« En Birmanie, les femmes sont vraiment sous-estimées », explique Nyein Lay, qui travaille pour le magazine local Frontier Myanmar.
Bien que le corps de presse birman ait ses mères fondatrices, comme la légendaire correspondante de Voice of America, Aye Aye Mar, qui dirigeait un réseau clandestin de journalistes sous les précédents régimes militaires, le journalisme est toujours considéré comme une profession macho.
Mais grâce à une évolution vers la démocratie au cours de la dernière décennie, les femmes ont commencé à se tailler une plus grande place dans les médias dominés par les hommes, en acceptant des missions dangereuses, en remportant des prix prestigieux et en dirigeant des équipes de rédaction. Aujourd’hui, alors que la junte cherche à éradiquer les vestiges d’une société libre, elle se heurte à un corps de presse beaucoup plus diversifié.
Les zones d’ombre sont encore nombreuses. La couverture du mouvement de désobéissance civile en cours contre le nouveau régime n’a pas été épargnée par la lentille masculine. Les hommes derrière leurs boucliers en contreplaqué et leurs barricades de fortune, esquivant les grenades à gaz et les renvoyant à la police, ont été le visage des protestations, alors que l’on accorde moins d’attention aux femmes qui ont peint des affiches, tracé des points de rassemblement, réservé des bus et accompli des centaines d’autres tâches essentielles dans le soulèvement national.
« Il y a très peu de couverture du travail de fond, de ce travail invisible qui est en grande partie effectué par des femmes », explique Aye Min Thant, 28 ans, qui a travaillé comme défenseuse des droits de l’homme avant de décrocher un emploi chez Reuters en 2018, puis de se tourner vers le freelance. « Les gens n’ont pas nécessairement accès à ces réseaux, surtout s’il s’agit de journalistes masculins qui n’ont jamais interagi avec eux. »
Aye Min Thant, qui s’identifie comme non-binaire, dit avoir remarqué l’écart entre les genres lors de sa toute première conférence de presse, qui ne comptait que deux journalistes non masculins sur des dizaines. À un moment donné, le ministère de l’information a envoyé un message aux médias pour encourager les employées à s’habiller de manière « professionnelle », c’est-à-dire en jupes et chemisiers traditionnels plutôt qu’en jeans. Aye Min Thant se souvient qu’un jour, lorsqu’une grande publication a été critiquée pour sa couverture centrée sur les hommes, sa solution a été de publier davantage d’articles sur les concours de beauté et le maquillage.
La junte ayant resserré son emprise sur la presse ou sur toute personne munie d’un appareil photo, on estime que huit femmes travaillant dans les médias ont été arrêtées depuis le début du coup d’État, selon un groupe de surveillance.
Mais lorsqu’elles ont couvert les lignes de front des récentes manifestations – où des hommes munis de haut-parleurs ordonnaient aux femmes de rejoindre les « zones réservées aux femmes », c’est-à-dire les derniers rangs, – certaines journalistes ont été confrontées à des tentatives maladroites de galanterie de la part de leurs homologues masculins. Lors d’une manifestation, se souvient Nyein Lay, « il n’y avait que des hommes, et quand nous avons entendu les bombes lacrymogènes exploser, un type m’a dit : “Va-t’en ! Tu n’es pas en sécurité ici !” J’ai demandé pourquoi – un homme a deux jambes et deux bras, une femme aussi. Pourquoi ne pouvons-nous pas rester et faire notre travail ? ».
En voyant un manifestant niché en haut d’un arbre, la journaliste Win Zar Ni Aung a choqué la foule en grimpant sur un réservoir d’eau pour l’interviewer. Au cours de ses dix années de carrière, Zar Ni a été écartée des missions importantes dans des endroits jugés trop « risqués », c’est-à-dire à peu près partout en dehors des grandes villes, dit-elle. En tant que responsable de sa propre équipe d’information (elle produit Doh Athan, un podcast sur les droits de l’homme financé par la Suisse), Zar Ni a pu se rendre dans des villages tenus par les rebelles et dans des camps de réfugiés frontaliers. « Quand je suis sur le terrain, je ne me vois pas comme une “femme”, se moque-t-elle. Je peux faire tout ce qu’un homme peut faire. »
Mais Zar Ni affirme que le fait d’être une femme dans les médias l’a aidée à entrer en contact avec des travailleuses d’ateliers clandestins, des victimes de violences sexuelles, des mères dans des camps de personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays et d’autres femmes qui ne se sentent pas toujours à l’aise de parler à un homme inconnu, et encore moins de discuter de détails intimes. « Mais mon opinion n’est pas la même que celle des autres femmes, dit-elle. Je ne veux pas plus de femmes journalistes en Birmanie, je veux plus de journalistes tout court. »
Zar Ni pense que c’est avant tout l’économie qui empêche les femmes de travailler dans ce domaine. Même avant le coup d’État, le métier de journaliste en Birmanie faisait partie des professions qualifiées les moins bien rémunérées, avec la chance de rapporter quelques centaines de dollars par mois.
Naw Betty Han, qui travaille pour Frontier Myanmar, explique que la perte des talents est également un problème. « Après six ou sept ans d’expérience, la plupart des femmes changent pour un autre domaine connexe, par exemple le marketing numérique ou les relations publiques », dit-elle.
Si elle reconnaît que l’argent est un obstacle majeur, elle s’inquiète de l’écart entre les genres. Elle a été contrainte de passer de l’audiovisuel à la presse écrite lorsque son ancien employeur a décidé qu’elle ne pouvait pas être la seule femme dans une équipe vidéo composée uniquement d’hommes. Elle souhaite qu’il y ait plus de femmes dans l’espace de travail et rêve de travailler un jour dans une équipe de rédaction exclusivement féminine. Mais pourquoi une femme choisirait-elle cette profession alors qu’elle pourrait gagner le double dans un secteur plus « féminin » ?
Nyein Lay, qui a commencé comme photographe d’art, a fait le saut après avoir entendu une conférence sur le photojournalisme donnée par un rédacteur du Myanmar Times. Aujourd’hui, elle espère que la couverture par les femmes des événements historiques de la Birmanie incitera d’autres personnes à suivre le même parcours professionnel. « Il y a beaucoup de femmes photographes, dit-elle. Peut-être qu’après le coup d’État, elles diront à leurs parents : “Je veux être journaliste”. »
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