SOIGNANTS – Face à la
crise de “mal être” des personnels de santé, le CCNE, dans un
communiqué du 29 juin 2022,
nous invite à repenser l’ensemble de notre système de santé pour permettre aux
soignants de retrouver le
sens de leur
travail et aux
patients de pouvoir bénéficier d’un accès égal à des
soins de qualité. Dans cette perspective, le CCNE réaffirme la nécessité “d’imprégner l’ensemble du système de
santé des valeurs et principes éthiques que sont l’équité, la
justice sociale, le respect des
patients et l’attention portée à la qualité de
vie au
travail pour les
soignants”. Il s’agit dès lors de repenser le lien fort entre
éthique et
politique, ici de
santé publique, afin de sortir du cercle économique du calcul efficace, “techniquement rationnel et humainement insensé” comme l’a si bien évoqué
Paul Ricœur.
Apathie morale des gouvernements économico-techniques
Les
soignants, en particulier de l’
hôpital public, ne comprennent plus que les administrations hospitalières et les décideurs
politiques restent
aveugles à leurs revendications proprement éthiques, centrées sur les valeurs du soin qui fondent leur profession : équité, attention et sollicitude, hospitalité. Le sentiment d’injustice, dans le lieu même de leur
travail, que les
politiques publiques rationnelles suscitent, entretient l’
insécurité des
soignants livrés à la mécanique sociale de l’économique. Plus, cette insatisfaction naît de la
perte de
sens de leur
travail dans l’apologie du quantifiable. Cette double insatisfaction conduit les
soignants à abandonner leur poste, par dépit ou désespoir. Pour corriger ces errances comptables, une autre
politique doit s’inventer. Mieux, le
politique, comme sphère séparée de l’économique et du rationnel technique, doit pouvoir retrouver le
sens de l’action raisonnable, s’attachant à renouer avec l’intention
éthique qui
anime toute
société démocratique. Dès lors, face à l’apathie morale de nos
femmes et
hommes politiques, persuadés que seules des solutions techniques sauront résoudre les problèmes posés par l’effondrement du système de santé, un retour aux valeurs éthiques de nos
démocraties s’impose de toute
urgence.
Revendications morales et obligations
Ce retour aux valeurs éthiques n’indique pourtant pas qu’il faille imposer au
politique des principes moraux abstraits comme conceptions générales du bien ou du juste. Il s’agit de défendre la possibilité d’une
expérimentation éthique propre à la
démocratie, tenant compte des situations concrètes vécues par les
acteurs sociaux. Plutôt que de se référer à des valeurs « en soi », des buts abstraits inatteignables – le Bien de tous – les espaces démocratiques de délibération doivent permettre le partage de valeurs sur lesquelles il puisse exister un
certain consensus. La
démocratie – ici la
démocratie sanitaire – est alors comprise, avec Dewey, comme tâche à accomplir, prenant en compte l’expérience de chacun dans les lieux de
travail et de
vie, permettant une interaction continue avec les autres membres de notre
société, en faisant appel à l’intelligence de chacun pour construire une
communauté communicante et attentive aux attentes de toutes et tous. C’est dans ce contexte d’une
démocratie en
train de se faire, toujours
fragile et incertaine, que les liens pourront se nouer entre tous les
acteurs, à l’
intérieur et à l’extérieur de la
communauté soignante.
C’est aussi dans ce sens qu’il faudra comprendre comment les revendications morales soulevées par les soignants et les patients – un juste soin pour le patient pour un moindre coût pour la « société –, entraînent, après examen soucieux, une obligation réelle de la part des administrateurs hospitaliers et de la part de tous les décideurs politiques, d’entendre ces voix et de rendre possible la mise en pratique de ces revendications morales par des politiques publiques dignes de ce nom.
Le pouvoir aux sans voix
Se joue alors une lutte pour relier ces revendications aux obligations. Il ne suffira pas d’entendre « le cri des blessés » de
William James mais d’admettre que les voix des
soignants et des
patients devront être écoutées certes,
mais également mises à
égalité avec les voix tonitruantes des décideurs
politiques. En d’autres termes, cette lutte morale devra restaurer le pouvoir aux sans voix, à la manière d’
Hannah Arendt : « Le
pouvoir correspond à l’aptitude de l’homme à agir, et à agir de façon concertée. Le pouvoir n’est jamais une
propriété individuelle; il appartient à un
groupe et continue de lui appartenir aussi longtemps que ce
groupe n’est pas divisé. Lorsque
nous déclarons que quelqu’un est “au pouvoir”,
nous entendons par là qu’il a reçu d’un certain nombre de personnes le pouvoir d’agir en leur
nom. ».
«Face à l’apathie morale de nos femmes et hommes politiques, persuadés que seules des solutions techniques sauront résoudre les problèmes posés par l’effondrement du système de santé, un retour aux valeurs éthiques de nos démocraties s’impose de toute urgence.»
Quand les travailleurs du soin de l’hôpital public forment ce groupe que l’on espère non divisé – ce qui ne va pourtant pas de soi – le pouvoir d’agir qu’ils exercent en soignant toutes et tous de toutes conditions vise précisément à proclamer le caractère raisonnable de leurs revendications morales face à la cécité morale des gouvernants rationnels. Ainsi, plus qu’une boussole comme évoqué par le CCNE, l’éthique est au cœur même de nos démocraties, dont les valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité forment la triade fondatrice.
À voir également sur Le HuffPost: Ces soignants en ont marre du bla-bla face à la crise de l’hôpital
Source
Articles similaires