Au mois de mars dernier, quelques semaines après le début du premier confinement, j’ai écrit un papier vaguement provocateur : « Le confinement est l’un des meilleurs moments de ma vie ». Après publication, plusieurs lecteurs anxieux sont venus me demander si je pensais ce que j’avais écrit. La réponse est oui. J’ai beaucoup apprécié le début du premier confinement. Le virus n’a tué aucun de mes proches et mon petit confort d’enfant de bourgeois a à peine souffert des mesures d’endiguement de la pandémie. Je restais à la maison, loin des transports en commun et des inconnus urbains, bien au chaud contre mon ordinateur et mes plateaux de maki banane-nutella livrés par des adolescents esclaves.

Mais aujourd’hui, j’ai changé d’avis.

Comme un gamin capricieux, je ressens désormais le besoin impérieux de désobéir à la deuxième édition du confinement. Je ne veux plus errer dans mon appartement. Cela dure depuis trop longtemps. Certaines personnes se sont jetées dehors après le déconfinement. Pas moi. Pour une raison ou une autre, cette information n’a pas atteint mon cerveau. Je suis bien parti en vacances et sorti quelques fois mais toujours avec l’impression de transgresser quelque chose. Puis le couvre-feu est venu, et le deuxième confinement. C’est alors que j’ai enfin compris. Je ne crois pas que nous serons libérés en décembre et ça ne me déprime même pas. Je suis résigné.

Mon nouvel animal totem est sans doute un genre de poisson abyssal aveugle et blafard

Comme les malheureux qui se sont perdus dans une grotte, je n’ai plus vraiment conscience du temps. Quand la vie était mouvementée, je pouvais deviner l’heure avec une certaine précision. Qu’importe. Je n’ai rien à faire ce soir, ni demain, ni dans trois jours. Je me couche de plus en plus tard dans l’espoir de donner de la consistance au quotidien, sans grande réussite. Aux petites heures du matin, quand ma tête dodeline et que je décide enfin de dormir, la nuit emporte le souvenir de la journée écoulée. Je dormirais sans doute mieux si j’ouvrais mes rideaux pendant la journée mais la lumière me dérange. Mon nouvel animal totem est sans doute un genre de poisson abyssal aveugle et blafard. Je suis le même homme qu’au mois de mars dernier, ou pire.

La belle époque des trois séances de sport hebdomadaire est révolue. Je me croyais capable de continuer mes exercices à la maison mais un mélange de fainéantise et de lâcheté m’en ont empêché. Mes muscles ont fondu, mon tour de taille gonfle doucement. Tant pis pour moi. Une paresse invraisemblable me gouverne désormais. Je ne veux pas prendre mes haltères ni dépoussiérer mon amour-propre, et encore moins lire de nouvelles choses ou regarder de nouveaux films. Je préfère consommer des monceaux de vidéos minables que je m’empresse d’imposer à ma copine quand elle s’aventure dans mon biotope. Je me complais dans cette crasse psychique comme un porc dans la boue. Rien de bon ne se passe dans mon corps et encore moins dans mon cerveau.

De temps en temps, je sors acheter d’autres cigarettes et des conserves de lentilles

Je fume beaucoup pour tromper l’ennui. Une dizaine de cigarettes par jour, au moins, même sans envie de nicotine véritable. J’ai une sale gueule : le regard faible, le teint jaunâtre, les joues rongées de plaques qui me démangent horriblement et qui ne cessent de croître. J’en souffre assez mais je m’en fous aussi. Au début, je buvais pour donner un goût de fête à toute cette déliquescence, surtout de la Chartreuse tiède. Mais aujourd’hui, comme atteint d’une forme mutante de rage, je peine à porter un verre d’alcool à mes lèvres quand je suis seul. J’entasse des mégots trop longs dans des verres d’eau mal finis. Ma fenêtre est ouverte malgré le froid car ma chambre sent vite l’animal et la fumée. De temps en temps, je sors acheter d’autres cigarettes et des conserves de lentilles.

Évidemment, le confinement est supposé signifier la mort des soirées. Je me suis d’abord contenté de cette perspective : quel bonheur de pouvoir rester chez soi sans se justifier ! Aujourd’hui, je dois reconnaître que je suis beaucoup moins cavernicole et fan de Call of Duty que je ne le pensais. Prendre des grosses cuites bien humiliantes avec des « gens » me manque. Je n’avais jamais été aussi frustré et en même temps privé de toute possibilité de décompression. La semaine dernière, après une longue hésitation, j’ai donc violé les directives anti-fun pour me rendre dans une soirée d’appartement. Je n’avais jamais été aussi content de débattre des causes du terrorisme islamiste avec des inconnus.

Les « survivants » communiquent par Slack et visioconférence de rédaction tous les matins

Entre deux cuites clandestines, le travail continue. Dans ce domaine comme dans tous les autres, rien ne change et tout empire : en télétravail aussi, on mange ses huit heures de besogne quotidiennes, mais seul. La majeure partie de mes heures de veille disparaissent donc dans la rédaction silencieuse d’articles dont je me fous. Mes collègues me manquent mais la fin de la pandémie ne résoudra rien : deux d’entre eux ne reviendront jamais dans notre bureau sombre et exigu. Les « survivants » communiquent par Slack et visioconférence de rédaction tous les matins. Je me réveille toujours cinq minutes avant et je coupe la caméra pour que mes collègues ne me voient pas nu dans mon lit. Il ne manquerait plus que je sois contraint de mettre un pantalon comme si j’allais sortir.

Mon métier suppose de suivre l’actualité mais je me suis rarement aussi peu soucié de la politique intérieure. De toute façon, je n’ai jamais accordé énormément de confiance à nos dirigeants. Les modalités du confinement aggravent ma méfiance car elles semblent viser la seule préservation de la productivité et de la consommation. Nous ne pouvons nous déplacer que pour travailler, consommer et, si nous sommes malades, réclamer des médicaments pour guérir et retourner aussi vite que possible dans la boucle économique. Prendre un train bondé est acceptable pour aller bosser mais pas pour aller prendre un verre. Tel est le plan de sauvetage des « élites » pour les petites gens : une vie de travail sans loisirs ni plaisirs.

En dépit des hululements humanistes alentours, je crois donc que le confinement œuvre moins pour le salut de mes grands-parents que pour celui de l’économie. Certes, un effondrement général engendrerait beaucoup plus de misère que la pandémie elle-même. Comprendre que ma véritable valeur dépend d’abord de mon travail est tout de même désagréable. Je pleurniche mais j’ai honte, car ces « douleurs » de salarié ne vaudront jamais celles des freelances en ces temps merdiques. Je me sens humilié. Car quand tout sera fini, nous ne recevrons qu’une seule récompense : la survie des pouvoirs et des systèmes qui nous ont mis dans cette merde noire.

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