimé les petites entreprises, dont l’auberge d’Austin, au Texas, où travaillait Underwood.
Jusqu’alors, il se rendait à Cerro Gordo quelques jours par mois pour restaurer quelques vieux bâtiments, avant de faire demi-tour et de rentrer. Mais l’arrivée du Covid-19 a mis un frein à ses travaux.
Robert, qui travaillait comme gardien du Cerro Gordo depuis des années, est retourné chez lui pour être avec sa femme pendant la pandémie et Underwood l’a remplacé temporairement.
« Je suis arrivé en mars, lors d’une tempête de neige, à laquelle, venant du Texas et ayant grandi en Floride, j’étais horriblement mal préparé, dit-il. J’ai donc été bloqué dans la ville pendant cinq ou six semaines. Je ne pouvais littéralement pas partir, parce que la route est très raide et qu’il y avait beaucoup de neige. J’en ai profité pour visiter le coin. »
Au cours des premières semaines, Underwood dit que les conforts de la vie moderne lui manquaient : les petites choses, comme l’eau courante et l’interaction sociale. Mais chaque jour qui passait, il s’y habituait un peu plus.
« Je me suis adapté à de nombreux aspects désagréables, dit-il, et je me suis vraiment penché sur la beauté de la situation : cette position unique dans laquelle je me trouvais pendant une pandémie. » Il s’avère qu’il y a des avantages à vivre seul au milieu de nulle part quand un virus hautement contagieux ravage les civilisations du monde entier. « Je suis à l’abri du stress de la vie urbaine, dit Underwood. Je n’ai pas à m’inquiéter de porter un masque ou de respecter une distance de sécurité. »
Depuis son arrivée à Cerro Gordo, il n’en est parti qu’une seule fois : pour se faire enlever l’appendice. Son assurance maladie étant basée au Texas, elle ne couvrait pas les soins de santé en Californie. Il a donc pris l’avion pour Austin, s’est fait opérer et, deux jours plus tard, a sauté dans un avion à destination de Los Angeles avant de rejoindre son nouveau domicile, Cerro Gordo.
Underwood assure qu’il n’a pas l’intention de retourner à la civilisation de sitôt. Mais il reconnaît que la vie dans une ville fantôme est parfois solitaire. Sa petite amie et lui se sont séparés peu de temps après qu’il a déménagé. « Aucune femme ne veut sortir avec un mec qui vit au milieu de nulle part », comme il dit. Il n’a pas vu sa famille et ses amis depuis le début de la pandémie, mais sait que de ce côté-là, tout le monde est plus ou moins dans le même bateau.
« Le fait d’être ici pendant la pandémie facilite les choses, explique-t-il. J’y pense parfois quand je me sens seul ; je me dis que ce serait génial de passer du temps avec une bande d’amis, puis je me rappelle que ce n’est pas possible de toute façon. »
Quoi qu’il en soit, Cerro Gordo reçoit des visiteurs occasionnels. La plupart du temps, ce sont des aventuriers et des passionnés qui ont entendu parler d’Underwood et l’ont contacté en ligne. Mais il y a aussi une petite poignée de célébrités qui sont montées en voiture sur la colline, attirées par l’étrange allure de l’endroit. Il y a quelques semaines, il a reçu la visite de Cole Sprouse, star de la série Riverdale et, encore avant, celle du rappeur G-Eazy. Et en mai 2020, c’est le légendaire Jeff Goldblum qui s’est intéressé à la ville.
« Il est venu pour filmer un épisode de sa série Le Monde selon Jeff Goldblum, explique Underwood. L’épisode portait sur l’histoire du denim : le blue-jean a été inventé en 1871 par Levi Strauss pour habiller les ouvriers des mines d’argent de Californie, dont ceux de Cerro Gordo. »
Il dit que Goldblum était « super gentil » et qu’ils ont passé un long moment hors caméra à discuter de l’histoire de Cerro Gordo et de l’exploitation minière qui s’y trouve.
« C’est toujours sympa d’avoir des visiteurs, mais c’est un peu étrange parce que soudain, la pandémie, à laquelle je ne pense jamais, se trouve juste devant ma porte, dit Underwood. Je dois donc être prudent et demander à tout le monde de faire un test avant de venir. Mais oui, des gens vraiment cool m’ont contacté : des acteurs, des rappeurs, des musiciens. Toutes sortes de gens bizarres. »
La journée type d’Underwood se déroule comme suit : il se réveille tôt, fait une randonnée et regarde le soleil se lever. Puis il retourne en ville et s’installe devant son ordinateur. Son travail consiste à aider des auteurs à promouvoir leurs livres – le concept, le marketing – et il clame fièrement qu’il peut « le faire de n’importe où ». Il y a de l’électricité à Cerro Gordo, et une tour téléphonique suffisamment proche de la propriété pour qu’Underwood puisse capter le signal d’un point d’accès. Lorsqu’il a fini de répondre à ses mails et de s’occuper de ses affaires, il se rend sur la propriété pour quelques heures, afin de redonner aux anciens bâtiments un semblant de leur gloire d’antan.
Sur les 400 bâtiments d’origine de Cerro Gordo, une vingtaine a survécu, dont l’ancien bordel, un dortoir et une épicerie, la plupart criblés de balles. Et comme il est presque impossible d’expédier des matériaux de construction jusqu’au sommet de la montagne, Underwood a commencé à retirer le bois des mines de la région qui se sont effondrées.
« Dans les mines, le bois est parfaitement préservé des intempéries, explique-t-il. Il n’est pas humide. Les mines sont sèches mais pas trop, et elles sont à l’abri du soleil, de la neige et de la pluie. J’ai donc reconstruit tous les bâtiments en utilisant du bois vieux de 150 ans. »
Dans les profondeurs de la ville, il a trouvé toutes sortes de bibelots et de trésors : de vieilles munitions, un pistolet enroulé dans des journaux, de la dynamite et une veste vieille de 103 ans. À un moment donné, il a trouvé une vieille mallette pleine à craquer qui contenait « chaque détail de la vie d’un mineur » : lettres d’amour, règlements de divorce, revendications minières, poursuites judiciaires et chèques impayés. Tous les hauts et les bas d’un homme appelé Chet Reynolds.
« Il a vécu ici pendant une vingtaine d’années et a eu une vie vraiment difficile, d’après ce que j’ai compris, dit Underwood. C’est ce que j’ai trouvé de mieux dans les environs. »
Chaque petit fragment du passé de Cerro Gordo se retrouve dans l’ancienne épicerie qu’Underwood a transformée en musée. Mais ce qu’il espère vraiment trouver, c’est un blue-jean. Les vieux Levi’s sont très convoités par les collectionneurs et peuvent se vendre jusqu’à 100 000 dollars la pièce. Underwood sait qu’il y en a à Cerro Gordo ; il lui suffit de les trouver.
Le soir, Underwood retourne dans sa cabane pour poster des photos et des vidéos de ses aventures sur les réseaux sociaux. Il documente son étrange nouvelle vie sur YouTube, sur Instagram et même sur TikTok. Il téléphone ensuite à ses amis et à sa famille avant de finir sa journée et de recommencer le lendemain matin.
À en juger par les récits d’Underwood, c’est un mode de vie romantique, mai qui n’est pas sans s’accompagner de son lot de petits tracas. D’une part, il faut compter sur les visiteurs pour apporter des caisses d’eau potable et de nourriture, et se rendre au marché le plus proche toutes les deux semaines pour s’approvisionner en fruits et légumes. Et puis, il y a les mauvais côtés de la solitude de la solitude.
« Avant d’acheter Cerro Gordo, je ne croyais pas aux fantômes, dit Underwood. On m’avait dit que la ville était hantée, mais je ne voulais pas y penser. Un soir, je cherchais un spot pour regarder le coucher de soleil quand j’ai vu quelqu’un à la fenêtre du dortoir. Je suis sûr de ce que j’ai vu : la lumière était allumée, quelqu’un a regardé par la fenêtre, puis a fermé le rideau. »
Sur le moment, Underwood a pensé qu’il devait s’agir d’un ouvrier qui effectuait des travaux sur le site. Mais lorsqu’il en a parlé à Robert, le concierge, ce dernier lui a fait remarquer que les ouvriers n’étaient plus là depuis des semaines.
« C’est vraiment bizarre. Depuis, je ne m’approche plus du dortoir, dit Underwood. Il y a une vingtaine de bâtiments au total, donc aucune raison de me mettre dans de telles situations. J’évite cet endroit, même pendant la journée. »
Mais ce n’est pas la chose la plus traumatisante qui lui soit arrivée. Peu de temps après que la propriété soit devenue la sienne, un incendie dévastateur a balayé la colline et la ville, brûlant certains de ses bâtiments les plus anciens.
« J’ai été réveillé par ce que je pensais être des coups de feu, j’ai regardé dehors et toute la colline rougeoyait, se souvient Underwood. Quand je suis sorti, j’ai vu qu’un des bâtiments était en feu. Puis j’ai aperçu Robert qui déplaçait son camion parce que ses feux arrière étaient en train de fondre, et vu qu’il y avait de la dynamite et beaucoup d’explosifs autour, il ne fallait surtout pas que ça explose. »
Underwood a appelé les pompiers, mais ils n’ont pas pu arriver avant deux heures. Il est resté assis là, désespérément, à regarder ses rêves s’envoler.
« C’était un véritable cauchemar au ralenti : j’ai vu mes espoirs, mes rêves et mes économies partir en flammes devant moi en attendant l’arrivée des camions de pompiers, dit-il. Au final, j’ai perdu deux bâtiments et une cabane, mais ce fut quand même une perte assez dévastatrice. La pire journée de ma vie. »
Mais même sans les tempêtes de neige, les incendies, les rencontres surnaturelles et les conversations avec Jeff Goldblum, Underwood affirme que son déménagement à Cerro Gordo a changé sa vie. Ou plutôt sa façon de voir les choses.
Lorsqu’il vivait à Austin, dit-il, il était constamment occupé à faire des courses et des activités. Maintenant qu’il est complètement seul et au milieu de nulle part, il est obligé de faire face à lui-même et à ses propres pensées. « Je ne me contente plus de remplir mes journées avec des choses aléatoires, mais je fais des choses que je trouve importantes. Comme rénover Cerro Gordo. »
Underwood admet qu’il ne serait pas la personne qu’il est aujourd’hui sans la pandémie et se dit optimiste pour l’avenir.
« D’ici été 2021, si la pandémie est maîtrisée, j’espère commencer à recevoir des invités, dit-il. Depuis le début, je souhaite préserver la nature historique de la ville, mais en même temps, je veux qu’elle soit suffisamment confortable pour que davantage de personnes viennent y passer la nuit. »
Underwood précise que le projet Cerro Gordo ne sera jamais « fini » : une fois la ville restaurée et ouverte aux visiteurs, il veut agrandir en construisant plus de cabanes et de campements sur le reste du site. C’est un projet dont il pense qu’il prendra toute une vie pour le mener à bien. Mais il s’est engagé de tout cœur pour cette cause.
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