Alors comment se fait-il que certaines personnes n’aient aucune capacité de représentation mentale visuelle ? Qu’en est-il de leurs rêves ? Et les rêves éveillés ? Ou encore les visages – celui de leur tante préférée ou même de la personne qui vient de les larguer ?
J’ai parlé avec le Docteur Steven Laureys, neurologue au Québec et au CHU de Liège – mondialement reconnu pour ses travaux sur le fonctionnement de notre cerveau et de la conscience humaine –, mais aussi avec Flore (26 ans), artiste make-up, et Marthe (30 ans), photographe et artiste visuelle, qui ont toutes deux appris il y a quelque temps qu’elles étaient « aveugles du cerveau ».
C’est quoi au juste, l’aphantasie ?
« Les personnes atteintes d’aphantasie ont du mal à imaginer des choses », introduit Steven Laureys. Ça se résume simplement au fait que certaines personnes peuvent se représenter les choses plus facilement que d’autres. »
Petit test : vous ave mangé quoi ce matin ? Peut-être que vous visualisez dans votre tête cet œuf au plat exquis glisser dans votre assiette avant qu’un morceau de pain doré ne vienne plonger dans ce jaune d’œuf chaud et coulant. Ou peut-être que vous ne voyez juste rien.
« Je ne savais pas que des gens pouvaient littéralement penser à des images. » – Marthe
« Certaines personnes sont dans l’impossibilité de se souvenir, et c’est ça l’aphantasie. Ça devient évident dès le moment où vous leur en parlez. Les gens atteints d’aphantasie disent : “Ah tiens, je pensais que c’était pareil pour tout le monde, mais en fait vous avez beaucoup plus d’imagination visuelle que moi”. », explique le Dr. Laureys.
Marthe a découvert il y a environ trois ans qu’elle était aphantasique en regardant une vidéo sur YouTube. « La vidéo expliquait que certaines personnes peuvent imaginer des images très détaillées, tandis que d’autres ne voient rien du tout. J’ai toujours supposé que la “pensée par l’image” signifiait quelque chose de moins littéral que ça ; je ne savais pas que des gens pouvaient littéralement penser à des images. »
Flore a découvert que les autres pouvaient penser en images alors qu’elle écoutait la radio. Dans l’émission, qui parlait de livres, plusieurs questions étaient posées à des personnes aphantasiques et des spécialistes, du style « Vous êtes capable d’imaginer les personnages ? » ou « Vous pouvez décrire à quoi ressemble le personnage principal ? ». « Je n’ai rien su voir du tout, dit Flore. Pendant l’émission, je me disais : “OK, d’autres personnes peuvent voir ça, donc je suppose que je fais partie des cas particuliers ?” J’ai pu mettre un mot sur d’autres situations que j’avais vécues. Par exemple, quand j’étais plus jeune, on devait parfois méditer en cours de religion. Il fallait s’imaginer qu’on marchait dans une forêt, et je trouvais ça totalement absurde. Mais les autres élèves voyaient vraiment une forêt. »
« Je décrirais l’image que j’ai de mon copain comme une sorte de mélange trouble de concepts : cheveux foncés, yeux verts, 1 mètre 85. Tu le sais, mais ça ne suffit pas pour produire une image. » – Marthe
Marthe ne voit donc pas d’images sur sa rétine, mais elle sait plus ou moins à quoi ressemblent les choses. « Par exemple, je sais à quoi ressemble mon copain, que j’ai vu cet après-midi, dit-elle. Mais si je ne l’ai pas en face de moi, cette image reste floue. Je le décrirais comme une sorte de mélange trouble de concepts : cheveux foncés, yeux verts, 1 mètre 85. Tu le sais, mais ça ne suffit pas pour produire une image. »
Un large spectre
Au cours des dernières semaines, j’ai fouillé le sujet. J’ai demandé à mes potes et à ma famille de décrire exactement ce qu’iels voyaient quand iels pensaient à une table rose. Les réponses ont pas mal varié. Certain·es ont vu une image en noir et blanc avec de vagues contours, tandis que d’autres ont vu une « vraie » table : une image claire et détaillée en 4K Ultra HD – y compris les rayures, les taches de café et la peinture écaillée.
En d’autres termes, c’est pas binaire ; c’est pas une question de simplement de voir des images ou non. La façon dont on voit et ce qu’on voit diffère d’une personne à l’autre. « Notre cerveau est très fort pour imaginer des choses, mais il le fait à des niveaux très différents pour chacun, explique Laureys. Il faut voir notre imagination comme un gigantesque spectre. À une extrémité de ce spectre, vous avez les personnes aphantasiques, et à l’autre extrémité, vous avez les hyperphantasiques. » Par exemple, Kanye West voit des sons, Vincent Van Gogh entendait des couleurs et Einstein voyait ses idées et problèmes mathématiques apparaître face à lui. « Notre imagination comporte de nombreuses dimensions, poursuit Laureys. Ça constitue un défi supplémentaire en termes de recherche scientifique, mais c’est aussi ce qui la rend si fascinante ; pour au moins essayer de comprendre comment tout ça s’imbrique. »
« Beaucoup de personnes aphantasiques peuvent rêver. Donc à un niveau subconscient, elles ont de l’imagination. » – Steven Laureys
Toujours selon Laureys, il n’est pas facile de savoir si on naît aphantasique. « Il y a une composante génétique, ça peut se transmettre. Comparez ça à une sorte de trait de caractère ou de talent », dit-il. En même temps, c’est un peu l’histoire de la poule et de l’œuf. Par exemple, les personnes qui se situent à l’extrémité hyperphantasique du spectre peuvent se sentir plus attirées par certaines études ou professions, mais c’est aussi parce qu’elles choisissent ces études et ces professions qu’elles s’y développent davantage et deviennent meilleures.
Des rêves aveugles
Le terme aphantasie a été introduit par le Professeur Adam Zeman quand il a décrit le phénomène en 2010, dans le cadre d’une étude qui portait sur un homme de 65 ans incapable de se souvenir de certaines choses après une opération du cœur. L’étude a été publiée dans un magazine en ligne et, peu de temps après, les scientifiques ont été contacté·es par plus d’une vingtaine de personnes qui se reconnaissaient dans cette étude. Il y avait par contre une différence importante : ils n’avaient pas subi d’opération. Leur déficience visuelle était présente depuis toujours. Zeman et son équipe ont alors rassemblé toutes ces personnes pour étudier ces cas. La vividité de leur capacité à imaginer les choses, à les voir, était en effet bien inférieure à la normale ; mais malgré cette déficience de l’imagerie mentale volontaire, la plupart des participant·es étaient capables de se souvenir d’images involontaires. En d’autres termes, iels étaient capables de rêver.
« De nombreuses personnes aphantasiques peuvent effectivement rêver. Donc à un niveau subconscient, elles ont de l’imagination », confirme Laureys. C’est ce qui ressort également des nombreux forums sur lesquels les personnes aphantasiques échangent activement pour savoir si elles rêvent, comment ça se produit et à quoi ressemblent exactement ces rêves. Sur Reddit, un aphantasique décrit ses rêves comme « si vifs que je dois parfois vérifier par deux fois si c’était un rêve ou un événement réel ». D’autres disent que leurs rêves sont « vagues » ou « totalement inexistants ». Une autre personne dit faire des rêves visuels et non visuels, et occasionnellement des cauchemars : « Je peux dire après coup de quel type de rêve il s’agissait, mais je me souviens quasiment jamais du contexte. »
Marthe, elle aussi, se retrouve de temps en temps au pays des rêves, mais ces rêves ne sont pas très détaillés : « Je me souviens pas après coup de ce que j’ai rêvé. C’est plutôt que je sais où je suis dans mon rêve et qui ou quoi s’y trouve. Je sais pas si je vois vraiment des images dans mes rêves. Je pense que oui, mais parfois je sais pas si c’est des images ou juste des concepts. »
« Il n’est pas évident d’étudier des faits concrets et scientifiques lorsqu’il s’agit d’un sujet de recherche aussi hyper-personnel et subjectif que notre imagination. » – Steven Laureys
Selon Laureys, environ 2 à 5% de la population mondiale n’est pas capable d’imaginer des choses. La représentativité de ce chiffre n’est pas tout à fait claire vu que même pour les spécialistes les plus expérimenté·es, il n’est pas facile de mesurer quelque chose d’aussi subjectif et personnel que notre imagination en des termes scientifiques – ce qui est logique, puisque vous êtes évidemment la seule personne à pouvoir expliquer (ou au moins essayer) comment vous pensez ou vivez certaines perceptions et émotions.
Les scientifiques qui s’aventurent dans le sujet, dont notamment Laureys, utilisent diverses échelles et instruments de mesure. « Des outils utiles, dit-il. Mais comme notre conscience comporte de nombreux aspects, la recherche dans ce domaine reste toujours quelque peu réductrice. Par exemple, on observe certaines corrélations : que les personnes atteintes d’aphantasie sont par exemple plus susceptibles d’être des scientifiques et que les personnes atteintes d’hyperphantasie sont plus susceptibles de choisir des professions créatives. » Laureys fait ici référence à l’étude de Zeman et de son équipe, laquelle expliquait que 20% des personnes ayant peu ou pas d’imagination visuelle choisissent de faire carrière dans les mathématiques, l’informatique ou les sciences, tandis qu’un quart des personnes situées à l’autre extrémité du spectre, les hyperphantasiques, choisissent des emplois dans des secteurs créatifs comme l’art, le divertissement ou le design. Zeman nuance toutefois ces conclusions et souligne que « les gens ne devraient pas se limiter à la capacité visuelle de l’esprit ».
« Comme je l’ai dit, il n’est pas évident d’étudier des faits concrets et scientifiques quand il s’agit de quelque chose d’aussi personnel et subjectif que notre imagination, poursuit Laureys. Il faut déjà réussir à définir ce qu’est l’aphantasie ou l’imagination. On peut parler de professions artistiques ou de créatives, mais la créativité peut être définie à de nombreux niveaux différents. Vous travaillez dans la musique ? Le visuel ? Vous écrivez des romans ? L’aphantasie concerne principalement la composante visuelle. Mais là encore, ce n’est pas parce que vous n’avez pas d’imagination visuelle que vous ne pouvez pas être un·e grand·e artiste visuel·le. »
Glen Keane l’a par exemple prouvé quand il a créé Ariel la petite sirène avec son crayon, sans aucune capacité d’imagerie visuelle. Il y a aussi Ed Catmull, aphantasique lui-aussi, cofondateur de Pixar et ancien président des studios d’animation Walt Disney. Catmull a travaillé sur Star Trek II, Toy Story, Finding Nemo, WALL-E, Up, Frozen, etc. Il a aussi reçu un Oscar pour avoir développé Pixar RenderMan, un logiciel de rendu 3D. Sans pouvoir voir les choses quand il ferme les yeux. Juste pour dire, ne paniquez pas si vous ne pouvez pas imaginer une table rose dans votre tête – vous pouvez toujours gagner un Oscar.
« Ma mère est décédée il y a peu. Le fait que je n’arrive plus à imaginer à quoi elle ressemblait m’agace profondément. » – Flore
En tant qu’artiste visuelle et photographe, Marthe essaie de réduire les effets de son aphantasie au minimum, mais c’est pas toujours simple. « C’est difficile de penser à une image à l’avance, dit-elle. J’ai besoin de matériel tangible, alors j’essaie de faire beaucoup de croquis. C’est aussi la raison pour laquelle je dessine et peins principalement des portraits ; j’ai toujours une référence sur laquelle m’appuyer. J’adore capturer des choses, mais parfois je trouve aussi tout ça un peu dommage ; comme si c’était un peu plus difficile pour moi de faire marcher ma créativité. »
Flore dit qu’elle n’a pas nécessairement l’impression de manquer quelque chose, parce qu’elle ne sait juste pas comment les choses pourraient en être autrement. « Mais ce qui m’ennuie parfois, c’est que j’oublie très vite. Par exemple, je me suis mariée le week-end dernier et je me souviens que de très peu de choses à ce sujet. Je me souviens pas à quoi ressemblait la salle, ni des vêtements que portaient les gens. Et aussi, ma mère est décédée il y a peu. Le fait que je n’arrive plus à imaginer à quoi elle ressemblait m’agace profondément. Bien sûr, il y a les photos pour combler ce vide, mais c’est pas la même chose. »
Cela dit, Marthe et Flore disent toutes deux qu’elles ne vivent pas nécessairement ce manque d’images dans leur tête comme un « fardeau ». Selon cette recherche, ça s’explique en partie par le fait que l’aphantasie fait appel à notre mémoire et à nos connaissances acquises pour des tâches dans lesquelles la plupart des gens utilisent leur imagerie mentale. « Notre cerveau est plastique, ajoute le Dr. Laureys. Vous utiliserez donc certaines astuces pour compenser un peu ce manque d’imagination. La plupart des aphatasiques réussissent parfaitement à l’école ou au travail. Ce qu’il faut retenir, c’est qu’on est tou·tes différent·es dans notre façon d’appréhender le monde, et ce n’est pas une raison pour paniquer ou penser que vous êtes une personne anormale. »
« Et puis les images négatives, qu’elles proviennent de films ou de la vie réelle, ne restent pas en tête. Et c’est très bien comme ça. », conclut Marthe.
Vous avez des doutes ? Faites ce test. Et si vous voulez aider la recherche du Dr. Laureys, vous pouvez remplir ce questionnaire (de manière anonyme).
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