Anouch a 31 ans. Du haut de son petit studio anversois, elle a une vue de dingue sur l’un des plus grands parcs de la ville. C’est son perchoir, au calme et à l’abri des regards. Dans son temps libre, elle aime danser, cuisiner, jouer avec son chat Mojo et sortir en club. « Mais bon, ça c’est pour les jours où ça va, évidemment », me lance-t-elle avec un grand sourire.

Depuis que sa maladie a pris le dessus, Anouch a dû ralentir et réapprendre à écouter son corps. « J’ai toujours été assez fragile : déjà enfant, j’étais souvent malade, pour de longues périodes. Mais il y a quelques années, ça s’est brusquement empiré. En 2020, on m’a diagnostiqué une fibromyalgie. Aujourd’hui encore, je ne pourrais pas t’expliquer exactement ce que c’est ; en vrai, on te donne ce diagnostic quand tu présentes certains symptômes comme la fatigue chronique, des douleurs intenses récurrentes, un affaiblissement général… En gros, je suis tout le temps malade et crevée. »

L’ex-danseuse, habituée à maîtriser chaque geste, doit soudainement apprendre à lâcher prise. Et même si recevoir un diagnostic lui a permis d’entamer un traitement, elle a dû revoir l’entièreté de sa vie, désormais régie par ce corps qui ne coopère pas toujours. Son état est trop imprévisible pour lui permettre de travailler et la cloue au lit plus souvent qu’elle ne le voudrait : « Le contraste avec ma vie d’avant est vraiment déprimant. D’un coup, mon monde est devenu minuscule. Ça m’arrive parfois de passer plusieurs journées d’affilée allongée, alors qu’avant j’étais une nana super sociable, j’étais tout le temps de sortie, j’avais plein de potes. J’étais joyeuse, insouciante, mais ma vie avec la fibro, c’est une bataille constante. » 

Difficile de se sentir soutenue dans un monde où tout est adapté aux plus valides, sans nécessairement tenir compte des autres. « À la longue, tu te sens pas à ta place, dit-elle. C’est pas normal, c’est pas parce que je peux pas travailler ou parce que j’ai parfois besoin d’une canne pour marcher que je devrais être mise à l’écart de la collectivité. La société doit pouvoir s’adapter à nous aussi, sans qu’on doive constamment se battre pour être vu·es. »

L’image de soi en prend un coup aussi, évidemment : « Un jour, un médecin m’a prescrit un médicament dont l’un des effets secondaires était une prise de poids importante. J’ai refusé. Je sais que ça peut paraître superficiel, mais ma silhouette, c’est un peu le dernier truc que je reconnais encore quand je me regarde dans le miroir. Si je devais laisser tomber ça aussi, je ne sais pas très bien ce qu’il resterait de moi dans ce corps. »

La canne, c’était une étape confrontante pour cette jeune femme autrement bien dans son corps ; mais pas le choix, il faut assumer et aller de l’avant. « Quand ça va, ça va, poursuit Anouch. Honnêtement, je me trouve plutôt pas mal, j’aime mon apparence, je suis contente d’être qui je suis, j’ai confiance en moi. Et puis certains jours, je suis tellement mal que j’ai besoin de ma canne ou d’un déambulateur pour me déplacer… Et là, je le vois bien, dans le regard des gens, que toute leur perception de moi change. Dans ces moments-là, je me demande vraiment qui voudrait de moi. Une nana de 31 ans qui tient à peine debout toute seule, personne ne trouve ça sexy. »

Paradoxalement, ce sont les signes visibles comme la canne ou les tremblements qui l’aident à affirmer sa maladie auprès des autres : « La fibromyalgie, c’est une maladie presque invisible, en fin de compte. D’ailleurs, dans mon entourage, il y a toujours des gens qui pensent que j’exagère, que je fais ça pour attirer l’attention. J’ai perdu des ami·es à cause de ça, des gens qui pensent que c’est bidon, que c’est dans ma tête… Pourquoi est-ce que je devrais leur prouver à quel point j’ai mal ? Et comment leur faire comprendre, s’ils ne me croient pas ? Ça rajoute vraiment une couche d’emmerdes dont je pourrais me passer, à ce stade. »

« Je préférais me sentir seule que de devoir infliger tout ça à quelqu’un d’autre. »

Jusqu’à peu, Anouch avait opté pour un célibat choisi. Elle avait trop peur d’introduire quelqu’un d’autre dans sa vie. « Je préférais me sentir seule que de devoir infliger tout ça à quelqu’un d’autre, remet-elle. C’est déjà assez dur de devoir dépendre tellement de mes parents alors qu’à mon âge, je devrais être capable de me débrouiller. »

Mais c’est pas parce qu’on a mal qu’on n’a plus de libido. Du coup, la solution, ça a longtemps été le sexe sans attaches. L’alcool et les hormones aidant, les coups d’un soir se déroulent en général sans douleur ni anxiété – dans les bons jours. « De façon générale, je ne mentionne même rien à propos de ma fibro. C’est plus simple pour tout le monde… c’est une façon de garder une certaine distance. »

Forcément, les histoires sans lendemain, ça ne comble pas vraiment le manque affectif. Heureusement, Anouch a pu compter pendant un certain temps sur un plan cul récurrent avec un ami : « Il avait aussi des douleurs chroniques, ça nous a rapproché·es, on se comprenait sans devoir tout expliquer et justifier. Le fait qu’on ne veuille pas de relation par exempl. On était sur la même longueur d’ondes et ça nous semblait logique. Parfois, on mettait plusieurs jours à se remettre d’une session de sexe si on y avait été un peu fort ; on s’envoyait des SMS de nos lits respectifs en on en riait. Du coup, tout n’était plus centré sur la douleur elle-même mais plutôt sur cette expérience qu’on partageait. »

Puis un jour, Anouch a fini par installer Tinder, « juste pour voir, parce que je me sentais prête à faire de la place pour quelqu’un dans ma vie. » Au moment de créer son profil arrivent quelques questions cruciales : « Qu’est-ce que je partage dans ma bio, à propos de ma maladie ? Est-ce que je mets une photo avec une canne ? » Finalement, elle a opté pour la transparence : « Ça fait un premier tri. »

Très vite, elle rencontre un mec qui, lui aussi, vit avec des douleurs chroniques. « Ça nous a permis de briser la glace, je le sentais bien et je me suis dit “OK, tentons le coup”. Mais au fil des semaines, je me suis rendu compte que s’il comprenait l’aspect physique de ma condition, il ne “croyait pas” en mes soucis psychologiques. Je lui parlais de mon hyperactivité due à un TDAH par exemple, et il me disait d’arrêter mon char, que c’était n’importe quoi. Si c’est comme ça, autant rester seule. »

Heureusement, une fois délestée du goujat, elle matche avec un ancien camarade de classe. « On n’avait jamais vraiment discuté mais on s’est direct reconnu·es ! » Elle décide de tenter le coup, même si elle appréhende leurs différences. « Il n’est pas malade et n’a pas de handicap, du coup c’est parfois un défi de suivre son rythme, mais il s’intéresse vraiment à moi et fait de son mieux pour s’adapter. Par exemple, quand je lui dis que ça ne va pas ou que j’annule un rendez-vous en dernière minute, il ne me demande jamais de me justifier et ne remet jamais ce que je dis en question. C’est un sacré poids en moins. » 

Son visage s’illumine quand elle parle de cette relation qui lui demande un effort considérable mais lui apporte tellement de joie et une insouciance qu’elle avait presque abandonnée : « Il me fait tout le temps des compliments, il me dit que je suis belle et qu’il admire le travail que je fais sur moi-même, à quel point je me connais. Avec lui, je me sens plus sûre de moi, et plus en sécurité. »

Mais tout n’est pas rose non plus : « C’est un sacré ajustement. Pour moi, c’est par exemple très confrontant de côtoyer quotidiennement quelqu’un qui travaille autant : d’un coup, je me prends mon statut d’invalide en pleine face. Et puis financièrement, forcément, il y a une grosse différence : j’ai envie de faire plein de trucs cools avec lui, mais j’ai pas toujours les moyens de suivre. Du coup, j’accepte de le laisser payer, et j’essaye de compenser en contribuant à ma manière. Par exemple, j’ai toujours pas mal de potes qui bossent pour des clubs, du coup je m’arrange pour le faire entrer gratos quand on sort. »  

Son avenir, Anouch le voit sans enfant : « Honnêtement, je trouverais ça égoïste de ma part. Mettre un enfant au monde sans pouvoir m’en occuper correctement – pire encore, dépendre de cet enfant et lui mettre toute une charge sur le dos qu’iel n’a jamais demandé à avoir, tout ça en prenant le risque de lui transmettre ma maladie – non, vraiment, je pourrais pas. »

Sa vocation, elle l’a plutôt trouvée dans son activisme. « Sur les réseaux sociaux, je parle super ouvertement de tout ce qui m’arrive : les bons et les mauvais jours, les visites à l’hôpital, les petites et grandes luttes du quotidien. Ça m’a permis de faire connaissance avec d’autres personnes qui vivent des expériences similaires, on échange beaucoup. Vivre avec un handicap ou une maladie, ça t’isole vraiment, physiquement comme mentalement, et les confinements n’ont pas vraiment aidé évidemment. Pouvoir échanger avec cette “communauté”, ça m’aide à tenir le coup, à me sentir moins seule dans mon aventure. Pour moi, ça contribue au traitement de ma maladie autant que les spécialistes qui me suivent. »

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