D’abord tenu à la Bourse, puis à la Gare Centrale, ça fait maintenant 92 jours qu’un rassemblement pour la Palestine a lieu quotidiennement à Bruxelles. Chaque soir à 18h, des personnes se réunissent pour crier ensemble « Free, free Palestine », « Boycott Israël » ou encore, depuis peu, « Go, go South Africa ». 

Malgré le froid, la présence – parfois violente – de la police, et la fatigue émotionnelle et physique qui s’installe, les gens sont toujours là. Beaucoup se connaissent à présent. Il y a notamment le collectif Caddy for Palestine, dont les membres ont décidé, dans l’urgence, de se rendre utiles en offrant chaque soir des boissons chaudes et autres douceurs aux manifestant·es. Et à force, les visages et voix des personnes qui prennent régulièrement le micro pour crier et chanter leur espoir en une Palestine libre deviennent familiers. C’est comme si vous les connaissiez. 

J’ai approché trois de ces visages, Shaker Abu Fouda (30 ans), Mohamed Elmasry (32 ans) et Tahsin Zaki (60 ans). Omar Kreem était souvent présent également, mais moins depuis qu’il a entamé une grève de la faim le 31 décembre à l’ULB. Force et soutien à lui. 

Tahsin Zaki, qui a étudié le marketing et le journalisme, travaille depuis plus de vingt ans pour la cause palestinienne, plus précisément dans la section Jeunesse de la Communauté Palestinienne en Belgique et au Luxembourg depuis 2009. Juste avant le rassemblement enneigé du 15 janvier à la Gare Centrale – le 91ème – il m’a invitée à l’abri, dans sa voiture remplie de drapeaux palestiniens et de matos de manifestation, pour me raconter son histoire, ses revendications et ce qui l’aide à tenir.

VICE : Tu viens d’où en Palestine ?
Tahsin
: Mon père et ma mère sont né·es à Akkā, mais ont été expulsé·es en 1948. Je suis un réfugié palestinien du Liban. Akkā est une ville palestinienne très ancienne et historique, mais les Israélien·nes l’appellent aujourd’hui Akko [son nom en hébreu, NDLR]. 

Tes parents font partie des Palestinien·nes déplacé·es durant la Nakba ?
Oui. Ma mère avait 9 ans et mon père 17. En 1948, pendant la guerre, on leur a dit : « Partez trois ou quatre jours dans un pays voisin – la Jordanie, le Liban ou la Syrie – et vous reviendrez quand on sera libéré·es. » 

Mon père s’est marié avec ma mère, on est sept dans la famille. J’ai un frère et une sœur qui vivent maintenant aux États-Unis. Mais deux de mes frères ont été tués lors de l’invasion [israélienne] de 1982 au Liban

T’es déjà allé en Palestine ?
Jamais. Tu vois comme le monde est injuste ? Je peux même pas me rendre en Palestine. Si j’y vais maintenant, je risque d’être arrêté, vu que je suis très actif en Belgique depuis 2001. Je suis l’un des principaux acteurs de la communauté palestinienne ici. Mes frères, mes sœurs et moi-même sommes né·es au Liban. Certain·es d’entre nous ont visité la Palestine, mais pas moi.

T’as encore de la famille là-bas ?
Oui, bien sûr. Mon père a quitté la Palestine avec certain·es de ses frères et sœurs, mais sa sœur aînée, qui était déjà mariée, voulait y rester. Elle est morte d’un cancer entre-temps, mais ses enfants sont toujours là. 

Vous vous rassemblez tous les soirs depuis 91 jours. Comment ça a commencé ?
Tout a commencé après le bombardement de l’hôpital Al Maamadani, le 17 octobre. On s’est appelé·es sur Whatsapp – on était un groupe d’environ 20 personnes. On s’est retrouvé·es à la Gare de l’Ouest pour parler avec le PTB qui nous a dit : « Allons à la Bourse. On va vous protéger. »

On s’est donc rassemblé·es là-bas, après dix jours d’invasion, et s’est fait une promesse : on n’arrêtera pas avant le cessez-le-feu et la fin du génocide. Au moins un cessez-le-feu permanent.

Ça doit être épuisant à la longue.
La communauté palestinienne est présente dans toute l’Europe et on est en contact avec les mouvements palestiniens d’autres villes. Mais [à ma connaissance], on est les seul·es à le faire tous les jours. Ça fait aujourd’hui 91 jours qu’on est dans la rue, sans interruption. 

Ça nous est arrivé de faire trois manifestations en une journée. Une fois, on a manifesté à la Place du Luxembourg de 14h à 16h, puis à Molenbeek de 16h30 à 17h30, et puis ici à 18h. Hier encore, on a manifesté sur la Place de l’Albertine jusqu’à 16h, puis on est venu·es ici pour une heure de plus. T’imagines…

On continuera. Tant que tout ça dure et qu’il n’y a pas de cessez-le-feu permanent, on continuera. 

Pourquoi avoir bougé de la Bourse à la Gare Centrale ?
On aurait préféré rester à la Bourse, mais on a dû partir à cause du marché de Noël. Maintenant, on est de retour à la Bourse les vendredis soirs, mais les autres jours c’est à la Gare Centrale. Notre but ici est de montrer aux gens qui entrent et sortent de la gare que la Palestine est vivante, que la Palestine ne mourra jamais. Que la Palestine n’est pas orpheline. On essaye aussi d’éduquer les gens, de leur permettre de faire des recherches et de réfléchir. 

Pendant les rassemblements, je me contente pas de chanter ; je m’occupe aussi de la sécurité. J’essaie de protéger tout le monde de la police, pour que notre dossier reste vierge et qu’on puisse demander davantage aux autorités. On voudrait rapprocher ce rassemblement du Parlement européen, et alterner : un soir ici, un soir devant le Parlement.

On apprécie la position adoptée par la Belgique sur Gaza et la Palestine, mais on voudrait qu’elle aille plus loin. Bruxelles est la capitale de l’Europe et la Belgique prend la présidence du Conseil de l’Union pour six mois. Et il faut qu’il se passe quelque chose durant ces six mois ! 

Tu peux me parler de l’importance de la musique et des chants dans les rassemblements ?
On joue beaucoup de musique nationale. C’est pas juste de la musique ; c’est de la musique révolutionnaire. On soutient la résistance, et on n’en a pas honte. C’est important de le dire. C’est important de crier, oui. Quelqu’un·e pourrait passer par là et entendre « Israël, criminel », se demander pourquoi, et ensuite faire des recherches. 

De quoi parle la chanson Yoya, que j’ai entendue à chaque manifestation ?
« Yoya » veut simplement dire « Oui, oui ». La chanson dit : « Samedi, ils ont cassé notre maison et bombardé notre ville/ Ils ont tué nos enfants, pourquoi on devrait se taire ?/ Juste pour avoir du pain, pour la nourriture ? Pourquoi on devrait se taire ?/ Ce sont de mauvais pères, qui nous les a amenés ici ? »

Cette dernière phrase fait référence au Royaume-Uni, aux États-Unis et à l’Europe : ils sont tous coupables. Ce sont eux qui nous les ont amené·es.

C’est quoi votre plan d’action si on obtient enfin un cessez-le-feu ?
Pour l’instant, l’agression prend tout notre temps et énergie. Mais on a déjà un comité dédié au boycott prêt à agir dès qu’il y aura un cessez-le-feu. On est en contact avec des étudiant·es universitaires et on discute des moyens de boycotter Israël sur le plan économique et éducatif.

Concrètement, on sait quels supermarchés vendent des produits israéliens et on compte les cibler. On donnera de l’argent à des équipes spéciales pour qu’elles puissent remplir leur caddie de toutes sortes de produits israéliens. Ensuite, une fois les produits scannés à la caisse, cette personne demandera au staff de lui lire l’origine du produit. Quand on lui dira : « C’est fabriqué en Israël », elle répondra qu’elle ne veut rien de ses courses et laissera tout là. Comme ça se produira plusieurs fois par jour, le staff devra le signaler aux managers. Et tu penses qu’iels feront quoi ?

Après le cessez-le-feu, tu vois quelles solutions pour la paix en Palestine ?
Je suis pas favorable à la solution à deux États. Pourquoi ? Parce que toute la révolution palestinienne depuis 1948, lorsque la Palestine a été occupée, et lorsque l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) a été créée en 1965, c’était pour le droit au retour. Or, si on a une solution à deux États, on ne pourra pas revenir. Mais on aimerait vivre avec le peuple juif qui veut vivre avec nous. Je suis personnellement prêt à embrasser la tête des Israélien·nes qui veulent vivre avec nous, peu importe s’iels sont juif·ves et que je suis musulman. Ma sœur a épousé un Palestinien chrétien. Les Palestinien·nes musulman·es, chrétien·nes et juif·ves peuvent s’aimer. La paix est possible, mais elle doit se baser sur l’égalité, la justice et le droit au retour. S’il n’y a pas de droit au retour, il n’y a pas de solution pour la Palestine

Quand elle était jeune, ma mère avait une voisine juive qui nous achetait du fromage. Elle était comme une sœur pour elle. Beaucoup de juif·ves et musulman·es vivaient en paix en Palestine avant l’arrivée des sionistes. Le sionisme est un projet capitaliste qui vise à voler les ressources. Pourquoi tu penses que Gaza est visée ? Pour ses ressources, son gaz, et son accès stratégique à la mer.

Peut-être que je voudrais pas retourner en Palestine. Peut-être que je voudrais vivre en Belgique ou finir mes vieux jours en Espagne. Mais je veux avoir le droit de retourner dans mon pays parce que c’est ma terre

Source


En savoir plus sur L'ABESTIT

Subscribe to get the latest posts sent to your email.

Share this post

Articles similaires

23 NOVEMBRE 2024

Cop29 en direct : des groupes représentant des nations vulnérables quittent la réunion alors que les craintes...

L'Alliance des Petits États Insulaires et des Pays les Moins Avancés a déclaré qu'elle voulait une garantie de 30 % du financement climatique, puis a quitté la réunionMarchant en silence les bras croisés, des militants du monde entier ont protesté contre le projet d'accord au lieu de la...

0

23 NOVEMBRE 2024

Des gang masqués ont fait irruption dans la maison de l’accusateur de Conor McGregor, a déclaré le tribunal de...

L'incident a été révélé après que le tribunal civil a découvert que le combattant de MMA avait agressé Nikita Hand en décembre 2018Un groupe d'hommes masqués a fait irruption dans la maison d'une femme qui a intenté une action civile contre le combattant d'arts martiaux mixtes Conor...

0

23 NOVEMBRE 2024

Guerre Russie-Ukraine en direct : Moscou affirme que l’avancée dans l’est de l’Ukraine s’est...

Le ministère russe de la Défense a déclaré que ses forces avaient capturé le village de Novodmytrivka dans la région de Donetsk, dans l'est de l'Ukraine Continue reading...

0

23 NOVEMBRE 2024

‘Des vagues de chaleur marines « catastrophiques » tuent la vie marine et provoquent des perturbations massives...

Une recherche ciblée doit être lancée d'urgence pour sauver les créatures marines et la vie végétale, avertit le centre d'océanographieLa Grande-Bretagne est confrontée à un avenir de vagues de chaleur marines de plus en plus catastrophiques qui pourraient détruire les colonies de...

0

23 NOVEMBRE 2024

Le patron de Jaguar défend la nouvelle publicité et le rebranding au milieu de la « haine vile » en ligne.

Le clip sur les réseaux sociaux présente des modèles en vêtements colorés mais sans voiture dans ce que Rawdon Glover décrit comme un « réimaginaire »Le patron de Jaguar a défendu le choix de l'entreprise de s'éloigner des « stéréotypes automobiles traditionnels » après qu'un...

0

23 NOVEMBRE 2024

KFC abandonne son engagement à ne plus utiliser de ‘Frankenchickens’ au Royaume-Uni

Chain dit qu'elle ne pourra pas cesser d'acheter des races à croissance rapide d'ici 2026, car l'industrie avicole ne peut pas fournir suffisamment d'animaux à bien-être supérieurLa chaîne de restauration rapide KFC a abandonné son engagement au Royaume-Uni d'améliorer le bien-être animal...

0

En savoir plus sur L'ABESTIT

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Continue reading