Sur la terrasse d’un McDonald’s de Russie en 2014. ALEXANDER NEMENOV / AFP
Mardi 8 mars, McDonald’s annonçait, comme Starbucks, KFC ou Pizza Hut, la fermeture temporaire de ses 847 restaurants sur le sol russe. Dans un mail publié sur son site, la chaîne de fast-food américaine invoque la guerre en Ukraine menée par le Kremlin ainsi que des problèmes d’approvisionnement pour justifier la cessation momentanée de son activité. « Aujourd’hui, il est impossible de prédire quand est-ce que nous pourrons rouvrir les restaurants. Nous subissons des impacts opérationnels. Nous suivrons également de près la situation humanitaire », explique le directeur général Chris Kempczinski qui assure que McDo continuera de verser les salaires de ses 62 000 employés.
Une nouvelle qui a fait réagir jusque dans les hautes sphères de l’État. Sur le réseau social VKontakte, l’ancien président Dmitri Medvedev – aujourd’hui membre du Conseil de sécurité de la Fédération de Russie – s’est fendu d’un texte suggérant des représailles aux sanctions occidentales : « Le gouvernement russe travaille sur des mesures qui incluent la faillite et la nationalisation des biens de ces organisations étrangères (…) nous pouvons créer de nouvelles installations de production sur la base de celles abandonnées. Après tout, nous savons faire des escalopes et des petits pains de bonne qualité nous aussi. » Avant d’adresser un clin d’œil « Bonjour McDonald’s ». Bravache, le président de la Douma, Viatcheslav Volodine, qui s’exprimait jeudi 10 mars à Moscou devant les membres de la chambre basse de l’Assemblée fédérale, a annoncé la tenue d’une réunion extraordinaire pour protéger les entreprises locales, ajoutant dans un extrait relayé par Podyom News : « McDonald’s s’en va ? Ils seront remplacés demain par des Oncle Vania’s ! »
L’idée de trouver un fast-food russe comme alternative à McDonald’s a déjà fait son chemin dans les couloirs du Kremlin. En mars 2014, alors que la Russie vient d’annexer la Crimée et que les premières sanctions européennes tombent comme à Gravelotte, Nikita Mikhalkov et son frère Andreï Kontchalovski, deux cinéastes proches du pouvoir connus notamment pour leur rhétorique anti-occidentale, veulent offrir à la Russie une alternative aux burgers américains. Ici pas d’Oncle Vania’s mais Edim doma ! (Едим дома), littéralement « manger à la maison ». Mikhalkov décrivait le concept sans donner de détails sur le menu : « Les plats servis devront être cuisinés sur place avec ce qui pousse dans la région d’implantation du ‘café’, la culture locale doit être mise à contribution ». Le nom du restaurant n’est pas innocent. Si la chaîne de fast-food voit le jour, elle sera la propriété de la femme de Kontchalovski, Ioulia Vyssotskaïa, actrice et présentatrice à la télévision dans un show culinaire baptisé aussi Edim doma !, autrice d’une tripotée de livres de cuisine et d’un spectaculaire tiramisu au potiron.
La recette en question
C’est qu’il y a un créneau à prendre. En avril 2014, McDonald’s a fermé ses antennes en Crimée, motivant – déjà – ce choix par des problèmes d’alimentation de ses stocks. Une attitude perçue comme provocatrice par le Kremlin qui répond en multipliant les contrôles sanitaires dans les restaurants de l’enseigne aux arches dorées. Le retour de knout est violent : le Filet-o-fish annonce moins de calories qu’il n’en contient sur son emballage ? Fermeture temporaire pour des raisons de « sécurité et d’hygiène » de plusieurs branches dont l’historique adresse de la place Pouchkine. Vladimir Jirinovski, président du parti libéral-démocrate de Russie (ultra-nationaliste), appelle même à des manifestations pour chasser le Big Mac du pays. Mikhalkov et Kontchalovski veulent s’engouffrer dans la brèche. Pas bégueule, le duo réclame une participation de l’État dans une lettre rendue publique par le quotidien Kommersant, arguant que leur projet est de nature « sociale et politique ». À la recherche d’environ 900 millions de roubles (un peu plus de 14 millions d’euros) d’investissements publics, ils assurent que « le but d’Edim doma ! est de faciliter le remplacement des importations et de créer une chaîne capable de se substituer aux autres fast-foods ».
Une promesse d’autonomie plutôt séduisante pour les partisans d’une Russie émancipée. L’ancien maire de Moscou, Iouri Loujkov, s’empressait de la soutenir en exprimant son souhait de fournir Edim doma ! en matières premières – Loujkov peut se targuer d’avoir lancé la première chaîne de fast-food nationale, Russkoye Bistro, qui servait des pirojkis et des blinis à des prix raisonnables avant de faire faillite en 2005. Selon le Telegraph, Vladimir Poutine avait aussi vu d’un bon œil cette initiative patriotique capable de réduire la dépendance russe au commerce extérieur et demandé à son Vice-Premier ministre, Arkadi Dvorkovitch, de se pencher sur le dossier. Malgré l’appui des puissants, Edim doma ! ne verra jamais le jour.
À l’époque, plusieurs observateurs s’étaient exprimés contre un projet jugé (au mieux) bancal. L’ancien ministre russe des Finances, Alexeï Koudrine, avait prévenu : « L’État n’interfère pas dans l’industrie de la restauration. Edim doma ! pourrait créer plus de problèmes pour le petit commerce russe que pour McDonald’s », obligeant Mikhalkov à jurer dans une interview à Russia24 n’avoir jamais demandé d’argent à Poutine. « Le business de la restauration, notamment quand il s’agit d’un projet à l’échelle nationale, c’est compliqué. Les deux réalisateurs n’ont aucun background, il va falloir trouver les bonnes personnes pour les soutenir sur le projet », professait quant à lui Vadim Prasov, vice-président de la Fédération des restaurateurs et des hôteliers, dans le Moscow Times.
Certains soulignaient l’importance du « rôle social » du géant américain comme Kirill Kobrin, essayiste, dans les colonnes du Guardian. « McDonald’s a fourni énormément d’emplois (très mal rémunérés) et utilisé des ingrédients produits en Russie. Pour les gens qui ne peuvent pas se payer un resto (et ils sont majoritaires), c’est le meilleur moyen de se faire une réunion en famille. C’est propre, sans danger, il n’y a pas d’alcool ou de hooligans et les gosses peuvent jouer dans un coin. McDonald’s a remplacé le traditionnel espace social soviétique. » D’autres ont simplement mis en avant l’existence et la réussite de chaînes locales de fast-food comme Teremok ou Moo-Moo, questionnant « l’opportunité de marché ».
Mikhalkov et Kontchalovski n’ont pas insisté. Le premier, qui a réalisé Soleil trompeur récompensé du prix du jury à Cannes en 1994 puis de l’Oscar du meilleur film étranger, est retourné sous une de ses innombrables casquettes. Il est directeur du festival international du cinéma de Moscou, président de l’Union des cinéastes de Russie et conseiller culturel officieux du Kremlin quand il ne traverse pas les artères moscovites à contre-sens dans la jeep à gyrophare mise à disposition par le ministère de la Défense. Mikhalkov a récemment suggéré sur YouTube que l’intervention en Ukraine permettrait d’instaurer la paix, soulevait Joël Chapron, spécialiste du cinéma d’Europe de l’Est dans Libération.
L’idylle entre McDo et la Russie avait pourtant débuté sous les meilleurs auspices. Le 31 janvier 1990, des milliers de Moscovites s’étaient pressés à l’ouverture du premier resto de l’enseigne près de la place Pouchkine. Une frénésie spectaculaire pour aller manger burgers et frites en chapka que Martin Parr avait immortalisée. « Je suis allé à Moscou en 1991 et j’ai photographié le premier McDonald’s. Il y avait des longues files pour expérimenter cette icône culinaire de l’Amérique. Je me rappelle encore, avec incrédulité, l’excitation et l’émotion des mangeurs. Aujourd’hui, il y a des arches jaunes un peu partout et pas une seule file en vue. »
L’idée que l’intégration à une économie de marché globalisée devait garantir la paix et que l’arrivée du célèbre fast-food sur le sol de la mère patrie alimentait cette théorie traverse notamment l’ouvrage The Lexus and the Olive Tree, de Thomas Friedman, paru en 1999. L’auteur américain y digère Montesquieu – « Le commerce guérit des préjugés destructeurs et c’est presque une règle générale que, partout où il y a des mœurs douces, il y a du commerce, et que partout où il y a du commerce, il y a des mœurs douces » – et développe l’idée que deux pays qui ont des McDonald’s ne peuvent pas se faire la guerre. Une assertion rendue immédiatement obsolète par les bombardements de l’OTAN à Belgrade.
Aujourd’hui, McDo est présenté par le Kremlin comme un énième outil impérialiste contre lequel le peuple russe doit lutter. À l’annonce de la fermeture des restaurants, le peuple russe avait surtout choisi d’aller manger un Big Mac comme si c’était le dernier.
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