Ils sont évidemment privilégiés et jouissent de ce que l’on pourrait appeler un style de vie « mondain ». Ils tiennent toutefois à montrer qu’ils ont les pieds sur terre, qu’ils parlent de manière informelle et qu’ils sont deux jeunes mariés comme les autres. Mais leur histoire ne s’arrête pas là.
« Ma belle-mère, la grande-duchesse [Maria Romanova], raconte volontiers comment le tsar Nicolas aimait son thé », explique Victoria, épouse de l’héritier de la dynastie royale dormante de Russie, l’ancienne maison Romanov. L’arrière-grand-père de George était le grand-duc Kirill Vladimirovitch, cousin germain du dernier monarque de Russie, Nicolas II. Il est un descendant direct du prédécesseur de Nicolas, l’impitoyable réformateur anti-libéral Alexandre III. Si les membres de l’aristocratie russe n’avaient pas été éliminés au XXe siècle, George serait aujourd’hui le tsar.
« La famille évoque ce passé de manière très personnelle », nous confie par téléphone Victoria, qui a épousé George lors d’une somptueuse cérémonie à Saint-Pétersbourg en octobre dernier. « Pour eux, ce n’est pas encore de l’histoire ancienne. En fait, c’est une question de chance si cette branche de la famille est encore en vie », dit-elle, affirmant qu’un bolchevik sympathisant de Saint-Pétersbourg les a aidés à fuir le pays.
Le grand-duc George Mikhaïlovitch Romanov et Victoria Romanovna Bettarini, de leur nom complet, ont toujours mené une existence assez éloignée de leur héritage russe. George est né et a été baptisé à Madrid, a déménagé en France lorsqu’il était enfant, puis est retourné en Espagne pour suivre sa scolarité dans un collège britannique privé de la capitale. Il a obtenu son diplôme à l’université d’Oxford, au Royaume-Uni, avant de s’installer à Bruxelles pour travailler au Parlement européen, afin, selon les termes de sa biographie officielle sur le site de la dynastie, « d’apprendre les processus qui déterminent le cours futur de l’Europe ».
Victoria, née Rebecca Virginia Bettarini à Rome, est la fille d’un diplomate italien. Elle a grandi en Irak et au Venezuela avant de fréquenter une école en Belgique et de prendre la tête de la Russian Imperial Foundation, l’organisation officielle qui représente et promeut les activités des membres restants de la dynastie des Romanov.
C’est comme si l’histoire cherchait frénétiquement un rôle à jouer dans le présent pour ces souverains qui n’en sont plus. Dépouillés de leurs fonctions, ils ont été recalibrés pour la vie au XXIe, traînant toujours derrière eux des siècles d’histoire.
« Aujourd’hui, toutes nos activités sont apolitiques et se concentrent sur des projets caritatifs, historiques et culturels, dit George. La maison Romanov est intrinsèque à l’histoire non seulement de la Russie, mais du monde entier. Nous sommes les gardiens des valeurs et des traditions historiques. »
Pourtant, à un moment donné au XXe siècle, les Romanov et les autres dynasties royales ont disparu de l’histoire, remplacés par de nouvelles formes de gouvernement qui ont remodelé la carte politique de l’Europe. L’Italie s’est unifiée dans les années 1860 sous la maison royale de Savoie ; l’Allemagne a fait la même chose, à peu près à la même époque, sous la maison de Hohenzollern. Les guerres mondiales ont entraîné la chute des deux dynasties, comme ce fut le cas pour les autres grandes monarchies impériales ; le règne des sultans ottomans en Turquie et dans les territoires du Moyen-Orient a définitivement pris fin en 1919, tandis que les révolutions russes de 1917 ont entraîné la chute de la maison Romanov et ont permis aux peuples frontaliers de l’empire de prendre leur propre avenir en main. Les Habsbourg, les souverains séculaires de l’Autriche-Hongrie et des groupes nationaux d’Europe centrale et méridionale, ont également cédé leur pouvoir. En 1946, le détrônement de l’Europe continentale était, à l’exception des monarchies restantes de Scandinavie et de la péninsule ibérique, pratiquement achevé.
Une fois leur souveraineté terminée par une guerre ou une révolution, ces familles se sont résumées à des monogrammes impériaux pour les nouveaux gouvernements, des symboles de l’ancien monde qui devaient être balayés dans leur totalité. La plupart ont été condamnés à l’exil. Ceux qui s’en sont sortis n’ont pas été autorisés à revenir et ont dû chercher asile à l’étranger. Aujourd’hui, alors que les grands bouleversements du XXe siècle sont derrière eux depuis des décennies, ils cherchent des moyens de renouer des relations avec leurs foyers ancestraux.
« Dans les années 90, lorsque ma belle-mère et mon mari sont venus ici pour la première fois, après la dislocation de l’URSS, les choses étaient très compliquées, raconte Victoria. À l’époque soviétique, il était impossible de parler de l’empire, de l’héritage des tsars. Alors maintenant, ça revient, toutes ces informations. Ce n’est pas exactement de la nostalgie, c’est plutôt de la curiosité. »
Aujourd’hui, Victoria et George tentent de mettre à profit le nom des Romanov. En 2012, le couple a fondé la banque alimentaire Rus, en coopération avec l’Église orthodoxe. Comme les Romanov, les institutions religieuses russes sont une autre branche de l’État impérial qui a bénéficié d’une réhabilitation depuis la chute du communisme.
Par le biais de la philanthropie, des traditions anciennes ont intégré des innovations technologiques pour lutter contre la crise de la pauvreté en Russie. Le système de collecte et de distribution des excédents alimentaires à partir de leur lieu de fabrication mis en place par Rus a été reconnu par plusieurs branches du gouvernement russe, notamment le ministère de l’Industrie et du Commerce et le commissaire présidentiel aux droits de l’enfant. En s’inspirant de l’esprit de l’État-providence, les Romanov se sont créé une place de choix auprès d’un public reconnaissant.
« La politique sociale de l’État russe moderne est fondée sur les traditions de l’époque prérévolutionnaire, explique George. À l’époque, on fournissait une aide financière aux personnes dans le besoin, on construisait des hôpitaux et des écoles. Dans notre travail caritatif, nous essayons de soutenir les programmes sociaux et de coopérer avec l’État dans ces domaines. Que peut apprendre l’État moderne du passé ? Il peut apprendre les meilleures pratiques et les combiner avec les nouvelles technologies. À mon sens, c’est ainsi que l’on peut construire un véritable État-providence. »
Victoria souligne que plus de six millions de kilogrammes de nourriture sont distribués chaque année par l’organisation dans les régions les plus nécessiteuses du pays. « Nous développons et finançons des hospices pour enfants, parce que personne d’autre ne voulait payer des soins pour des enfants sans espoir de guérison », dit-elle.
Le rôle de la famille aujourd’hui est en contradiction avec la colère populaire qui a chassé le dernier tsar du pouvoir en mars 1917. Le dernier Romanov à régner sur la Russie présidait un pays ravagé par la pauvreté et la malnutrition. Lorsque le parti communiste bolchevique a pris le pouvoir en novembre de cette année-là, le tsar Nicolas et sa famille ont été impitoyablement exécutés dans les montagnes sauvages de l’Oural afin d’éteindre toute dernière lueur de la flamme impériale. Le reste de l’aristocratie a été traqué de la même manière.
Lorsque le tsar a abdiqué et que les orchestrateurs de la Révolution ont pris le contrôle, le grand-duc Kirill, arrière-grand-père de George Romanov, a réussi à s’échapper. Âgé de 41 ans, il s’est enfui en Finlande avec sa femme et son fils de deux mois, Vladimir, le grand-père de George.
« Le passé, c’est le passé, dit George. Il est inutile de fantasmer sur ce qui serait arrivé s’il n’y avait pas eu de révolution, car l’histoire ne connaît pas le subjonctif. »
Et puis il y a les autres. Le « Prince » Rostislav Rostislavovich Romanov, 36 ans, a grandi au Royaume-Uni, où il vit toujours. Son grand-père, le Prince Rostislav Alexandrovich de Russie, était le neveu de Nicolas II. Artiste de profession, il mène une vie relativement semblable à celle de nombreux millennials britanniques, à une exception près.
« La Russie est ma maison spirituelle, dit-il depuis son petit village anglais de Rye. J’y suis allé pour la première fois en 1998 pour les funérailles de Nicolas II, et j’ai eu le sentiment d’être chez moi dès que je suis descendu de l’avion. Plus tard, nous avons ré-enterré Nicolas II avec ma famille, et c’était incroyable de faire partie de l’histoire comme ça. Mais je ne voulais pas baser ma vision de la Russie uniquement là-dessus. C’était un moment très privilégié. Je voulais marcher dans les rues et rencontrer les gens. Je voulais comprendre. »
Pour trouver son identité à la tête d’une dynastie royale au XXIe siècle, il faut apprendre à vivre avec le passé. Le prince Leka Zogu est le chef de la maison royale d’Albanie et l’héritier légitime au trône depuis 2011. Son grand-père, le roi Zog Ier, de son vrai nom Ahmet Zogu, est le premier et le seul monarque à avoir régné sur l’ancien Royaume albanais (1928-1939).
En 1939, les troupes de Mussolini envahissent l’Albanie et poussent Zog à l’exil. Après la capitulation de l’Italie, c’est au tour de l’Allemagne nazie de s’emparer du pays. En 1944, devant le recul de la Wehrmacht, le cruel dictateur communiste Enver Hoxha est élu au pouvoir, avant d’être renversé en 1991 pour avoir infligé des souffrances considérables à ses sujets, ouvrant ainsi la porte à la réhabilitation de l’ancienne monarchie.
« En 1993, mon père a pu rentrer au pays après des négociations avec le gouvernement, raconte Leka. Il était à peine arrivé à Tirana que son hôtel a été encerclé par la police secrète. On lui a dit qu’il devait quitter le territoire. Pendant 50 ans, l’Albanie a subi le pire communisme au monde. Une seule photo de moi, de mon père ou de mon grand-père vous aurait envoyé en prison pour 15 ans. »
Aujourd’hui, à l’instar des Romanov, Leka et sa famille s’engagent dans des actions civiques pour tenter de moderniser un pays qui, bien qu’ils ne le gouvernent plus, reste une partie intrinsèque de leur identité familiale.
Mais contrairement à la Russie, l’Albanie a officiellement reconnu la famille royale. Depuis 2003, la maison de Zogu jouit de certains privilèges, dont celui d’être incluse dans le protocole d’État. Leka a même escorté le président à Monaco lors d’une visite officielle. Les membres de la famille royale sont engagés dans ce qu’il appelle des « activités de soft power », essentielles dans un pays comme l’Albanie qui a du mal à sortir de son isolement.
« Mon grand-père est reconnu par la constitution albanaise comme le fondateur du premier État albanais, explique Leka. Il a enlevé des terres aux propriétaires terriens pour les rendre aux pauvres ; il a banni l’esclavage et grâce à lui, toute personne qui touchait le sol albanais était un homme libre ; il a été reconnu par l’État d’Israël pour son rôle dans le sauvetage des Juifs dans les années 1930. Il a instauré des réformes dans des circonstances épouvantables. »
Leka et les Romanov ont, avec le consentement de leurs gouvernements respectifs, trouvé des rôles pratiques au sein des organes de la société civile, même si leur présence reste empreinte de cérémonie. Mais qu’en est-il de l’héritage dynastique ? Que signifie, le cas échéant, sur le plan spirituel, le fait d’avoir du sang royal dans un monde nettement non royal ? Qu’est-ce qui sépare encore l’ancienne aristocratie du commun des mortels gouvernés par leurs ancêtres ?
« Pour moi, c’est quelque chose de tout à fait normal », dit Davit Bagrationi-Moukhraneli, prince de la maison des Bagratides et prétendant au trône de Géorgie, aujourd’hui une minuscule république au carrefour de l’Europe et de l’Asie. « Je travaille dans mes vignobles du Moukhran, ce sont des terres que j’ai achetées il y a quelques années et qui appartiennent historiquement à ma famille. » Les ancêtres de Davit ont été évincés du trône de Géorgie en 1801, date à laquelle l’ancien royaume fut absorbé par l’Empire russe.
Aujourd’hui, la famille est tourmentée par des intrigues ; en 2019, on a appris que les tribunaux de Tbilissi, la capitale géorgienne, envisageaient d’exhumer les corps de deux rois médiévaux afin de régler un conflit avec une autre branche de la famille. L’ex-femme de Davit lui intente un procès dans le cadre d’un litige sur la succession. Pourtant, Davit rêve d’un retour au trône pour lui et ses héritiers.
« C’est une grande responsabilité avec laquelle vous devez vivre, dit Davit. Certaines personnes parlent d’un retour au féodalisme parce qu’elles n’ont jamais vu un roi de Géorgie en costume-cravate. Mais il y a aussi beaucoup de gens qui voient l’avantage d’une restauration de la monarchie. L’actuel président de la Géorgie s’est déclaré pro-monarchie, mais pour l’instant, les opposants à l’idée sont un peu mieux organisés. Nous verrons dans les prochaines années. La décision doit être prise par le peuple. »
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