Si pour certain·es, les vacances c’est fait pour frimer, pour d’autres c’est un bon moment pour prendre du recul et décompresser. Salomé – ou Blu Samu – connaît bien ces moments essentiels de pause. Cet été, elle a été au Portugal – d’où elle est originaire – pour y faire trois dates. Entre les lives, elle en a profité pour passer des vacances auprès de ses proches. De retour en Belgique depuis quelques semaines, elle m’a donné rendez-vous dans un café à Anvers, non loin du quartier Harmonie, pour parler de ce moment et me montrer les photos qu’elle a prises avec nos appareils. Ça tombait bien, c’était justement là que je l’avais vue pour la première fois, pour l’une de ses « premières scènes » en 2017, au Park Festival.
VICE : C’est marrant de s’être donné rendez-vous ici. La première fois que je t’ai vue jouer, c’était juste là-derrière. Depuis, ton image et ta musique ont évolué. Qu’est-ce qui a changé pour toi ?
Blu Samu : À l’époque, j’étais un bébé, je voulais vraiment réussir. Avec le 77, on était une grande famille. Je voulais représenter la positivité à 1000% et j’avais peur de ma propre sensibilité. Je voulais montrer aux autres que j’étais super positive, pour contrebalancer cette sensibilité. Je voulais vivre dans l’amour pour toujours… Je pense que c’est le principal changement chez moi : j’ai compris qu’il fallait être un peu plus réaliste. Avec les années, mes rêves ont changé. Je me tournais vers l’extérieur pour puiser cette positivité, maintenant je me recentre plus vers l’intérieur. Je dépendais trop des autres. Je pense que tout le monde a ça mais certaines personnes plus que d’autres. Je pensais que le bonheur allait forcément venir si j’avais un groupe de potes. Si mes potes allaient bien alors peut-être que moi j’irais bien aussi. Depuis, j’ai compris que j’allais bien quand je pouvais être moi-même à 100%.
Comment ça, tes « rêves ont changé » ? Tu te focalises sur des choses plus concrètes maintenant ?
Je pense que c’est l’essence même de la vingtaine, ce moment où tu te déconstruis et tu comprends qui t’es et pourquoi t’es comme ça. C’est un peu ce qui m’est arrivé ces dernières années. Au début, j’avais une projection d’un rêve, basé sur ce que j’avais pu voir dans les magazines ou dans les films. Après, avec le temps, c’est devenu des trucs plus concrets. « Qu’est ce qui, dans ce rêve-là, te donne du bonheur ? » C’est faire de la musique qualitative et être appréciée pour ce que je fais, un truc dont je suis fière. Déjà ça, ça déconstruit pas mal le rêve ; ce n’est plus une question de devenir une superstar, c’est beaucoup plus simple, plus concret. C’est être enfin heureuse avec soi-même. C’est simplifier les choses et faire des pas concrets pour atteindre ce que tu veux.
T’avais besoin de déconstruire quoi exactement ?
Je suis obsédée par la satisfaction des autres, un people pleasing issue. J’ai grandi avec une mère très stricte ; tout devait être parfait autour de moi et même ce qui était parfait ne l’était pas assez. C’est hostile de grandir dans ça quand t’es gosse, j’ai intériorisé le fait que je devais tout faire pour éviter le conflit, coûte que coûte. Le conflit était quelque chose de mauvais. Du coup, je me devais d’être celle qui aide les autres, qui fait passer les autres avant soi.
Par la suite, j’ai réalisé que non seulement c’était néfaste pour moi, mais aussi pour les gens que je fréquentais. Tu peux pas être honnête à 100% avec quelqu’un si tu te bases sur ce genre de choses. Ma mère était folle de rage quand je remettais en question ses méthodes ou sa vision des choses. J’ai grandi en pensant que la remise en question d’autrui était un manque de respect ultime. Sauf que c’est plus respectueux de confronter deux perspectives que d’ignorer ses différences par peur du conflit. C’est un truc que j’ai dû apprendre à déconstruire, notamment pendant le Covid.
Du coup, à cause ou grâce à cette déconstruction, tu dirais que t’as coupé des liens avec certaines personnes ? Ça t’a fait changer de dynamique ?
J’ai toujours été un loup solitaire. J’ai toujours été cet outsider, sans vouloir paraître dramatique, mais c’est comme ça que je me sentais. Il y a eu un bref moment où j’ai eu l’impression d’appartenir à quelque chose, mais ça n’a pas duré très longtemps. Même si je suis restée avec certaines personnes, souvent pour une longue période, j’ai quand même l’impression d’être restée plus longtemps que nécessaire.
« J’ai commencé à me demander pourquoi j’étais entourée de gens qui ne voyaient pas que j’allais pas bien. »
Ces relations que tu voulais préserver, sans vouloir confronter quoi que ce soit, t’en garde une certaine amertume avec le recul ?
Je suis tiraillée entre deux sentiments. Pour être honnête, je pense que la plupart de mes relations auraient dû bien se finir, avec plus de respect. Mais d’un autre côté, je suis quand même amère parce que c’étaient de belles relations, du coup c’est triste. Je suis triste qu’on n’ait pas pu communiquer sur ce dont on avait besoin, ce qu’on cherchait chez l’autre. Ce sont des instants ratés, des chances manquées. C’est pas grave, mais j’ai des regrets.
Et tout ça, tu dirais que ç’a influencé ta carrière ?
Peut-être. Y’a pas mal de projets auxquels j’ai dit oui sans réfléchir. Puis j’ai senti un malaise, j’ai mis du temps à répondre à un mail, j’ai fini par ne plus jamais répondre et passer à côté de trucs qui auraient pu être cools. Je me dis que c’est pas très grave, on est tou·tes humain·es, on a des failles. Il faut juste trouver les bonnes personnes.
Pour revenir au Covid que t’as évoqué…
Pendant le confinement, j’ai joué pendant un mois aux jeux vidéos et c’est là que je me suis dit qu’il y avait quelque chose qui n’allait pas. Je jouais à un RPG sur le téléphone – je ne dirais pas le nom ! J’ai réalisé que ça faisait quatre ans que j’étais dans un rush d’adrénaline, avec des projets qui arrivaient sans cesse, en essayant de garder le rythme et le moral. Et tout d’un coup t’as le lockdown qui te force à faire un break. Mon cerveau cherchait à éviter à tout prix la confrontation avec les problèmes.
Après les jeux, ç’a été le skate ; mais pareil, ça m’a aidé jusqu’à ce que ça ne marche plus. Ces trucs censés calmer mon cerveau ne marchaient plus, j’étais plus épuisée que relaxée. Je n’arrivais plus à écrire, j’étais frustrée. J’ai pris du recul et j’ai écrit une chanson que j’ai jamais sortie, mais ç’a un peu débloqué l’introspection ; plusieurs sentiments qui m’ont fait me dire « Ah putain… y’a encore tout ça en moi ». J’ai commencé à me remettre en question, me demander pourquoi j’étais entourée de gens qui ne voyaient pas que j’allais pas bien.
Cet été, t’es partie te ressourcer au Portugal.
C’était vraiment génial parce que toute ma famille était là, tous les arrière-cousins et tout. C’était la première fois depuis mes 12 ans que je voyais toute ma famille au complet. Y’avait ma grand-mère, la patronne de la famille. Elle vit dans un home mais c’est dans la même rue que la maison familiale. Elle est tout le temps avec la famille.
Tu lui montres ce que tu fais en termes de musique ?
Je lui ai jamais chanté ma musique. Je sais pas pourquoi, sûrement parce que je rappe, que c’est en anglais et qu’elle pourrait pas comprendre. Mais aussi, parce qu’elle me connaît en tant que Salomé, pas Blu Samu. Mais je lui parle de ma carrière, je lui parle de mes aventures. En fait, dans mes sons, j’explique mes émotions, ce que je suis, ce que je sens. Sauf que ma grand-mère, c’est la personne qui me connaît le mieux au monde, même plus que moi-même ; donc elle sait déjà de quoi je parle dans ces chansons. Elle a pas besoin d’écouter. C’est ma deuxième maman, elle m’a élevée de mes 1 à mes 5 ans.
Outre les moments en famille, t’as fait des rencontres intéressantes au Portugal ?
Grave, y’avait cet artiste que j’ai rencontré à A Porta Festival à Leiria, il s’appelle Ryder the Eagle. Il jouait une sorte de musique assez soft, j’aimais bien. Il était tout doux dans sa musique mais c’était une vraie rockstar quand il performait. Des bonnes vibes ; il était habillé tout en blanc. J’étais aussi en blanc, du coup on a posé ensemble sur la photo. De là, on a discuté, il était super gentil, vraiment rock’n’roll.
Quand t’es en tournée, tu croises plein de monde et souvent tu sympathises avec ceux que tu sens bien : les gens qui traitent bien le staff, qui dégagent une bonne énergie. Avec lui, on a directement échangé nos Instagram au moment de bouffer en backstage. Le type est français et vit sa meilleure vie au Mexique, un bon badass. Le pire, c’est que sa musique, c’est une sorte de variété française, qui ne colle pas du tout avec le personnage, mais c’est ça qui surprend. C’est intéressant parce que tou·tes ces « petit·es » artistes, qui accumulent une fanbase culte et fidèle, ont des vies de ouf ici et là.
Atypique comme rencontre.
Oui, surtout qu’il boit pas d’alcool, il vit une vie super peace et il se prend pas la tête. C’est une chose à laquelle j’aspire aussi : faire la musique que j’aime, vivre de ça, faire ce qui me plait sans prétendre devenir une superstar. Vouloir devenir une superstar c’est le cliché de la vie d’artiste ; je me cache pas, je suis passée par là. Aujourd’hui, je veux conquérir le monde mais différemment, à mon rythme, faire écouter ma musique aux personnes qui le veulent vraiment. Les gens qui veulent devenir des superstars c’est souvent pour cacher des problèmes qui se trouvent ailleurs, qu’ils veulent pas traiter.
Toi aussi t’as des envies d’ailleurs comme ce type ?
Grave, j’aimerais d’office vivre au Portugal, proche de mes racines. Et au Cap-Vert un peu. Ça serait le rêve de vivre une double vie entre les deux.
T’as vu d’autres trucs sinon ?
Le festival dans lequel je jouais faisait une collaboration avec le musée du village. Y’avait des expositions d’art tout autour. T’as une œuvre qui m’a pas mal marquée : une des fontaines du village était couverte d’un drap bleu sur lequel étaient posées des statues de petits anges. C’était une série sur l’immigration et un hommage à tous les gens qui traversent la Méditerranée. Comme un clin d’œil à l’attention portée à la crise migratoire en Ukraine et le fait qu’on oublie les gens qui sont encore en train de mourir de ce côté-ci du monde [au sud de l’Europe, NDLR]. Avec l’Ukraine, on fait de la question migratoire une hype, mais c’est pas parce qu’on ne parle plus de tel ou tel problème qu’il n’existe plus.
« Une des questions les plus chiantes qu’on me pose c’est “C’est quoi tes influences ?”. »
Et on fait assez contre ça ?
On est une génération qui sait pas vraiment comment manifester non plus. Si la protestation est autorisée par ton oppresseur, ce n’est plus une manifestation. On sait pas comment lutter, y’a beaucoup d’activisme en ligne, beaucoup de partages, de clics, de visionnages, de changement de photos de profil… But nothing changes.
La dernière fois que je suis allée en manif, je voyais des pancartes avec l’inscription « Black Lives Matter » suivie d’un blaze Instagram. Pourquoi y’a ton Insta dessus ? T’as juste envie de faire de l’auto-promo, en fait. J’ai même entendu des gens dire « Ah putain y’a de la musique, c’est comme un festival »… C’est pas de l’activisme pour moi. En me retrouvant au milieu de tout ça, j’avais pas l’impression de faire quelque chose de vrai. Du coup, j’arrête de prendre la parole tout haut et j’essaye de me concentrer sur ma communauté, sur le fait de changer ce qu’il se passe vraiment autour de moi, à mon échelle.
Sur cette photo c’est quoi ?
C’est aux Red Bull Studio à Paris, je rentrais de la tournée. À chaque fois que j’y suis, je change le fond d’écran des ordis par un animé que j’aime bien. Ici t’as Tekkonkinkreet [Amer Béton en français, NDLR], ça parle de deux frères qui habitent dans la rue. Ensemble, ils rêvent de se casser de leur grande ville et d’aller habiter à la mer. T’en as un qui s’appelle Black, plus dans l’obscurité, et l’autre White, qui paraît niais mais qui a aussi sa noirceur. Ça parle de violence à plusieurs niveaux, en mettant plein de choses en parallèle, comme une sorte de yin et de yang.
Toi t’es plus Black ou White ?
Je pense qu’au début je me reconnaissais plus en White mais qu’au final je me suis transformée en Black. Et c’est assez cool dans un sens, les deux ont chacun un peu de l’autre : White, dans toute sa positivité, il est extrêmement dark quand il craque, il arrive pas à se calmer ; Black est plus dans la réalité du quotidien, il arrive à voir l’espoir partout et capter les bonnes choses au bon moment. Franchement, je conseille. J’ai jamais entendu quelqu’un à qui j’ai suggéré cet animé me dire « Ouais, c’était quoi cette merde ? ». Tout le monde a adoré.
T’accordes beaucoup d’importance à l’image que tu renvoies de toi-même ?
Je pense qu’on peut pas éviter ça aujourd’hui. On est un peu obligé de l’imposer aux autres, on est une société qui ne marche plus sans.
Et ça te fait pas un peu chier ?
Si, grave. J’aimerais bien qu’on s’intéresse qu’à ma musique. Une des questions les plus chiantes qu’on me pose c’est « C’est quoi tes influences ? ». On m’a déjà comparée à Lauryn Hill, à Jorja Smith, on essaye de me coller plein d’étiquettes. On a perdu le mystère qui entoure l’artiste, on veut tout savoir, tout comparer. On a besoin de savoir ce qu’on mange le matin, la skincare routine, les TOCs…
On n’est plus capables de lire un article sans photos, il nous faut des vidéos qui nous expliquent tout de A à Z… L’image prend de plus en plus d’ampleur dans nos vies. Vaut mieux l’accepter et essayer de trouver nos propres alternatives. Mais c’est pas nouveau, ça fait un petit moment que ç’a un impact sur notre travail, notre rapport aux autres, notre santé mentale. Les nouveaux réseaux sociaux sont des bad guys, mais on le réalise trop tard.
T’as pas envie de devenir une artiste Tik Tok quoi.
J’ai toujours fait des mini-clips ou des vidéos marrantes que j’envoie à mes producteur·ices qui s’occupent après de les diffuser. Mais c’est pas pour autant que ça va devenir une priorité dans mon boulot. Pour l’anecdote, la dernière fois j’ai joué à Paris et l’une des artistes qui clôturait la soirée était devenue célèbre grâce à Tik Tok… et elle était en mode diva. Pendant les balances elle a calculé personne, elle est juste venue me voir pour me dire « Cool ta musique ». Pas trop ma vibe. Les gens qui disent pas bonjour aux techos, aux personnes qui sont dans l’organisation et la production… C’est un minimum de respect à avoir quand même.
Blu Samu sera en concert au Botanique le 1 octobre 2022.