POLITIQUE – Le nerf de la guerre. Et de la confiance? L’Assemblée nationale s’empare ce mardi 18 mai de la potion préparée par Éric Dupond-Moretti pour soigner la fracture entre les Français et leur justice. Au programme de ce texte: l’avènement des procès filmés, l’encadrement des enquêtes préliminaires, le renforcement du secret de la défense ou la suppression des crédits de réduction de peines automatiques.
Autant de points, une quarantaine d’articles en tout, qui suscitent la crispation des syndicats de magistrats -ou de certains avocats- et viennent nourrir les critiques sur une supposée loi “fourre-tout.” Le pénaliste lillois Franck Berton, ancien compagnon de route du garde des Sceaux s’est par exemple employé à fustiger dans les médias le revirement du ministre sur le sujet de la généralisation des cours criminelles départementales au dépens, selon lui, des cours d’assises.
D’autres, à l’image du bâtonnier d’Amiens Guillaume Demarcq expliquent ne pas vouloir “rejeter” la réforme “en bloc par dogmatisme.” Tous, magistrats, comme ténors du barreau, s’accordent en revanche sur un sujet: qu’elle soit filmée ou non, la justice a besoin de davantage de moyens pour fonctionner au quotidien et ainsi inspirer confiance aux citoyens.
La justice délaissée depuis des années
“L’objectif (du texte) est louable, mais je ne pense que pas qu’il soit atteint en multipliant les textes. La justice est trop lente, opaque et sans moyen”, analysait par exemple la bâtonnière de Carcassonne Céline Colombo dans La Dépêche au début du mois de mai. “Aujourd’hui ce dont souffre la justice c’est clairement un manque de moyens”, confirme son collègue amiénois Guillaume Demarcq sur l’antenne locale de France Bleu.
Un constat partagé par Katia Dubreuil, la présidente du syndicat de la magistrature, pour qui le projet d’Éric Dupond-Moretti ne s’attaque pas “aux problèmes de la justice auxquels il conviendrait de remédier.” “Le manque de moyen chronique ne fait pas tout, mais y est pour beaucoup. (…) la justice est confrontée à une misère endémique depuis des années avec des délais trop longs. Cela provoque l’insatisfaction du justiciable qui doit attendre très longtemps sur des questions très importantes pour lui, qu’elles portent sur le droit du travail, les divorces ou la garde d’enfants”, explique-t-elle au HuffPost, fustigeant, au passage, un texte qui reprend “les marottes” de l’ancien avocat devenu garde des Sceaux.
Mais force est de constater que la question du budget alloué au ministère de la Place Vendôme est latente dans le débat public depuis des décennies. Et celle autour son insuffisance, documentée à travers les comparaisons avec nos pays voisins.
Endiguer la “clochardisation”
En octobre 2020, une étude de la Commission européenne pour l’efficacité de la justice révélait que la France a consacré, en 2018, 69,50 euros par habitant à son système judiciaire, quand l’Allemagne investissait 131,20 euros, soit deux fois plus. Un chiffre sous la moyenne (71,56 euros) des 47 États mesurés (dont la Moldavie par exemple) et loin de l’Italie (83) ou de l’Espagne (91).
Un phénomène que l’ancien garde des Sceaux Jean-Jacques Urvoas qualifiait de “clochardisation”, en 2016. Des carences que son successeur Éric Dupond-Moretti ne nie pas. “La justice a deux problèmes, elle manque de moyens et a de mauvaises habitudes”, expliquait-il dès le mois de juillet 2020, quelques heures après avoir pris ses fonctions.
Mieux, il se targue depuis d’avoir obtenu un budget “historique” pour son ministère. À raison, puisque la hausse de 8% qu’il dit avoir arrachée “avec les dents” pourrait faire pâlir d’envie tous ses prédécesseurs, à droite comme à gauche, quand Christiane Taubira se contentait d’un “rab” de 4%, au mieux, tout comme les différents gardes des Sceaux sous la présidence de Nicolas Sarkozy.
“Le budget a été délaissé pendant très longtemps pour des raisons politiques, ce qui a produit des effets délétères”, constate de son côté l’entourage d’Éric Dupond-Moretti auprès du HuffPost, comme pour mieux louer l’effort “majeur” entrepris depuis le début du quinquennat sur ce sujet, avant d’ajouter: “quand vous êtes privé de budget, vous vous consacrez sur votre coeur de métier, et la priorité des priorités de la justice est d’éloigner de la société les individus les plus dangereux. Toute la petite délinquance a été laissée de côté.”
Des “sucres rapides” pour un faux diagnostic?
Toujours selon cette source, l’enveloppe obtenue Place Vendôme commence a produire des effets concrets sur le terrain, à travers notamment le recrutement de 1000 personnes partout en France. ”À Niort c’est une hausse de 10% des effectifs, dans la région Nouvelle-Aquitaine 72 personnes ont été embauchées, 19 au tribunal de Bobigny ou 40 à Paris”, se félicite-t-on à propos de cette initiative censée contribuer à traiter deux fois plus d’affaires qu’en temps normal, tandis que le ministre a récemment promis la création de 1000 autres postes pour aider la justice civile.
Une solution “de sucre rapide plébiscitée dans les juridictions”, toujours selon les mots de l’entourage d’Éric Dupond-Moretti qui compte, lui, “axer sa politique sur la justice de proximité, pour précisément cibler les petites infractions”, pas toujours punies ou jugées dans des délais raisonnables.
Pas de quoi satisfaire tout le monde, pour autant. La présidente du syndicat de la magistrature considère, au contraire, que le garde des Sceaux “se trompe de diagnostic.”
“La justice concentre déjà une grande part de ses moyens au jugement des petits délits de faible gravité, comme les tags pour lesquels le ministre veut intensifier la réponse pénale et on a moins de place à l’audience pour juger les gros dossiers qui sortent de l’instruction”, estime-t-elle, à rebours de l’analyse du ministère, regrettant une sorte de vision ”électorale” des choses. Si la question du manque de moyen semble donc consensuelle, la répartition de l’enveloppe, comme la stratégie qui en découle, l’est beaucoup moins.