Il y a plus ou moins un mois, j’étais avec ma sœur quand on a assisté à un accident. On allait tranquillement prendre le métro, quand tout à coup un livreur Takeaway percute une piétonne de plein fouet. La femme s’est relevée, ça avait l’air d’aller. Mais son premier réflexe quand elle a capté qu’elle n’avait rien de trop grave a été de ronchonner et d’accuser les livreurs de ne jamais faire attention. « Tout ça pour une course », a-t-elle dit. 

On sait que les conditions de travail des livreurs sont précaires et incertaines. Mais le plus triste, c’est sans doute que ces professions sont négligées – malgré ce qu’elles apportent aux plus flemmard·es de notre société – et marginalisées par nos réflexes classistes. Et non, donner un petit pourboire et adresser un sourire ne va pas rendre le système plus sain, ça suffit pas. C’est tout une facette du monde du travail 2.0 qu’il faut mater.

En attendant de trouver un moyen efficace de renverser cette logique bien ancrée qui fragilise les travailleur·ses, certaines initiatives tentent de sensibiliser l’opinion publique. Il y a notamment des études qui sortent à ce sujet, des docus ou, plus rarement, des peintures, comme celles d’Arnaud Adami (26 ans).

En 2015, Arnaud entame sa vie professionnelle par un travail dans un entrepôt qui s’occupe du transport et de la logistique de colis. Mais après un an à porter des boîtes, il claque la porte : « Je me suis rendu compte que je voulais pas faire ça toute ma vie. » Il n’a aucune piste tangible en tête. Il se dit juste qu’il aime dessiner et finit quand même par essayer un truc. « J’ai tenté une classe préparatoire aux écoles d’art, se rappelle-t-il. C’était un pari pour moi mais aussi pour eux, parce qu’à part trois dessins sur des cahiers, j’avais pas grand-chose à présenter. » Et ça marche pour lui, puisqu’il intègre une classe préparatoire à l’ENSA de Bourges. « Là-bas, j’ai commencé à faire un peu de tout sauf de la peinture : de l’installation, du volume, de la céramique… J’ai pas spécialement de bagage artistique, je l’ai créé au fil du temps. Et ensuite, en 2ème année, j’ai commencé à vraiment m’intéresser à la peinture. » 

À ce moment-là, Arnaud, qui a entretemps continué à travailler en intérim pour payer ses études, se rend compte qu’il passe autant de temps à l’école qu’à l’usine Mondial Relay. Il remarque aussi que son profil artistique éveille la curiosité de ses collègues de travail. C’est là que l’idée d’un nouveau projet pictural commence à germer. Peu à peu, il se met à peindre ses collègues, et des toiles de prolétariat contemporain prennent forme à l’école de Bourges. Trois ans plus tard, il s’inscrit aux Beaux-Arts de Paris et débarque dans la capitale. « Quand je suis arrivé, remet-il, y’a un nouveau type de prolétaires qui m’a tapé dans l’œil : les livreurs à vélo. Ils sont habillés de toutes les couleurs et pourtant, on ne semble pas les voir dans la rue. Moi, je venais d’arriver donc j’avais un regard neuf : ces couleurs, je les ai vues direct. Je me suis dit que j’allais mettre ces livreurs en valeur avec les codes de l’histoire de l’art. »

Pour ce faire, Arnaud opère logiquement. Il commande de la bouffe sur les applis et une fois le livreur arrivé devant sa porte, il demande s’il peut le prendre en photo pour le peindre par après. Au début, la tactique ne porte pas ses fruits : « Souvent, ils partaient apeurés. Il y a des systèmes de sous-location de gens sans-papiers et ils veulent pas avoir de problèmes, ce qui est tout à fait compréhensible. Mais même quand c’était des personnes qui avaient les papiers, elles refusaient malgré tout. » Il commence donc par peindre des modèles fictifs et, au fur et à mesure, il finit avec des potes qui font vraiment ce métier

On est quand même loin de l’artiste persuadé d’être un porte-parole. Arnaud confie que s’il trouve le système injuste, il n’est pas sûr de vouloir le dénoncer : « Je vais pas utiliser ma parole pour donner celle d’un autre, c’est pas mon rôle. Et c’est que des images. J’ajoute juste des images dans un monde déjà rempli d’images. Je me suis juste rendu compte que c’est des corps de métier pour lesquels on porte très peu d’attention. On peut considérer ça comme une forme d’engagement parce que je suis évidemment politisé, j’ai un parti pris c’est sûr, mais je crois pas que ce soit forcément quelque chose de super engagé en mode coup de poing. »

Au final, on finit par se demander s’il ne serait pas d’utilité publique de davantage voir ces pièces dans l’espace public plutôt qu’en galerie. Ce type de geste artistique devrait aussi (r)ouvrir un débat, sinon plusieurs. Comment en est-on venu à invisibiliser ces travailleur·ses ? Pourquoi laisse-t-on ces méthodes d’exploitation perdurer de la sorte ? 

Pour l’heure, Arnaud reconnaît que les gens qui regardent ses pièces et y portent un intérêt sont souvent des gens qui sont du même bord politique, qui sont déjà d’accord avec l’idée de base concernant les conditions de travail dans ce job. Il est quelque part conscient de la modestie de son initiative artistique. Il sait que ça ne va pas faire bouger les lignes. « Ça peut juste un peu changer le regard de certaines personnes, conclut-il. Je pense que c’est un activisme, mais qui essaye de mettre un peu de poésie dans le truc. » 

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