« Dieu a accordé à chaque personne sa terre, mais les Britanniques ont débarqué et ont pris la nôtre », a déclaré Ngasura. « Avant leur arrivée, nous n’avions pas de problèmes. Nous vivions en paix. » Aujourd’hui âgé de 98 ans, il est le plus ancien et le seul survivant masculin encore vivant à avoir séjourné dans le camp de détention de Gwassi, mis en place par les colonisateurs britanniques.
Le but : expulser les autochtones de leurs terres afin de leur permettre de profiter de leurs ressources, notamment en cultivant du thé. Avant de vivre à Gwassi, les clans Kipsigis et Talai vivaient dans des communautés polygames où les terres étaient en propriété commune.
VICE l’a rencontré devant sa maison, au sommet d’une colline, dans les hautes terres situées à l’ouest de la vallée du Rift au Kenya. Kericho est connue pour ses paysages luxuriants et ses collines de thé ondulantes, où les habitants produisent l’un des meilleurs thés au monde. Assis, une canne en bois dans une main, Ngasura tient dans l’autre des photographies qui montrent comment les colonisateurs britanniques l’ont expulsé de force de ses terres ancestrales en 1933.
Ngasura, ainsi que d’autres survivants de la violence coloniale et des vols de terres, ont porté plainte contre le gouvernement britannique devant la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), une juridiction internationale qui interprète la Convention européenne des droits de l’homme. Ils demandent une indemnisation de l’ordre de 178 milliards de livres sterling (200 milliards de dollars, 200 milliards d’euros).
Le décès de la reine Élisabeth II a relancé les appels à la restitution par la Grande-Bretagne de son passé colonial et des profits qu’elle tire actuellement de ses anciennes colonies. Les colonisateurs britanniques ont régné sur le Kenya de 1895 à 1963, date à laquelle le pays a obtenu son indépendance. Au cours de cette période, environ 15 000 autochtones kipsigis et talais ont été assassinés ou sont morts des suites de la violence coloniale, notamment de faim. Ces chiffres viennent s’ajouter à ceux d’autres clans indigènes du Kenya qui ont été confrontés à la violence des Britanniques.
« Nous avons beaucoup souffert », raconte Ngasura à VICE en contemplant une photo de lui, adolescent, dans le camp.
Ngasura se souvient très bien de la faim, d’être forcé de fouiller dans les poubelles des hôtels britanniques pour trouver de la nourriture afin que sa mère puisse cuisiner pour la famille.
Des femmes, dont sa mère, ont été violées à plusieurs reprises pendant cette période. Ngasura a été contraint de travailler comme ouvrier à la construction de bureaux administratifs pour les Britanniques. Les conditions de vie dans le camp étaient inhumaines. Les gens étaient privés de produits de première nécessité, comme les soins médicaux, et leurs déplacements étaient limités.
Le camp abritait également des serpents venimeux, des mouches tsé-tsé et des moustiques, qui transmettaient des maladies, provoquant la mort de personnes et des fausses couches chez les femmes enceintes. Selon l’historien kenyan Godfrey Sang, sur les quelque 2 000 personnes qui vivaient à Gwassi, seules 100 en sont sorties vivantes.
« Il y avait beaucoup de cris chaque jour parce que des enfants et autres personnes mouraient », se souvient Ngasura.
Pour Sang, il s’agit d’un génocide intentionel. Les Britanniques « ont envoyé les [indigènes] à Gwassi parce qu’ils avaient un objectif : ils voulaient qu’ils meurent et disparaissent », a-t-il déclaré.
Des documents officiels britanniques indiquent que le camp de détention de Gwassi était inhabitable pour les humains et serait un lieu où « les vieillards allaient mourir progressivement. »
Le père de Ngasura est mort après avoir contracté le paludisme à Gwassi. Ses deux belles-mères et ses deux demi-frères sont également morts dans le camp, suite a des morsures de serpents venimeux.
Les 115 000 survivants de Kipsigis et de Talai n’ont jamais reçu de réparations ni même d’excuses. Aujourd’hui, avec le soutien du gouvernement kenyan, les survivants de ces massacres demandent des comptes à la Grande-Bretagne.
Ngasura fait partie de la douzaine de survivants qui ont récemment déposé une plainte auprès de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) à Strasbourg. Ils réclament une restitution pour les peuples indigènes kenyans Kipsigis et Talai, dont les quelque 200 000 acres de terres ancestrales appartiennent toujours à plusieurs sociétés de thé britanniques, dont Lipton – qui appartenait à Unilever jusqu’en juillet dernier – Finlay’s et Williamson Tea. Contactées par VICE, aucune de ces enseignes n’a répondu à notre demande de commentaire.
« Il est injuste que les multinationales jouissent de richesses alors que nous souffrons. Les propriétaires des terres souffrent. Les populations indigènes souffrent » – Kibore Cheruiyot Ngasura, survivant.
Finlay’s, qui se vante sur son site web de récolter 28 millions de kilogrammes de thé par an sur plus de 25 000 acres de terre à Kericho, affirme qu’elle conduit localement « un changement économique, social et environnemental positif ».
« Il est injuste que les multinationales jouissent de richesses alors que nous souffrons. Les propriétaires des terres souffrent. Les populations indigènes souffrent. Ce n’est pas juste », poursuit Ngasura. « Je suis vraiment désolé que Sa Majesté la reine Elizabeth soit morte, mais je souhaite que son fils, le roi (…) s’assure que justice soit faite. »
Les violences coloniales britanniques à l’encontre des Kipsigis et des Talais vont de la torture à la violence sexuelle, en passant par le meurtre, le déplacement et la détention arbitraires, et les traitements inhumains et dégradants.
« Nous avons essayé autant que possible d’amener le gouvernement britannique à une table ronde. Saisir la justice est notre dernier recours » – Joel Kimutai Bosek, avocat.
Des décennies durant, les survivants n’ont pas pu obtenir justice en raison d’un manque de ressources financières. En 2014, le gouvernement du comté de Kericho a engagé l’avocat kényan Joel Kimutai Bosek ainsi qu’un cabinet juridique britannique pour poursuivre l’affaire. L’équipe a passé des mois à recueillir des preuves et des témoignages des 115 000 survivants vivants qu’ils représentent désormais.
« Nous avons essayé autant que possible d’amener le gouvernement britannique à une table ronde. Saisir la justice est notre dernier recours », indique Bosek.
L’équipe juridique a fait appel au Foreign, Commonwealth, & Development Office pendant des années pour engager une médiation avec les survivants. En 2019, le gouvernement britannique a écrit aux avocats qu’il n’avait « aucune intention d’entrer dans un quelconque processus » de résolution avec les peuples Kipsigis et Talai.
Un rapport de 2021 rédigé par les rapporteurs spéciaux des Nations unies a demandé au Royaume-Uni de présenter des excuses et de fournir des réparations pour leurs « violations flagrantes des droits humains » contre les Kipsigis et les Talais. Cependant, la Grande-Bretagne a refusé de reconnaître ce fait.
« Chaque fois que les Britanniques réagissent [de cette manière], nous redoublons de détermination », a ajouté Bosek. « Ce n’est pas une question qui peut être balayée de la main. Ce n’est pas une question qui va disparaître. »
Contacté par VICE, le bureau des affaires étrangères, du Commonwealth et du développement a déclaré : « Nous ne pouvons commenter sur une procédure judiciaire en cours. »
Bosek, dont les grands-parents ont été expulsés de force de leurs terres à Kericho par les Britanniques, explique que les survivants ont l’impression de devoir oublier ces crimes et passer à autre chose.
« Comment oublier quand on vit encore dans la douleur ? », dit Bosek.
Certaines des atrocités commises sont tellement horribles que les survivants n’en parlent pas ouvertement. Dans la confidence, plusieurs survivants masculins ont avoué à Bosek qu’ils avaient subi des viols collectifs par une douzaine de Britanniques.
« Ce qu’ils ont fait ne peut être fait que par des personnes primitives et barbares, je suis désolé de le dire », indique Bosek. « Ce sont des voleurs. Ce sont les pionniers de l’accaparement des terres… [et ils] veulent se comporter comme si tout était beau et que tout était normal. »
En juillet, Unilever a vendu son activité thé, Ekaterra, à CVC Capital Partners Fund VIII pour 4,5 milliards d’euros (4,5 milliards de dollars, 3,9 milliards de livres sterling). Aucune des deux entreprises n’a répondu à notre demande de commentaire.
Alors que ces multinationales prospèrent, les survivants affirment qu’ils continuent de souffrir de leurs déplacements. Selon les chiffres du gouvernement, une personne sur trois à Kericho vit dans la pauvreté, mesurée par un revenu inférieur à 2 euros par jour.
Des dizaines de milliers de Kipsigis et de Talai travaillent à la récolte du thé pour les mêmes multinationales qui opèrent sur leurs terres ancestrales. Des cueilleurs de thé à Kericho ont déclaré à VICE qu’ils sont payés 8 shillings kenyans (0,067 euros) par kilogramme de thé.
Grace Chelangat Chepkwony avait 4 ans lorsque les soldats britanniques l’ont déportée avec sa famille au camp de détention de Gwassi en 1934.
Chepkwony et son peuple ont été déracinés de leur terre ancestrale lorsque les colonisateurs britanniques ont mené des analyses du sol, qui ont révélé que les indigènes vivaient sur une terre très fertile, idéale pour la culture du thé. Les colonialistes ont expulsé de force les clans qui vivaient là depuis des générations, et se sont déchaînés sur eux avec une violence horrible, afin de subdiviser les terres et de les vendre pour des plantations de thé.
« Si les Britanniques voulaient imposer leur domination, il fallait se débarrasser des Talai », a déclaré Chepkwony à VICE depuis son domicile à Kericho. « Leur intention était de nous opprimer. »
Chepkwony, 92 ans, se souvient du voyage épuisant de 14 jours à pied jusqu’à Gwassi, et de la façon dont les adultes et les enfants étaient battus par les Britanniques. Elle se considère « chanceuse de faire partie des survivants, car de nombreux enfants sont morts en chemin ».
À Gwassi, les membres de la famille de Chepkwony ont reçu des cartes d’identité des Britanniques, destinées à les confiner dans le camp car ils devaient obtenir la permission de le quitter. Elle se souvient de la faim et la tristesse qu’elle a ressenties alors qu’elle était déplacée et se débattait sur des terres étrangères.
Selon Chepkwony, les effroyables conditions de vie dans le camp ont eu un impact psychologique considérable. De nombreux Talai se sont suicidés, dont l’arrière-grand-père et l’arrière-grand-mère de Chepkwony, qui ont dû surmonter la perte de plusieurs de leurs enfants, morts du paludisme sur le chemin de Gwassi et dans le camp.
« Parce que nous sommes toujours sans terre, il est impossible d’oublier les choses qui se sont passées », dit-elle, partageant que le traumatisme intergénérationnel continue d’avoir un impact sur les jeunes.
« J’espère que nous obtiendrons une compensation de mon vivant », a-t-elle ajouté.
Chepkwony, qui a adressé ses condoléances au roi Charles III à l’occasion du décès de la reine Elizabeth II, a également un message pour lui : « Je lui demande de venir [au Kenya], de payer des dommages et intérêts et de demander pardon. S’il le fait, je pardonnerai aux Britanniques, et ils auront la paix sur leur terre. »
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