Au camp de Roj, dans le nord-est de la Syrie, l’hiver arrive à grand pas. Chaque nuit est plus fraiche que la précédente. Et le mercure plongera bientôt en dessous de zéro dans cette prison à ciel ouvert, où croupissent des femmes et enfants capturés dans les anciens territoires de l’État islamique. Alors, les détenues du camp du « Soleil » tentent de parer au plus pressé. Les gardes des autorités kurdes, qui contrôlent la région, distribuent de fines couvertures, que les femmes choisissent de coudre aux tentes. Quelques réchauds à gaz aux socles instables sont aussi prêtés, mais impossible les laisser allumés toute la nuit sans risquer de faire flamber ces abris de fortune. On cherche aussi des chaussures sans trous et qui tiennent chaud. Puis les maladies du froid – bronchites, hypothermies et autres – reviennent et remplacent les déshydratations aiguës de l’été caniculaire.

Pour les quatre petits-enfants et la belle-fille de Marc*, un jeune retraité de la région parisienne, leur troisième hiver passé derrière de hauts barbelés débute ainsi, dans ce camp coincé entre l’Irak et la Turquie. « Depuis qu’ils sont enfermés là-bas, mes petits-enfants sont malades chacun à tour de rôle. C’est une succession ininterrompue de maladies avec des épisodes parfois très sévères », explique pudiquement celui qui est aussi membre du Collectif Familles Unies – une association qui regroupes les proches de détenus français enfermés dans la zone irako-syrienne. « Mon petit-fils de 6 ans est un peu plus fragile que les autres, il lui est arrivé de s’évanouir, de se vider complètement, ou d’être totalement déshydraté. Et si ça arrive le soir, quand le petit dispensaire du camp est fermé, on vous dit de revenir le lendemain matin. » Mais parfois, le lendemain matin, c’est trop tard. 

Si le petit-fils de Marc continue de s’accrocher à la vie, un nombre effroyables d’enfants et de femmes ont déjà péri dans les camps de Roj et celui d’Al Hol, un camp similaire situé un peu plus au sud. Parmi eux, au moins neuf enfants européens de moins de trois ans (des suites de déshydratation, de malnutrition ou encore de blessures de guerre), dont un bambin français d’un an, écrasé par un véhicule militaire. C’est notamment ce l’on apprend dans un récent rapport du groupe de défense londonien, Rights and Security International (RSI). Intitulé « Le Guantanamo de l’Europe », le rapport décrit les conditions inhumaines dans lesquelles vivent ces dizaines de milliers de détenus, dont environ 230 femmes et 640 enfants du Vieux continent. Et parmi lesquels, on dénombre une grande partie de Français : 250 enfants et 80 femmes

« Je connais une Belge qui a passé un mois à l’isolement avec sa fille de 5 ans. Elles étaient dans le noir, dans une pièce qui devait faire la taille de toilettes »

« Ces femmes et ces enfants sont sujets à des conditions de détention qui sont classifiées par des experts internationaux comme relevant d’un traitement cruel, inhumain et dégradant », écrivent les auteures du rapport. D’autant que cette détention est jugée « illégitime », puisqu’elle « n’a pas de base légale et qu’elle est totalement arbitraire », tout en ajoutant que certains agissements s’apparentent à de la torture. Sur les 70 pages du rapport, on apprend notamment que certaines femmes, dont des Françaises, et leurs enfants sont occasionnellement enfermée pendant des semaines dans des geôles étriquées. « Je connais une Belge qui a passé un mois à l’isolement avec sa fille de 5 ans. Elles étaient dans le noir, dans une pièce qui devait faire la taille de toilettes », explique une femme française détenue à Al Hol. D’autres femmes ont été placées à l’isolement, sans leurs enfants, qui étaient donc livrés à eux-mêmes. RSI indique aussi qu’une femme a été placée à l’isolement sans son enfant, alors qu’elle l’allaitait encore. 

Outre ces restrictions additionnelles de liberté, les camps sont plongés dans une atmosphère de violence constante. Celle-ci peut être le fait des gardes, à qui il est arrivé de tirer à balles réelles sur les détenues, notamment lors d’une manifestation dans le camp d’Al Hol, ou de faire subir des sévices physiques aux détenus. Mais elle s’exprime aussi entre les femmes. Pour les chercheuses de RSI, cela serait en partie dû à des conflits entre celles qui adhèrent encore pleinement à l’idéologie de l’EI, et celles qui n’y souscrivent plus – ou du moins qui sont perçues comme telles. « Un jour, une Russe a menacé ma fille avec un couteau, » explique une détenue française, « puis une autre fois, une femme a poussé ma fille au sol en la traitant “d’infidèle” parce qu’elle avait un chiot dans les bras. » 

Plus inquiétant, les auteures du rapport ont pu vérifier que des groupes de femmes adhérant encore à l’EI et à ses préceptes montent leurs propres « tribunaux » et imposent des peines contre les détenues qui ne suivent pas leur interprétation de la loi islamique. Par exemple, une détenue européenne a été violemment battue par un groupe de femmes parce qu’elle avait parlé avec un employé masculin du camp d’Al Hol. Une jeune fille azérie de 14 ans aurait-elle été étranglée – jusqu’à la mort – parce qu’elle n’avait pas couvert son visage convenablement.

« Les États cités dans ce rapport ont la capacité exclusive de mettre un terme à la détention de leurs ressortissants »

Pour Marc, qui reçoit de brèves nouvelles de ses petits-enfants par des notes vocales, quelques messages écrits ou des photos de leurs dessins, les conditions de détention décrites dans le rapport sont le rappel nécessaire d’une triste vérité qu’il connait déjà trop bien. Ce qui l’intéresse aussi, c’est que le rapport pointe clairement la responsabilité des États européens, notamment la France, dans cette situation. « Les États cités dans ce rapport ont la capacité exclusive de mettre un terme à la détention de leurs ressortissants », peut-on lire. Pour cela, le rapport invite les États à rapatrier les femmes – pour qu’elles soient judiciarisées en Europe – et les enfants – pour qu’ils soient pris en charge et qu’on les aide à retrouver une vie normale. D’autant que les autorités kurdes réclament depuis de longs mois le retour des ressortissants étrangers détenus à Al Hol et Roj dans leurs pays d’origine, et que les pays européens comme la France ont démontré être capables de rapatrier quand ils le souhaitent. 

Depuis mars 2019, la France a procédé à 28 rapatriements – uniquement des enfants. S’il est compliqué de comprendre comment les choix sont faits entre les enfants, il semblerait que les autorités françaises rapatrient en priorité les jeunes enfants les plus vulnérables, principalement les jeunes orphelins. Une fillette a aussi été rapatriée lors du premier confinement, en raison d’une grave malformation cardiaque et qui risquait de mourir en quelques jours si rien n’était fait. Une politique du cas par cas en somme, dont la logique déprime les bons connaisseurs du dossier. « Dans ces camps, il y a des orphelines françaises de 16 ans, qui ont donc été amenées sur zone quand elles avaient entre dix et douze ans maximum », explique une chercheuse qui s’est rendue sur place. « Elles sont donc deux fois victimes : elles n’ont pas demandé à se retrouver là-bas et on ne les rapatrie pas parce qu’elles ont 16 ans ? »

Pourtant début 2019, l’État français avait semble-t-il prévu de rapatrier tous les Français détenus sur place – les enfants et les femmes, ainsi que les hommes emprisonnés dans le nord-est syrien, comme l’avait révélé le journal Libération. Mais tout avait été annulé fissa, suite à la publication de sondages révélant une opinion publique très défavorable à ces retours. Depuis, les échanges entre les proches de détenus et les autorités sont proches du néant. Du côté du Collectif Familles Unies, qui compte près de 135 familles membres, on ne cesse de multiplier les demandes d’entretiens. Que ce soit auprès du ministère de la Justice, où le locataire – Maître Éric Dupond-Moretti – s’était déclaré favorable au rapatriement avant sa prise de fonction, ou auprès d’Adrien Taquet, secrétaire d’État chargé de l’Enfance et des Familles. Croisé sur un trottoir lors d’un rassemblement du collectif, ce dernier avait promis un entretien, les familles attendent encore.

 Du côté des avocats des familles, pas simple non plus d’échanger avec les autorités françaises. Maître Emmanuel Daoud défend une femme atteinte d’un cancer du colon, détenue avec ses quatre enfants à Roj, qu’il tente de faire rapatrier. Malgré l’urgence de la situation, l’avocat explique que ni le ministère de la Justice, ni non plus celui des Affaires étrangères ou le cabinet du Premier ministre n’ont répondu à ses courriers. « Seuls les magistrats instructeurs et le parquet antiterroriste ont accusé réception sans autre commentaire », souffle Maître Daoud. Pourtant, sa cliente est visée par un mandat d’arrêt international. « Des juges antiterroristes veulent interroger cette femme, on sait où elle est, on sait comment la ramener en France, et pourtant on n’exécute pas ce mandat. C’est kafkaïen comme situation », déplore l’avocat. 

« On laisse pourrir la situation. »

Outre l’impératif humanitaire de ces rapatriements, le retour des femmes accompagnées de leurs enfants pourrait pourtant être d’une grande aide pour la justice française, embraye un confrère d’Emmanuel Daoud. « On voit bien dans les procès en cours l’importance du rapatriement de ces femmes », explique Maître Ludovic Rivière. « Par exemple, lors du procès de Sid Ahmed Ghlam, on a appris grâce à une Française qui a été expulsée de Turquie après s’être trouvée à Al Hol, qu’il s’était bien rendu à Rakka et avait rencontré son mari, un responsable des opérations extérieures de l’EI. Ce que Ghlam niait jusqu’ici. »

Si pour les familles françaises et leurs avocats, le rapatriement est l’unique solution à adopter, la situation semble coincé dans un certain immobilisme. « Un immobilisme délibéré, assumé et voulu », tranche Maître Daoud. « On laisse pourrir la situation. » Les membres du collectif Familles Unies ne disent pas autre chose. « On a le sentiment que les autorités n’ont plus d’arguments opposables aux rapatriements », explique-t-on. « Avant, on nous disait que c’était très compliqué de rapatrier. Mais maintenant on sait que c’est certes compliqué, mais faisable. Ce qui bloque désormais c’est l’opportunité politique de le faire. »

Une opportunité politique, ou peut-être la pression des instances internationales. Puisque le Comité des droits de l’enfant de l’ONU, saisi par plusieurs familles françaises, a indiqué que la France a en réalité les moyens et la responsabilité de protéger les enfants français détenus dans nord-est syrien en les rapatriant, comme révélé par Libération ce jeudi. Et qu’elle ne peut donc jeter un voile sur leur situation au titre qu’elle n’a pas de contrôle sur les camps tenus par les autorités kurdes. « C’est une bonne nouvelle », s’enthousiasme prudemment Marc, puisque cet avis n’a pas de valeur contraignante. « Puis d’autres décisions doivent être prochainement rendues, notamment celle de la Cour Européenne des Droits de l’Homme », qui doit elle aussi déterminer si le sort des Français retenus dépend bien de la juridiction de la France

En attendant, Marc et les autres membres du Collectif Familles Unies continuent de regarder les dessins que leurs petits-enfants leur font parvenir, entre deux réunions avec les ONG et les organisations internationales qui les accompagnent dans leurs démarches. Sur certains croquis, des enfants ont dessiné aux feutres de couleurs des avions. Des avions qui pourraient les ramener en France, pour continuer de nourrir l’espoir d’un retour à une vie normale. « En tout cas, » sourit Marc, « ce n’est pas demain qu’on va se dire “On fait une croix là-dessus, et on passe à autre chose”. » 

*Le prénom a été changé.

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