Les économistes qui se reconnaissent à gauche de l’échiquier politique sont loin de tous partager les mêmes points de vue. Divisés en écoles de pensée, en chapelles universitaires ou politiques, etc., ils réussissent cependant généralement à discuter ensemble. Et même, pour une partie d’entre eux, à se fédérer dans le groupe des Economistes atterrés. Un groupe qui est vite devenu une ressource pour toutes celles et ceux qui cherchent un avis pluraliste sur les questions de politique économique au sens large.

Une crise couvait depuis plusieurs mois chez Les économistes atterrés. Une crise de fond, de choix économiques pour les uns, une querelle d’ego pour les autres, sûrement un peu des deux. Le mieux était donc, pour savoir de quoi il en retourne, de demander aux protagonistes de nous l’expliquer. C’est pourquoi vous trouverez deux textes à la suite, chacun exprimant son point de vue sur ce que doivent devenir maintenant Les économistes atterrés.

Christian Chavagneux

1/ Economistes atterrés : pour une ouverture refondatrice

Depuis 2011, Les économistes atterrés ont installé dans le débat public l’idée que le discours économique n’est pas univoque et que le pluralisme est une condition de la démocratie, a contrario de la doxa dominante pour laquelle there is no alternative. Durant cette douzaine d’années, ce collectif n’a pas échappé aux difficultés inhérentes aux engagements académiques et citoyens.

Les économistes atterrés sont un corps vivant traversé par les controverses au cœur de la société. Ils viennent de vivre un épisode de tensions dont ils ont décidé de sortir en retrouvant des règles de fonctionnement serein leur permettant de poursuivre leur critique radicale, toujours aussi nécessaire, des politiques néolibérales menées par les droites et les extrêmes droites en Europe et de mettre en débat des propositions plurielles, en réponse à la crise globale et multidimensionnelle.

Une crise globale et multidimensionnelle

En effet, la trajectoire du capitalisme néolibéral ne s’est pas infléchie ; au contraire, elle aggrave les contradictions profondes de l’accumulation sans limites du capital, de la marchandisation de toutes les activités humaines et du productivisme effréné. Il n’est plus possible d’ignorer les conséquences du dérèglement climatique : inondations, ouragans, sécheresses, mégafeux, etc.

Les alertes du Giec (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) sont de plus en plus pressantes, les émissions de gaz à effet de serre éloignant la perspective d’une neutralité carbone pour le milieu du XXIe siècle. Celles de l’Ipbes (Plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques) concernant la perte irrémédiable de biodiversité ne le sont pas moins.

Et Les économistes atterrés alertent depuis longtemps sur les dégâts sociaux causés par l’austérité et les dénis de droits imposés aux travailleurs, aux chômeurs, aux pauvres, aux femmes, aux migrants, quand des largesses continuent à être octroyées aux riches et aux entreprises.

Dans ces conditions, le capitalisme, confronté à une crise sociale et environnementale et au ralentissement des gains de productivité, s’essouffle, sur fond de tensions géopolitiques pour l’accaparement de la terre et des matières premières rares et malgré la profusion de nouvelles techniques, le développement de l’intelligence artificielle et de la robotisation de l’industrie.

Ouvrir les frontières des disciplines

Face à cette situation, que peuvent offrir Les économistes atterrés aux corps sociaux en attente d’un vrai changement ? Puisque nous sommes confrontés à une crise globale, multidimensionnelle, allant de l’économique au social, du financier au politique, de l’écologique aux rapports entre femmes et hommes, de la démocratie aux relations géopolitiques, etc., l’hypothèse est qu’il convient d’ouvrir les frontières de la réflexion théorique et stratégique.

Tout en conservant l’autonomie propre à chaque champ d’intervention ainsi que celle de ses animateurs, la proposition des Économistes atterrés est de créer et de multiplier les moments et les espaces où pourront se dérouler les confrontations, les échanges et les fécondations mutuelles entre chercheurs de toutes les sciences et acteurs du changement social.

Puisqu’il s’agit de dépasser un mode de production destructeur des humains et dévastateur de la planète, les questions du sens du travail, de la qualité de la production, des besoins prioritaires à satisfaire ne sont pas seulement l’affaire d’économistes mais également de sociologues, de philosophes, d’historiens et de scientifiques du climat, de la biodiversité, de la nature en général.

Ainsi, nous avons besoin de philosophes pour tenir compte des multiples interactions de la culture et du vivant, de sociologues pour améliorer la connaissance des inégalités sociales en vue de mener des politiques réparatrices, de juristes pour reconstruire un droit du travail protecteur, d’écologues pour introduire les contraintes environnementales dans les modèles économiques, etc.

Cette pluralité d’approches dont la complémentarité est à construire permettra d’éclairer les enjeux complexes de la transition sociale et écologique. Ainsi, la discussion sur la transformation des modèles productifs et de consommation contient en filigrane une interrogation sur le bien-fondé ou non d’une croissance économique perpétuelle au sein des pays riches. Comment enclencher une bifurcation sans que cela se traduise par un greenwashing ou une nouvelle croyance en une croissance qui serait désormais déclarée « verte » ?

Quelles conditions doivent être réunies pour que la redéfinition des besoins, aujourd’hui construits pour servir les profits, réponde aux attentes véritables des populations et soit acceptable socialement et écologiquement ? Parmi les objectifs prioritaires, mentionnons l’amélioration de la qualité de la production préférable à une quantité toujours croissante, la réduction de la durée du travail, un partage plus égalitaire des revenus, l’égalité entre femmes et hommes et l’amélioration des services publics qui doivent être accessibles à toutes et tous.

Refonder un espace de discussion critique

Les économistes atterrés veulent travailler avec des scientifiques d’autres disciplines et des acteurs sociaux, les questions de la propriété collective, de la place d’une alternative planifiée démocratiquement et du bornage des prérogatives du marché. La propriété collective ne peut plus se résumer à une étatisation. A cet égard, le renouveau des discussions autour d’une gestion démocratique des services publics, ou des institutions à créer pour préserver les biens communs est un chemin pour réduire l’emprise du capital.

Construire une complémentarité entre des services publics étendus et l’institution de biens communs, comme l’eau, l’air, les sols, le climat, les connaissances, etc., permettrait de dépasser les difficultés de délimitation de leurs périmètres respectifs. Les mobilisations contre les grands projets inutiles, tels les forages de mégabassines pour perpétuer un modèle agricole dévastateur et dépassé, montrent la nécessité de penser tout à la fois l’accès partagé et équitable aux ressources communes et leur préservation pour les générations futures.

Loin d’être un espace hermétique et monocorde, Les économistes atterrés veulent une ouverture refondatrice. Plusieurs initiatives sont d’ores et déjà en préparation : reprise des conférences publiques à la rentrée 2024, colloque universitaire interdisciplinaire un peu plus tard, séminaires réguliers. Ce choix a été approuvé à une très grande majorité lors de l’assemblée générale du 8 juin 2024. Leur engagement en faveur d’une société juste est intact ; leur conviction qu’il est possible de construire des passerelles avec beaucoup d’autres est de plus en plus forte.

Au vu de la situation politique créée par les élections européennes et la décision d’Emmanuel Macron de dissoudre l’Assemblée nationale, gageons que ces passerelles intellectuelles aideront à reconstruire et consolider celles indispensables entre les forces politiques de progrès.

Signataires :

Philippe Abecassis, Monique Allard, Philippe Askenazy, Eric Berr, Mireille Bruyère, Michel Cabannes, Léo Charles, Benjamin Coriat, Nathalie Coutinet, Thomas Coutrot, Anne Eydoux, David Flacher, Jacques Généreux, Jean-Marie Harribey, Anne Isla, Sabina Issehnane, Arthur Jatteau, Esther Jeffers, Léo Malherbe, Dany Lang, Thibault Laurentjoye, Jonathan Marie, Virginie Monvoisin, Fabienne Orsi, Alban Pellegris, Dominique Plihon, Dominique Redor, Gilles Rotillon, Stéphanie Treillet.

2/ Pour sortir par le haut de la crise des Economistes atterrés

L’association des Economistes atterrés (EA) a été créée à la suite d’un manifeste publié en 2010. L’objectif était de regrouper les économistes opposés à la pensée dominante. Les EA se sont affirmés, depuis, comme un collectif d’économistes luttant, dans le débat public et académique, contre le néolibéralisme et pour une société écologiste, solidaire, égalitaire, socialiste.

Ils se sont manifestés par plusieurs ouvrages, de nombreuses notes et interventions dans les médias. Ils ont obtenu une certaine audience auprès des forces progressistes (partis, syndicats, associations), des journalistes et plus généralement des citoyens.

Si tous les EA partagent le combat contre la domination du capital, ils viennent de courants de pensée différents : marxisme, keynésianisme, régulationnisme, etc. Cette diversité est une source de richesse si chacun accepte des discussions ouvertes.

Divergences sur les alternatives

La critique du néolibéralisme, de la finance libéralisée, de l’austérité salariale, la nécessité d’une rupture écologique, économique et sociale : tout cela nous rassemble et c’est l’essentiel. Mais sur les alternatives, nous avons des divergences.

Depuis le Nouveau Manifeste (2015), nous avions une règle simple : ceux qui souhaitent travailler ensemble rédigent des notes ou livres, les soumettent aux autres membres du collectif d’animation (CA), tiennent compte de leurs remarques, mais en gardant le final cut (en précisant que la publication n’engage que ses auteurs). C’est ainsi que plusieurs notes et livres ont été publiés. Présenter des points de vue différents n’est pas problématique, c’est nourrir le débat citoyen…

Il y a un an, plusieurs d’entre nous, membres du CA, ont proposé un livre « Penser l’alternative. Réponses à quinze questions qui fâchent ». On y trouve des arguments pour la réduction de certaines consommations et productions, une forte redistribution, l’intervention des salariés dans la marche des entreprises, la planification écologique, des mesures protectionnistes, mais contre la décroissance, la sortie du nucléaire, le fédéralisme européen, les propositions utopiques d’annulation de la dette publique, l’éloge inconsidéré des communs, le revenu universel.

Chacun de ces points peut être contesté, mais fallait-il refuser de mettre ces arguments en débat ? C’est ce qu’a décidé une très courte majorité du CA en refusant de donner le « bandeau » des EA à l’ouvrage, certains ajoutant même qu’il s’agissait de l’œuvre d’un « petit pôle souverainiste, keynésien, croissantiste et étatiste ». Comme si cela ne suffisait pas, c’est l’exclusion même de ses auteurs que certains s’acharnent à organiser depuis lors.

Croissance ou décroissance

En septembre, les majoritaires ont diffusé une résolution d’orientation appelant à une refondation des EA. Tout en prétendant que celle-ci ne serait « ni une dissolution des EA, ni la création d’un rassemblement aux contours flous », ce texte proposait de mettre fin aux EA comme organisation d’économistes « en rassemblant des chercheurs critiques d’autres disciplines et des acteurs engagés dans les combats socio-écologiques ».

Ce rassemblement se consacrerait à un vaste questionnement pluridisciplinaire sur l’évolution de nos sociétés, avec en trame de fond la marche vers une utopique société heureuse ayant accepté une forte baisse de la production, de la consommation et des revenus. La réflexion pluridisciplinaire n’a jamais été empêchée au sein des EA. Mais ces derniers doivent l’alimenter par leurs contributions spécifiques, en tant qu’économistes ; cette réflexion ne doit pas se faire au détriment de notre capacité d’intervention dans le débat public. L’arbitrage entre les contraintes écologiques et le niveau de vie doit rester ouvert ; les innovations technologiques ne peuvent être rejetées a priori.

Ce texte a donné le signal d’un retrait d’une grande partie de ses signataires, qui n’ont plus alimenté l’activité des EA en dépit de l’actualité brûlante (les mesures contre les chômeurs, les politiques budgétaires restrictives au nom de la dette…). Depuis septembre, ces signataires n’ont pris aucune initiative pour faire avancer la réflexion sur les questions évoquées dans leur projet de résolution.

Les partisans de la purge ont convoqué une AG extraordinaire, avec un point central à l’ordre du jour : réviser les statuts, afin que les membres du CA soient dorénavant élus, un par un, à la majorité absolue et à bulletins secrets. L’objectif est de permettre à la majorité d’exclure certains des membres du CA. Comme souvent en pareil cas, la purge politique n’est pas assumée : elle est ramenée à des « problèmes de fonctionnement », le souci d’avoir un « dialogue serein », en « respectant le pluralisme de ses membres ». Triste novlangue puisqu’il s’agit d’exclure des membres qui comptent parmi les plus actifs des EA.

Eclairer le débat public avec la rigueur scientifique

Des membres éminents d’Attac et de l’Institut La Boétie sont au premier rang des tenants de cette purge. Qu’ils privilégient leur activité dans ces autres organisations et ne publient quasiment plus rien en tant que EA ne peut leur être reproché. Mais n’est-il pas problématique qu’ils soient parmi les plus actifs dans la tentative d’exclusion ?

Cette AG s’est tenue, tout un symbole, le 8 juin, veille de l’élection européenne qui s’est traduite par un score record pour l’extrême droite ; la prochaine AG, pour parachever l’exclusion, est prévue en septembre, date à laquelle l’extrême droite (ou le Nouveau Front populaire ?… et unitaire !) sera peut-être au pouvoir en France. Dans cette situation, n’est-il pas aberrant que la priorité soit d’exclure des membres actifs du CA ?

Les EA doivent rester un collectif scientifique visant à éclairer le débat public ; il doit l’enrichir par le pluralisme des approches et des propositions, sachant que le pluralisme n’implique pas le renoncement à la qualité scientifique. Il ne peut devenir un mouvement militant pour une stratégie unique.

La tâche des EA doit être de nourrir les indispensables débats sur les alternatives à construire tout en combattant pied à pied les contre-réformes néolibérales. C’est ce que nous avons privilégié en contribuant à de nombreuses notes, articles et ouvrages. Nous poursuivrons cette activité. Nous invitons tous les EA, y compris ceux avec qui nous avons des désaccords sur le fond, à se remettre au travail. La montée de l’extrême droite résulte de l’incapacité de la gauche à apparaître comme porteuse d’une alternative crédible. Il importe de travailler à la construire ; les EA doivent y apporter leur contribution.

Afin de sortir de la crise, nous proposons, en plus des indispensables réponses à l’actualité immédiate, d’organiser un cycle de publications et de conférences publiques permettant des confrontations ouvertes, sur le thème : « Comment sortir du néolibéralisme ? Les alternatives en débat ». Les sujets ne manquent pas. Citons par exemple : pour l’écologie, faut-il basculer vers la décroissance ou pas ? Le fédéralisme européen : solution ou impasse ? Quelle réponse à la dette publique, comment sortir de l’emprise des marchés financiers ? Peut-on se passer du nucléaire ? Quelles places pour l’impôt et la cotisation sociale ? Comment donner aux travailleuses et travailleurs plus de pouvoir dans les entreprises ? Comment réhabiliter les services publics ? Un beau programme !

Signataires :

David Cayla, Philippe Légé, Catherine Mathieu, Anne Musson, Christophe Ramaux, Jacques Rigaudiat et Henri Sterdyniak.

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