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Posé devant son écran, Demi Akinshilo s’interroge sur la signification sibylline du nom de la chaîne YouTube – « DORETDEPLATINE » – sur laquelle il a atterri. Puis il tape dans Google trad : « bande organisée ». Il veut comprendre pourquoi autant d’artistes se retrouvent dans le même clip. « Oh organized band, that’s pretty obvious ». La petite ritournelle qui a accaparé les ondes françaises cet été se met alors en marche sous les yeux de Demi, qui s’allume un joint plutôt copieux dans son salon floridien. Alors que SCH cause shifter pro dans son couplet, Demi fait bouger ses tresses devant sa webcam et semble goûter pleinement ce qui fait vibrer ses tympans, désormais accoutumés à la langue de Jul et de Molière.
Depuis maintenant plus de deux ans, « King Demi », 23 ans et résident d’Orlando, a rejoint la poignée de jeunes Américains qui passent leurs journées à écouter Niska, Koba LaD ou encore 13 Block et à filmer leurs réactions avant de les poster sur YouTube. Dans le jargon youtubesque, on appelle ça des reaction videos. « Moi, j’ai eu l’idée en lisant mes commentaires alors que je faisais simplement des petits vlogs sur ma vie », remet le jeune homme. « Un type m’a demandé ce que je pensais d’un artiste africain. J’ai écouté le morceau puis filmé ma réaction. En quelques jours la vidéo avait plus de 5 000 vues, ce qui était beaucoup pour moi à l’époque. » Puis un autre abonné lui envoie une vidéo de comparatif entre le gangsta rap français et américain. La graine est plantée, Demi commence à s’intéresser au rap hexagonal.
« Je ne savais même pas que le rap français était vraiment un truc », admet sans mal celui qui est né au Nigéria avant d’émigrer aux États-Unis pour les études il y a six ans. « Mais quand je suis tombé sur un clip de Koba LaD, je me suis dit qu’il fallait vraiment que je m’y intéresse. Je ne faisais même pas tant ça pour les vues, mais parce que cette culture m’attirait – tout en ne comprenant rien à ce qu’ils disaient. » Deux ans plus tard, Demi compte plus de 26 millions de vues en cumulé sur ses réactions à la prolifique scène française.
« I don’t speak French but OUI MA GATÉ »
Si Demi est encore loin des 80 millions de vues accumulées par les désormais célèbres jumeaux Tim et Fred Williams suite à leur réaction à « In The Air Tonight » de Phil Collins, les reaction videos pullulent sur YouTube. Pour Byrd McDaniel, titulaire d’un doctorat en musicologie et chercheur à la Northeastern University, leur succès peut s’expliquer assez facilement. « Sur le Top 30 des vidéos les plus regardées sur YouTube, 28 sont des clips. Donc les YouTubeurs ont compris que pour faire grandir leur chaîne et accumuler les vues, il n’était pas idiot de réagir à un média populaire comme les clips de musique », explique celui qui s’intéresse à la manière dont les gens transposent l’écoute en une performance, comme le Air Guitar ou les TikTok musicaux.
En clair, McDaniel explique si vous réagissez à une chanson populaire, il y a de fortes chances que l’algorithme YouTube pousse votre vidéo dans la catégorie « recommandé » et vous permette donc de récupérer des vues. Or, la scène américaine des reaction videos – dont les origines peuvent être rattachées à l’unboxing, sauf qu’ici il s’agit de « consommer » de la musique et non un produit matériel – est quelque peu embouteillée. « Si je suis un créateur de vidéo américain, réagir à des vidéos étrangères me permet de sortir de cet embrouillage et donc d’amener de nombreux publics sur ma chaîne », propose le chercheur qui a dédié un papier universitaire à la pratique.
Trouver sa niche en somme. Et c’est justement ce que l’« assistant » YouTube (sorte de manager numérique qui aide les créateurs à « optimiser » leur usage de la plateforme) de Demi lui a conseillé de faire. S’il réagissait à des morceaux de rappeurs de divers pays, Demi s’est mis depuis quelques mois à se focaliser quasiment uniquement sur la France. « Depuis que je fais ça, ma chaîne fait effectivement de meilleurs chiffres », confie Demi. Rien de très étonnant quand on jette un œil aux top commentaires de sa vidéo dédiée à « Bande organisée » : « I don’t speak French but OUI MA GATÉ » ou encore « I don’t speak french but le clip il tue sa grand mere wlh ». Une impression qui se vérifie quand Demi ouvre son tableau de bord : 70 pour cent de ses vues proviennent de France. De quoi devenir un véritable « YouTubeur français » mais de l’autre côté de l’Atlantique.
Avant Demi, Najib Mubashir avait lui aussi flairé le filon des réactions au rap français. En janvier 2017, Najib lançait « Commando » de Niska dans sa chambre de San Diego. Vêtu de sa parka bleu turquoise, Najib commençait par froncer les sourcils sur l’entrée du morceau du rappeur d’Évry pour finir, trente secondes plus tard, à sautiller en reprenant en cœur les « bang bang bang bang bang » du refrain. Un million de vues plus tard, Najib enchainera avec cinq autres vidéos consacrées au rap français et devenait ainsi le pionnier des « French rap reaction videos » à la sauce américaine. « Quand j’ai commencé YouTube, je voulais faire découvrir aux gens de la musique qui ne passent malheureusement pas sur les radios américaines », rembobine celui qui habite depuis dans le Minnesota. « Je ne suis pas “Américain américain”, je suis né au Kenya et je suis arrivé aux US en 1994. Dans ma famille, on a toujours écouté plein de musiques différentes, c’était donc assez logique de me lancer là-dedans. »
« On a tendance à penser que le rap est très différent d’un pays à un autre mais en réalité on fait partie de la même famille », embraye Billeimi, un autre YouTubeur qui réagit à des morceaux de rap français (avant de rapper sur l’instrumental du titre choisi). Originaire de la capitale mondiale de la trap, Atlanta, Billeimi ne manquait pourtant pas d’artistes locaux à découvrir. « Je suis né ici, donc la trap US je la connais comme le dos de ma main, t’en as de partout, tout le temps. » Contrairement à la plupart de ses compatriotes, pas trop curieux au-delà de leurs frontières, Billeimi voulait donc voir comment ça rappait ailleurs. « Honnêtement, je n’ai pas été surpris par le niveau des Français. C’est le genre d’attente que j’avais », rembobine celui a étudié le français au lycée. « Quand on voit à quel point la culture artistique est ultra-développée chez vous, c’était obligé que vos rappeurs soient aussi bons. »
« Quand je suis en voiture dans Atlanta, je mets “Ma vie” de Dadju à fond et les gens me regardent avec un drôle d’œil »
Si on aurait pu se dire au premier abord que ces jeunes Américains surfaient sur la vague des reaction videos seulement pour faire des vues et donc un peu de sous, il semblerait que leur première source de motivation soit plutôt à aller chercher du côté de leur amour sincère pour le rap hexagonal. Si Demi dit gagner – au mieux – 400 ou 500 dollars par mois avec ses vidéos, Billeimi n’a pas engrangé plus de 5 000 dollars en trois ans de vidéos. En effet, leurs vidéos sont souvent effacées pour des raisons de copyrights réclamés par les grandes majors. « En fait, à force de discuter avec des “reactors”, je me suis aperçu qu’il y avait quelque chose d’assez authentique dans leur démarche », abonde de son côté Byrd McDaniel. Demi et Billeimi apprennent même le français, le premier avec Duolingo (avant de se payer des cours) et le second en regardant sur YouTube des vidéos de jeunes français qui discutent de tout et de rien sur la chaine Easy French.
« J’adore Dadju personnellement, du coup quand je suis en voiture dans Atlanta, je mets “Ma vie” à fond et les gens me regardent avec un drôle d’œil », raconte Billeimi, qui n’hésite pas non plus à glisser un morceau de PNL quand il va en soirée. « Pour certains morceaux que je connais bien j’essaye de traduire un peu aux gens ce qu’ils disent, et généralement ils aiment bien… Enfin, ça marche surtout bien avec les filles. Parce que quand t’es né à Atlanta comme moi et que tu écoutes du rap français, ça te met un peu dans une autre catégorie », se marre Billeimi. Demi passe du temps sur Genius à lire les traductions des morceaux et essaye de rester bien au fait des nouveautés. « Je suis devenu pote avec une dizaine d’abonnés français de ma chaine, qui me disent ce qui sort ou les rappeurs à suivre », explique Demi, qui tient à publier trois vidéos par jour. « Puis j’échange aussi parfois avec des rappeurs plus ou moins connus comme Kanoe que j’aime beaucoup. Y’a aussi des beat makers comme DJ Kore avec qui je discute de temps en temps. »
Si le rap français – deuxième marché mondial derrière l’ogre états-unien – est encore loin d’affoler les sommets du Billboard américain, il semble déjà avoir séduit cette poignée de YouTubeurs. King Adrian, originaire du Maryland et nouveau venu sur la scène des réactions au rap français, n’hésite pas à me dire que certains rappeurs français sont bien meilleurs que les Américains. « En regardant la traduction des paroles, on se rend compte que les textes sont très techniques », pose celui qui s’est intéressé au rap français grâce au temps libre obtenu à cause de la pandémie actuelle. « Certains Américains font juste des “ah ah ah“ ou des adlibs sans rien dire. » Même son de cloche pour Najib. « Dans le rap français, il y a un certain lyrisme dans les paroles, que l’on a pas toujours dans le rap US », explique Najib. « Ils parviennent à utiliser le français pour rendre plus mélodique le morceau et ça donne une vraie unité au titre. »
« Je pense qu’on veut surtout écouter de la musique avec d’autres gens »
Or, il est peu probable que leur passion n’entraîne un déferlement de rap français sur l’Amérique puisqu’une grande majorité des vues de leurs chaines proviennent de France ou de pays francophones comme la Belgique ou la Suisse. S’il est difficile de dire ce qui motivent les Français à regarder des Américains réagir à ces morceaux, il est possible de penser, selon Byrd McDaniel, que ces réactions viennent en quelque sorte valider la qualité du rap hexagonal puisqu’elles émanent du pays où le rap est né. Pour les YouTubeurs, il n’est pas non plus simple de savoir ce qui attire dans leur vidéo, à part peut-être le fait de créer un lien inattendu avec un type installé de l’autre côté du globe. « Si tu trouves un intérêt commun avec quelqu’un qui vit sur un autre continent, cela créé une connexion instantanée, alors qu’on pourrait s’attendre à être très différents des uns des autres », propose Billeimi.
Cette hypothèse sied plutôt au chercheur. « En somme, l’écoute est un acte social. Je pense qu’on veut surtout écouter de la musique avec d’autres gens. Les reaction videos reproduisent cela et engendrent un sentiment de communauté », professe McDaniel. « C’est la même chose que lorsque vous faites écouter un morceau à un ami. Pour vous faire comprendre qu’il apprécie la chanson, il va surjouer les émotions que la musique lui procure. Et bien, les reaction videos c’est une version exagérée de cette situation de connivence. » Cette fois-ci entre deux inconnus. Pour Demi, cette explication fait sens puisque certains de ses abonnés lui disent attendre la sortie d’une de ses vidéos quotidiennes « pour fumer leur premier joint de la journée avec lui ». C’est d’ailleurs bientôt l’heure de s’y remettre. Demi doit y aller, le nouvel album de Koba LaD – Détail – est sorti, et les abonnés n’attendent pas.
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