Pour relire le premier épisode de notre enquête, cliquez ici : BPI France : banque publique, intérêts privés – Le cadeau de l’État à Amazon (1)
Châteaubernard, banlieue sud de Cognac. Dans les vieux locaux syndicaux de Verallia, une dizaine d’élus CGT tiennent leur réunion hebdomadaire. Au centre de la table trône un épais code du travail. Les voix s’échauffent, se superposent, les boutades fusent. “Ce moment, c’est notre exutoire, nous explique un salarié. Mais quand on sort de là, on parle tous la même langue.” Au-dessus du bâtiment s’élèvent les trois fours rouge et blanc de l’usine de production d’emballages de verre, érigée en 1963. Le plus à gauche, le four numéro un, est désormais fermé, conformément au choix de Verallia. Une décision annoncée l’été dernier, contre toute attente, alors que l’entreprise venait de se targuer d’excellents résultats financiers.
Bpifrance, actionnaire minoritaire, a validé cette fermeture, tout comme le plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) qui a déjà conduit à la suppression de 250 postes en France, d’après Dominique Spinali, délégué central CGT Verallia : “Sur les 130 emplois supprimés à Cognac, il y a eu beaucoup de départs volontaires, des gens qui ont pris leur préretraite, mais aussi 27 licenciements secs.” Le site, qui comptait 1 700 employés à sa création, en fait aujourd’hui travailler moins de 300.
Sur son téléphone portable, l’élu, chemise blanche et pantalon en jean, fait défiler des photos prises lors de la grève qui vient d’être suspendue au terme de quatre mois de lutte. “Licenciements : Verallia tue nos familles”, indique une banderole blanche sur l’un des clichés. La grève, qui avait commencé fin novembre après la tentative de suicide d’un salarié menacé de perdre son emploi, a bénéficié d’un fort soutien de la population locale, regroupée au sein du Collectif de soutien aux Verallia-s de Cognac.
“J’ai vu une grande solidarité des citoyens, parce que dans le bassin d’emploi, c’est une boîte qui emploie du monde”, explique le député LFI Loïc Prud’homme, qui a rejoint le collectif de soutien et s’est rendu à l’automne sur le piquet de grève. Fin mars, le mouvement s’est brutalement arrêté. Pour reprendre le dialogue social avec la direction, mais surtout parce qu’un employé de Verallia, parti en cessation anticipée d’activité, s’est donné la mort.
Un enjeu stratégique et écologique
Comme le rappelle Bpifrance sur son site internet, Verallia “affiche plus de 200 ans d’histoire”. C’est en 1665 que Jean-Baptiste Colbert, ministre de Louis XIV, fonde la Manufacture royale des glaces de miroirs dans la ville de Saint-Gobain. Le groupe industriel du même nom prendra son essor grâce à ses verreries. La même entreprise a racheté en 1998 la Verrerie ouvrière d’Albi, créée en 1896 par des ouvriers licenciés d’une usine et soutenus par Jean Jaurès.
Là-bas, dans l’entre-deux-tours de l’élection présidentielle de 2017, le candidat Emmanuel Macron avait vanté le modèle de “cogestion” qu’il souhaitait développer. “Il n’a rien fait, il nous a menti”, s’insurge Dominique Spinali. Aujourd’hui, Verallia emploie environ 10 000 personnes à travers le monde, notamment en Europe et en Amérique du Sud, dont 2 500 dans ses sept sites de production de verre français, auxquels il faut ajouter deux usines de décor et deux centres de traitement du calcin. Elle y produit des bouteilles pour des vins et autres alcools, mais aussi des contenants alimentaires.
Une industrie essentielle pour l’économie locale dans des territoires où sont produits le cognac, le champagne ou le vin, mais aussi pour l’environnement, relève Jean-Philippe Gasparotto, secrétaire général de la CGT du groupe Caisse des dépôts (qui détient la moitié de Bpifrance) : “Les contenants en verre, notamment en matière alimentaire, sont plutôt des matériaux d’avenir. On sait que le verre sera amené à jouer un rôle essentiel, notamment de substitution au plastique.”
“On pensait que la BPI était là pour sauver l’emploi et l’histoire de Verallia. En fin de compte, elle a fait complètement le contraire.” – Dominique Spinali, syndicaliste.
Ces verreries auraient pu constituer un des fleurons de la réindustrialisation écologique. C’était compter sans la froideur des logiques financières. En novembre 2015, trois ans après les belles promesses de François Hollande lors de son discours du Bourget, l’entreprise Saint-Gobain décide de se séparer de Verallia pour la revendre près de trois milliards d’euros à Apollo Global Management, une société américaine de capital-investissement. Connaissant les objectifs du fonds – rester quelques années au capital, le temps d’en tirer un rendement optimal -, la CGT, majoritaire dans l’entreprise, se met en grève et rencontre des conseillers à Bercy pour demander que Bpifrance entre au capital de Verallia, à hauteur de 20 %, afin de protéger les emplois contre les velléités d’Apollo.
La banque publique, qui a déjà côtoyé le fonds américain au conseil d’administration du fabricant de produits en aluminium Constellium, accepte de prendre 10 %. “On pensait qu’elle était là pour sauver l’emploi et l’histoire de Verallia. En fin de compte, elle a fait complètement le contraire”, soupire le syndicaliste Dominique Spinali, cinq ans et demi plus tard.
“Les administrateurs de la BPI votent en conseil d’administration l’optimisation fiscale au Luxembourg”
La trahison : c’est le sentiment que partagent la plupart des salariés interrogés à l’égard de Bpifrance. “Quand la BPI et Apollo ont été reçus par le comité central d’entreprise de Verallia France, à l’époque, des garanties avaient été prises, explique un connaisseur du dossier. Par exemple : nous, actionnaires, on ne se paiera pas de “management fees” [frais versés par une filiale à sa holding contre des services rendus, ndlr] ni de dividendes.” Ils promettent également de préserver l’outil industriel et de continuer à investir dans l’appareil productif. Pourtant, dès l’année suivante, Verallia fait remonter aux actionnaires 250 millions d’euros sous forme de “prime d’émission”, en refinançant une partie de sa dette (c’est-à-dire en remboursant sa dette courante en en contractant une nouvelle à un taux plus avantageux), d’après une note de synthèse que Le Média a pu consulter.
En 2017, la société place une nouvelle émission de dette sur les marchés. “Avec cette nouvelle remontée en dividendes, les actionnaires se sont intégralement remboursés en 15 mois les fonds propres apportés lors de la constitution du montage LBO [achat à effet de levier, une technique financière d’achat d’entreprise, NDLR] à l’acquisition de novembre 2015”, peut-on lire dans ce document. Un montage “très agressif”, d’après l’ancienne eurodéputée EELV Eva Joly, qui a travaillé sur le dossier en tant qu’avocate pour le compte de la CGT : “On peut dire qu’il s’agit de dividendes déguisés. Le résultat, pour nous qui regardons ça avec des yeux neutres, c’est un enrichissement des actionnaires, à partir de fonds qui auraient pu rester dans l’entreprise, pour adapter l’outil de production.”
“Le Luxembourg, c’est la plus grande plateforme d’évasion fiscale à nos portes, abonde Loïc Prud’homme. Que la BPI l’utilise sans que ça n’émeuve personne, c’est significatif du rapport qu’a le gouvernement actuel avec la finance et les pratiques d’optimisation jusqu’au cœur de l’État.” – Loïc Prudhomme, député LFI.
Mais Verallia va réaliser une opération bien plus juteuse encore, y compris pour son actionnaire public. Lorsque, en octobre 2019, le spécialiste du verre est introduit en bourse, les actionnaires en retirent près d’un milliard d’euros de plus-value et ne paient quasiment aucun impôt. En effet, celle-ci s’est faite par le biais de la holding qui détient Verallia, Horizon Parent Holdings, située au Luxembourg. “Les administrateurs de la BPI votent en conseil d’administration l’optimisation fiscale au Luxembourg, c’est-à-dire que l’État français vote contre l’État français des décisions qui vont à l’encontre du fisc français”, s’étrangle Mohammed Oussedik, secrétaire général de la fédération verre-céramique de la CGT.
“Le Luxembourg, c’est la plus grande plateforme d’évasion fiscale à nos portes, abonde Loïc Prud’homme. Que la BPI l’utilise sans que ça n’émeuve personne, c’est significatif du rapport qu’a le gouvernement actuel avec la finance et les pratiques d’optimisation jusqu’au cœur de l’État.” En décembre 2019, Bpifrance est sortie de la holding pour devenir actionnaire direct de Verallia. Sur la vente de ses participations, d’après un document que Le Média s’est procuré, Bpifrance a touché 273 millions d’euros. Et n’a payé que… 4,23 millions d’euros d’impôt sur la transaction, la loi de finances 2019 ayant fixé la base imposable pour les plus-values sur titres de participation à hauteur de 5 % de leur montant. “Ils seraient restés au Luxembourg s’il n’y avait pas eu la loi de finances”, estime Eva Joly.
Dividendes, mépris de Berçy et chantage à la délocalisation
Depuis cette opération boursière, de nouveaux actionnaires ont intégré le capital de Verallia, notamment un fonds brésilien. Entré en 2015 à 90 %, Apollo détient désormais un peu moins de 30 % de l’entreprise ; Bpifrance, elle, est descendue à 7,45 %. “Ils ont conclu un accord tacite avec Apollo, assure Dominique Spinali. Quand Apollo décide de se retirer de 50 % du capital, la BPI se retire d’autant.” Aussi, lorsque, le 10 juin 2020, Verallia annonce des résultats financiers mirobolants et un versement de 100 millions d’euros de dividendes aux actionnaires – qui doivent augmenter de 10 % l’année suivante -, environ 7,5 millions d’euros reviennent à Bpifrance.
Le PDG du groupe, lui, voit son salaire augmenté de 20 %, passant de 875 000 euros à 1,1 million d’euros annuel. Pourtant, au cours du même conseil d’administration, les actionnaires votent à la quasi-unanimité la fermeture d’un des fours de Châteaubernard-Cognac et le plan de sauvegarde de l’emploi. Y compris Sébastien Moynot, le représentant de Bpifrance, comme nous le confirme un ancien élu au conseil d’administration de Verallia : “Il n’intervenait absolument sur rien, ni sur les choix stratégiques, ni sur les choix financiers, c’était juste une présence.”
Olivier Rousseau, le directeur général de Verallia, est connu pour son rôle dans la fermeture de l’usine Goodyear d’Amiens, dont les licenciements avaient engendré une quinzaine de suicides.
“Je ne pensais pas que la BPI allait réagir comme Apollo, comme un fonds vautour”, se désole Dominique Spinali. Malgré de multiples demandes, le ministre de l’Économie Bruno Le Maire a refusé de rencontrer les salariés de Verallia, qui ont tout de même été reçus par ses conseillers. “On avait l’impression d’être au tribunal”, décrit l’élu CGT. Le député Loïc Prud’homme, qui les a accompagnés à Bercy, se souvient d’ ”un mélange de mépris et de condescendance” lors de cette réunion : “J’avais l’impression d’avoir les représentants d’Apollo en face de moi, ils commençaient à demander aux syndicalistes pourquoi ils ne reprenaient pas le travail, sans quoi il ne pouvait pas y avoir de discussion possible.”
Dans les locaux des syndicalistes de Verallia, à Cognac, l’ancienne salle omnisports ressemble à un squat, avec ses murs à la peinture turquoise écaillée, recouverts de tags. “Rousseau = traître, la honte du Made in France”, dénonce l’un d’eux. Olivier Rousseau, c’est le directeur général de Verallia, connu pour son rôle dans la fermeture de l’usine Goodyear d’Amiens, dont les licenciements avaient engendré une quinzaine de suicides. “La bouteille que vous fabriquez à Cognac, on peut la faire en Espagne pour deux centimes moins cher”, aurait-il lancé à un élu CGT lors d’un comité social et économique central de Verallia.
Un chantage à la délocalisation qui rappelle que, tout en licenciant en France, l’entreprise investit dans d’autres fours en Espagne, en Italie ou au Brésil. “Je me demande s’ils ne font pas tout ça pour fermer les verreries en France”, s’interroge Dominique Spinali. D’après l’ancien handballeur semi-professionnel, depuis la fin de la grève, Olivier Rousseau aurait proposé aux salariés un “pacte de performance” peu attrayant : “Il veut qu’on négocie un accord : si on ne fait pas les rendements, on continue à fermer des fours. On veut mettre toute la responsabilité sur le dos des salariés.”
Sollicitée par Le Média, Verallia refuse de répondre à nos questions et nous renvoie à ses communiqués de presse. En pleine consultation d’avocats, les élus CGT envisagent une action en justice contre Apollo et Bpifrance. “En 2015, si j’avais su ça, on ne se serait pas battus pour que la BPI soit présente”, souffle le délégué syndical.
Le précédent Arjowiggins
L’attitude prédatrice de Bpifrance à l’égard de Verallia rappelle le dossier Arjowiggins. Fleuron français du papier employant 2 300 personnes dans le monde, à la pointe de la fabrication de chéquiers, de billets de banques, de papiers d’identité ou de cartes à jouer, l’entreprise a vu les décisions de Bpifrance acter le licenciement de 800 personnes. Alors que l’institution possédait 15,4% des parts de la maison mère Sequana et disposait de 17,2 % des droits de vote en son sein, Arjowiggins a été placée en redressement judiciaire en janvier 2019.
L’Association des actionnaires minoritaires de sociétés cotées (ASAMIS) s’empresse alors de dénoncer le rôle de la BPI. Elle met en cause les taux d’intérêts ruineux appliqués aux prêts accordés à Arjowiggins, qui ont grimpé jusqu’à 14 %, éloignant les acheteurs potentiels. Bien décidée à ne pas se laisser faire, l’ASAMIS porte plainte auprès du procureur de la République contre Bpifrance pour prise illégale d’intérêts et soutien abusif.
“Quand vous êtes actionnaire comme l’était Bpifrance, que vous avez des personnes au conseil d’administration et que vous décidez en même temps des taux et imposez des taux ruineux, vous êtes à la fois actionnaire et prêteur, s’indigne Daniel Pichot, président de l’ASAMIS. À tel point que la BPI a démissionné du conseil d’administration en reconnaissant que porter cette double casquette n’était pas possible. Ils ont reconnu qu’elle pouvait présenter un aspect de conflit d’intérêt.” La plainte a pourtant été classée sans suite.
Malgré la contestation, le 29 mars 2019, un autre pas est franchi : l’usine de Bessé-sur-Braye et celle du Bourray, qui abritent les filiales Papiers Couchés et Creative Papers d’Arjowiggins, sont placées en liquidation judiciaire par le tribunal de commerce de Nanterre. Les représentants du personnel adressent une missive à Bpifrance en dénonçant le fait que parallèlement aux licenciements, celle-ci affichait “fièrement le bénéfice “record” dégagé par Bpifrance pour un montant supérieur à un milliard d’euros”.
“Bessé-sur-Braye compte 2 500 habitants. L’usine était le poumon de ce bourg et de ce petit bassin. Tous les magasins de proximité ont fermé. Même une école a fermé. 40 % des maisons de Bessé-sur-Braye ont été vendues dans l’année qui a suivi les licenciements.” – Maître Justine Candat, avocate des salariés.
À cette plainte au pénal s’est ajoutée une plainte au civil contre le PDG de Sequana et Bpifrance. Maître Justine Candat, l’une des avocats des 600 salariés à l’origine de l’action en justice, explique avoir mis en demeure auprès du tribunal du Mans en juillet 2019 les personnes visées “de reconnaître leur responsabilité dans la faillite d’Arjowiggins”. “Nous souhaitons qu’ils contribuent au plan de sauvegarde de l’emploi des salariés licenciés.” Dénonçant une “stratégie brutale”, elle met en cause, elle aussi, “les crédits ruineux, de 200 millions d’euros au total, et plusieurs millions consentis juste avant la liquidation judiciaire. C’est scandaleux. Ils ont soutenu artificiellement l’entreprise au lieu de chercher un repreneur. Et lorsqu’un repreneur s’est manifesté, le Finlandais Fineska BV, il a découvert les dettes et s’est retiré du dossier.”
Elle pointe les conséquences humaines de ces licenciements, dans des villes organisées autour des usines désormais fermées : “Bessé-sur-Braye compte 2 500 habitants. L’usine était le poumon de ce bourg et de ce petit bassin. Tous les magasins de proximité ont fermé. Même une école a fermé. 40 % des maisons de Bessé-sur-Braye ont été vendues dans l’année qui a suivi les licenciements.”
Une absence totale de contrôle démocratique
Autant de coups portés à l’économie locale et à l’industrie française, en dehors de tout cadre législatif. Selon Jean-Philippe Gasparotto, “cet outil public échappe à tout contrôle démocratique. En théorie, la BPI, intégrée au groupe Caisse des dépôts, doit être placée sous le contrôle du Parlement. Or, les décisions ne sont ni inspirées ni débattues par les parlementaires.”
Il existe pourtant un conseil d’orientation “censé déterminer la politique générale, la stratégie globale de Bpifrance, qui réunit un certain nombre d’élus locaux, des parlementaires et même des représentants des confédérations syndicales”. Dans les faits, le syndicaliste affirme que “ceux-ci se réunissent très peu, voire quasiment jamais pour certains et, lorsqu’ils le font, ils ne sont pas du tout associés à la définition de la politique et des orientations de la BPI et encore moins à ces décisions d’investissement, de retrait ou de cession”.
Cette opacité structurelle permet aussi à Bpifrance de prendre des décisions au détriment de l’intérêt public. Par ses investissements de plusieurs millions d’euros dans des startups médicales et son rapprochement avec le fonds souverain émirati Mubadala, l’institution joue un rôle notable dans la privatisation de la santé publique en France. Ce sera l’objet du troisième épisode de notre enquête.
Contactée, BPI France n’a pas souhaité répondre à nos questions.
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