« Front populaire. » Voilà un drapeau aujourd’hui repris par la nouvelle coalition parce qu’il parle encore aux électeurs de gauche. Il évoque pour eux à la fois une mobilisation nécessaire face à l’extrême droite et des progrès sociaux spectaculaires comme les 40 heures et les congés payés. Le Front populaire des années 1930 n’était pas seulement « contre », mais aussi « pour » une nouvelle donne économique et sociale.

Les analogies ne manquent pas avec l’actualité. La montée en puissance de l’extrême droite en Europe, l’inquiétude que suscite la guerre, la crise mondiale de l’économie capitaliste libérale engendrant une crise sociale et politique, l’instabilité politique en France, les profondes divisions au sein de la gauche, mais aussi les mobilisations syndicales. Regardons cela de plus près.

La poussée de l’extrême droite était alors une redoutable réalité, qui s’inscrivait dans une lutte mondiale entre dictatures d’extrême droite (fascisme, nazisme, militarisme), communisme et démocratie. A l’autre bout du monde, le régime militariste japonais s’empare de la Mandchourie fin 1931.

En Europe, Mussolini règne sur l’Italie depuis 1922 et, en Allemagne, où Hitler prend le pouvoir fin janvier 1933 et annihile aussitôt la gauche et le mouvement ouvrier désunis. Fin 1933, l’Allemagne nazie et le Japon quittent la conférence de la Société des Nations (SDN) sur le désarmement. En Autriche, l’extrême droite au pouvoir écrase militairement la résistance ouvrière en février 1934. Au Portugal, l’armée a renversé la fragile République et Salazar a établi sa dictature en 1933. En Espagne, la pression de l’extrême droite sur la jeune République culmine lors de l’écrasement de l’insurrection ouvrière des Asturies en octobre 1934.

En URSS, la dictature stalinienne s’est alors affermie et téléguide depuis Moscou la politique des partis communistes, source d’inquiétude pour les socialistes mais aussi argument massue pour la droite et l’extrême droite contre toute la gauche.

La France rattrapée par la crise en 1931

En France, la droite parlementaire, sous le drapeau de l’Union nationale, est au pouvoir depuis 1926. Mais le pays connaît de plus en plus de difficultés économiques. La crise mondiale, amorcée aux Etats-Unis en octobre 1929, atteint l’Hexagone en 1931. Même si elle est moins touchée que les Etats-Unis et l’Allemagne, son économie subit la perte de marchés étrangers et les dévaluations monétaires successives de ses principaux partenaires qui rendent leurs produits plus compétitifs.

Or, il est impensable en France d’opérer une dévaluation après celle de 1926-1928, conséquence de la Grande Guerre, qui a certes conduit à stabiliser le franc, mais à un niveau inférieur de 80 % à sa valeur d’avant-guerre. Dévaluer à nouveau serait un aveu de faiblesse nationale et de mauvaise gestion aux yeux de l’opinion.

La situation est d’autant plus précaire que, l’activité diminuant, les recettes fiscales baissent également, alors même que l’Etat doit soutenir des secteurs en difficulté. Le déficit public se creuse. Face aux difficultés, les élections législatives de 1932 portent au pouvoir le Parti radical, parti de centre gauche pilier de la IIIe République, anticlérical et honni de la droite extrême. Poursuivant la politique de compression des dépenses publiques, l’Etat n’est pas à même de soutenir l’activité.

La population est diversement touchée. Les agriculteurs – alors un tiers des actifs – voient les prix agricoles s’effondrer en même temps que la demande, surtout après 1934. Les petits et moyens patrons subissent de même la chute des profits industriels et commerciaux. Les salariés, quant à eux, sont surtout touchés par des pressions sur les salaires et le chômage, total ou partiel, sans indemnités existantes, et ce malgré la sortie du marché du travail d’une partie de la main-d’œuvre féminine, du licenciement de centaines de milliers de travailleurs étrangers – Belges, Italiens, Polonais, Espagnols, Nord-Africains, Russes – venus depuis 1920 reconstruire le pays en mal de travailleurs.

Pas moins de cinq gouvernements se succèdent entre juin 1932 et le 6 février 1934, avec une durée de vie moyenne de quatre mois !

En 1933, face aux difficultés économiques et sociales, le Parti radical se divise. Le Parti socialiste qui le soutenait au nom de la défense de la République laïque – sans participer au gouvernement – s’en désolidarise en juillet, en refusant d’entériner l’amputation des dépenses de l’Etat. Pas moins de cinq gouvernements se succèdent entre juin 1932 et le 6 février 1934, avec une durée de vie moyenne de quatre mois !

La droite de gouvernement appelle elle-même à une réforme constitutionnelle, à un Etat fort, par la voix d’André Tardieu. De l’aspiration à une République parlementaire dotée d’un exécutif fort à l’antiparlementarisme, il n’y a qu’un pas. Et, depuis décembre, une affaire de corruption touchant des parlementaires radicaux – l’affaire Stavisky – sert de déclencheur à une mobilisation massive contre le régime, pilotée par l’extrême droite.

L’extrême droite en action

A partir du début janvier 1934, l’Action française multiplie les manifestations aux abords de la Chambre des députés aux cris de « A bas les voleurs ». C’est une organisation monarchiste, antiparlementaire, antisémite influente, née lors de l’affaire Dreyfus. Elle rallie dans sa mouvance nombre de catholiques antirépublicains et de militaires.

Une autre organisation prend sa source dans l’avant-guerre, issue du nationalisme de droite aux relents bonapartistes et renforcée par la vague nationaliste d’après la Grande Guerre : les Jeunesses patriotes de Pierre Taittinger.

Directement nés de la guerre, les Croix-de-Feu du colonel de La Rocque (80 000 adhérents fin 1934) aspirent à un régime fort. La plus grande organisation d’anciens combattants, qui rassemble 900 000 cotisants, pour non politique qu’elle se réclame, n’en appelle pas moins alors à la nécessité de « restaurer l’autorité » et de libérer le pays de « l’intolérable tyrannie des partis ». La Fédération des contribuables, constituée en 1928 et qui appelle, en 1934, à une grève de l’impôt, partage cet objectif.

Plusieurs petits groupes sont, eux, inspirés directement du fascisme italien, tels Solidarité française du parfumeur François Coty ou le Francisme de Marcel Bucard. Dans les campagnes, les Comités de défense paysanne de Dorgères défendent un modèle corporatiste et traditionaliste qui préfigure ce que sera le régime de Vichy.

Le 6 février 1934 est, pour l’extrême droite, l’occasion de porter le fer contre une République parlementaire désignée comme faible, corrompue et impuissante

Le 6 février 1934 est, pour toute cette mouvance, l’occasion de porter le fer contre cette République parlementaire désignée comme faible, corrompue et impuissante. L’élément déclencheur sera la chute, une nouvelle fois, du gouvernement et la désignation par le président de la République du radical – plutôt à gauche – Edouard Daladier afin de former un nouveau gouvernement.

Avant même d’être investi par la Chambre, Daladier démet de ses fonctions le préfet de Paris, Jean Chiappe, dont les sympathies d’extrême droite sont de notoriété publique. Voilà qui, pour la droite extrême, sonne comme un appel à la mobilisation. Le 6 février, quand Daladier se présente devant la Chambre pour obtenir l’investiture, le Palais Bourbon est encerclé par des milliers de manifestants. Les principales organisations, qui se rassemblent en des points différents, ne cherchent pas à prendre d’assaut le Palais. Mais les plus extrémistes s’attaquent aux cordons de police. La manifestation tourne à l’émeute et laisse quinze morts sur le pavé.

Pour apaiser la situation, Daladier, pourtant massivement investi par la Chambre, démissionne et un gouvernement d’union nationale, dirigé par la droite, lui succède. L’émeute a en partie porté ses fruits, une première sous la IIIe République.

Pour les partis de gauche, le 6 février est vécu comme une tentative de « coup d’Etat fasciste ». Une première manifestation, dominée par les communistes, a lieu le 9 février, durement réprimée (quatre morts dans les rangs des manifestants). Mais c’est celle du 12 qui fait date : la CGT (alors d’obédience socialisante) a appelé à la grève générale et à des manifestations de « défense de la République ». Pour ne pas être en reste, la CGTU (communiste) se rallie à l’initiative qui rassemble dans 85 départements plusieurs centaines de milliers de manifestants. A Paris, les deux cortèges convergent vers la place de la Nation où jaillissent les cris « Unité d’action, unité ! ».

De profonds différends…

Pourtant, en ce 12 février, « l’unité » était très loin d’être réalisée à gauche. Radicaux et socialistes, pourtant coutumiers d’alliances électorales pour défendre la République laïque, divergent complètement sur leur projet économique. Quant au Parti communiste, il en est encore à mettre un signe égal entre la « démocratie bourgeoise » et « le fascisme », tous deux défenseurs du capital contre la classe ouvrière. Pour lui, le principal ennemi, c’est le Parti socialiste, la SFIO, qu’il appelle « social-fasciste », traître à la classe ouvrière.

Mais, bientôt, le ton change. Déjà en 1932-1933, le mouvement contre la guerre et contre le fascisme, dit « Amsterdam-Pleyel » (du nom de deux lieux de réunion), initié par l’écrivain communiste Henri Barbusse, avait ouvert ses portes à plusieurs tendances. Peu après le 12 février est créé le « Comité de vigilance des intellectuels antifascistes », sous l’impulsion du philosophe Alain (proche des radicaux), de Paul Rivet (socialiste, professeur au Muséum d’histoire naturelle) et du physicien Paul Langevin, proche des communistes.

Cette volonté d’union est stimulée par l’organisation du camp d’en face (l’extrême droite, qui se structure, continue à occuper la rue). Elle est renforcée par les décrets-lois déflationnistes du gouvernement Laval, qui s’en prennent en particulier au traitement des fonctionnaires.

Revirement de Staline

Mais le déclic déterminant vient de Moscou. Staline, qui ne faisait pas de différence entre démocratie bourgeoise et fascisme et prônait jusqu’alors au Parti communiste le « Front unique » sous la seule direction des communistes, change de cap, estimant que le danger principal pour l’URSS vient bien désormais de l’Allemagne nazie. Si bien qu’en France, le 23 juin 1934, lors de la conférence nationale du Parti communiste, son dirigeant Maurice Thorez proclame la nouvelle ligne : défense de la démocratie, unité d’action avec les socialistes et au-delà, unité syndicale.

La surprise passée et la méfiance surmontée, le Parti socialiste accepte la main tendue et les deux organisations signent le 27 juillet un pacte d’unité d’action « contre les organisations fascistes ». Mais Thorez veut inclure dans cette alliance la formation qu’il considère comme le représentant des petites classes moyennes, le Parti radical. Celui-ci se laisse convaincre après des résultats miteux à diverses élections et, surtout, après le pacte d’assistance mutuelle entre l’URSS et la France en cas d’agression, dit « pacte Laval-Staline », signé en mai 1935.

Thorez veut inclure dans cette alliance la formation qu’il considère comme le représentant des petites classes moyennes, le Parti radical

Est ainsi constitué un « Rassemblement populaire », bientôt baptisé « Front populaire », scellé dans de grandioses manifestations de rue le 14 juillet 1935 partout en province et à Paris, de la Bastille à Nation, où est fait « le serment de rester unis pour désarmer et dissoudre les ligues factieuses, pour défendre les libertés démocratiques et pour assurer la paix humaine ». Un programme de gouvernement est longuement discuté et, six mois plus tard, le 12 janvier 1936, publié.

C’est un programme en deux volets : un programme politique sur la défense des libertés et de la paix (en s’appuyant sur la SDN), et un programme économique contre la crise économique et le chômage (incluant la diminution du temps de travail, le lancement de grands travaux, la création de l’Office des céréales, etc.), bref, un programme qui s’oppose aux programmes déflationnistes antérieurs mais, sous l’influence des communistes conciliateurs, limite les nationalisations à la prise de contrôle de la Banque de France et aux industries de guerre. Le programme est en outre signé par 96 autres organisations et associations politiques, syndicales, humanistes, pacifistes, etc.

Un drapeau historique

Malgré les similitudes, la situation aujourd’hui est bien différente. Le fascisme et le nazisme ne sont pas à nos portes. L’extrême droite est, pour l’instant, une menace par les urnes et n’a pas le soutien implicite ou explicite du grand capital (Bolloré et quelques-uns mis à part), comme naguère par crainte de la poussée des « rouges », Jean-Luc Mélenchon ne pouvant raisonnablement pas faire office d’épouvantail.

Les partis de gauche d’hier représentaient des classes sociales ou des fractions importantes d’entre elles (classes ouvrières, petites classes moyennes propriétaires ou salariées, petits fonctionnaires), dans lesquelles ils étaient implantés à travers syndicats, associations, réseaux municipaux. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Le « Front » est bien moins « populaire » qu’hier.

Le programme commun de 1936, pour modéré qu’il ait été (et pourtant difficile à mettre en œuvre), comportait une sortie par le haut de la crise, analogue à celui de Roosevelt aux Etats-Unis et qui aura une prolongation en 1944 dans le programme du Conseil national de la Résistance puis dans la politique économique et sociale d’après-guerre.

Durement négocié pendant trois jours, le programme d’aujourd’hui propose, comme en 1936, une sortie par le haut de la crise

Le programme d’aujourd’hui, durement négocié pendant trois jours, loin d’être un programme essentiellement défensif, propose aussi une sortie par le haut de la crise sous tous ses aspects, avec un calendrier précis. Reste à en préciser les contours financiers et à réfléchir aux transformations structurelles de l’économie qu’il implique.

Au-delà des débats que ce programme commun suscitera à gauche, il brandit un drapeau historique, celui de la nécessité de défendre la liberté, l’égalité, la fraternité en avançant des propositions concrètes pour améliorer le quotidien, en traçant une route pour l’avenir, en se dressant pour barrer la route à un nationalisme xénophobe, anti-européen, honteusement pro-Poutine, négationniste en matière environnementale, purement démagogique en matière économique et sociale et qui saurait, si la situation lui semble favorable, tomber les masques et nous rappeler d’où il vient.

Source

Share this post

Articles similaires

24 OCTOBRE 2024

Quel est ce carburant...

<p><img width="1500" height="1000"...

0

23 OCTOBRE 2024

Changement d’heure : ce...

<p><img width="1400" height="932"...

0

22 OCTOBRE 2024

Streaming PSG PSV : comment...

<p><img width="1400" height="932"...

0