Dans ces écrits, comme souvent avec l’homme de Surveiller et punir, la matière pour d’infinies exégèses, sur les concepts d’appropriation d’une œuvre ou d’effacement de l’auteur, ne manque guère. Mais le philosophe élabore aussi un concept que les lofteurs, bien malgré eux, ont validé pleinement, plus de trente ans après: celui de l’effacement de la “fonction auteur” au XXIe siècle.
Celui qui écrit, mais aussi le relecteur, l’éditeur, la société elle-même, explique Michel Foucault, tout influe aujourd’hui sur une œuvre de fiction, joue sur sa réception: “On délimite, on exclut, on sélectionne: bref, […] on entrave la libre circulation”. Le concept est aussi commenté qu’il est complexe, mais pour le résumer à l’extrême, le philosophe appelait dans sa démonstration à la fin de l’auteur, ce dernier limitant l’appropriation du texte par le lecteur, et avec elle, de la fonction auteur.
C’est là qu’arrivent nos lofteurs. Ou plutôt, les lofteurs vus par un autre intellectuel, décédé en septembre 2020, Bernard Edelman. Juriste de renom, également philosophe, l’auteur s’est particulièrement intéressé à la tyrannie et à la servitude, surtout volontaire…une bonne raison pour s’attaquer dans les années 2000, à une analyse du phénomène “Loft Story” dans un chapitre d’un livre paru aux éditions La Découverte, L’Art en Conflits.
Les caméras ont remplacé l’auteur
Pour appréhender ce phénomène qui a changé la télévision, Edelman, analysant sans fard l’émission et les débats qu’ils l’ont entourée, convoque alors Michel Foucault. Selon Foucault, explique-t-il, le statut d’auteur de fiction est en train à nouveau de se métamorphoser, de disparaître. Comment, sous quelle forme? Cela, Foucault n’en savait encore rien, mais pour Edelman cela ne fait aucun doute: le Loft, c’est la réalisation de cette prédiction.
L’auteur, nous dit-il, a déjà été lentement poussé dehors par la multiplication industrielle des productions télévisées (nous n’étions qu’en 1969!). Mais cette sortie se fait au moyen d’une dangereuse méprise: les lignes se floutent entre fiction et réalité, l’écran et les programmes qui s’y déroulent devenant plus “vrais” que le vécu, la réalité étant toujours simulée avec plus de précision…jusqu’à son comble, Loft Story: “l’imaginaire d’une réalité elle-même imaginaire” nous dit Edelman. Et cet imaginaire n’a pas d’auteur.
Ni auteur, ni acteur, raconte Edelman, mais seulement une “machine”, c’est-à-dire ce système de caméras de surveillance désormais bien connu. Par sa seule présence, il suscite une intrigue; il aliène entièrement les participants: “la fonction auteur est transférée à une machine qui symbolise le pouvoir du marché”.
Comment est-ce possible? Comment l’auteur, celui qui écrit normalement la fiction, peut-il laisser place à une machine productrice d’intrigue? C’est tragiquement simple, analyse Edelman. L’intrigue, ici, c’est le “processus de destitution de souveraineté d’un individu pour le transformer en serviteur”. Sans vie privée, pas d’identité, selon la théorie freudienne. Sans identité, ils deviennent “des êtres humains vides” et ne sont que les personnages de la production qui a édicté les règles du jeu.
La réalité est devenue une fiction par le seul fait de la machine: il n’y a plus besoin d’auteur pour créer de la fiction. Le “marché” s’en est chargé en se mettant, par l’intermédiaire d’individus qui ne sont pas des acteurs, mais jouent tout de même un rôle, lui-même en scène. Michel Foucault avait raison, la fonction auteur s’est totalement transformée, effacée. Mais, dans l’esprit d’Edelman, c’est bien au profit d’un dispositif “totalitaire”, celui de Loft Story.
À voir également sur Le HuffPost: À quoi ressemblait la télé en 2001 au lancement de “Loft Story”