En mai 2020, lorsque le puissant cyclone Amphan a ravagé son village du Bengale-Occidental, dans l’est de l’Inde, Seema s’est réfugiée dans un abri pendant que la tempête détruisait sa maison et tout ce qu’elle contenait, mais aussi la terre qu’elle et sa famille cultivaient pour gagner leur vie, et même sa carte d’identité. Elle a vu ses voisins tout perdre aussi. 

Une autre famille a connu de telles difficultés que lorsqu’un homme s’est présenté et a proposé de trouver à leur fille de 17 ans un travail en ville, ils ont accepté. Il leur a proposé de l’argent et leur a dit : « Vous êtes vraiment pauvres. Laissez-moi la faire travailler et améliorer sa vie », raconte Seema par l’intermédiaire d’un interprète. 

L’homme n’a pas dit à la famille qu’il emmenait la jeune fille dans une ville comme Bombay ou Pune, où elle serait forcée de se prostituer. La jeune fille, que Seema connaissait personnellement, est probablement encore victime de la traite aujourd’hui.

Seema, dont le nom a été modifié pour protéger son identité, travaille avec Bandhanmukti, un collectif de survivantes affilié à d’autres organisations indiennes qui aident les victimes de la traite. Sur place, elle a vu comment les catastrophes naturelles mettent les femmes en danger. Selon elle, les jeunes filles sont de plus en plus vulnérables à la traite en raison de l’aggravation de la crise climatique, notamment dans les régions à haut risque comme le Bengale-Occidental.

« Si le peu de terre qu’elles possèdent sont emportées par la mer, que leur reste-t-il ? »

Seema explique que les trafiquants sont « très au fait » des crises et qu’ils interviennent souvent pour exploiter les personnes touchées par une catastrophe naturelle.

Dans le monde, plus de 55 millions de personnes ont déjà été contraintes de quitter leur communauté d’origine en raison de conditions météorologiques extrêmes, et la crise climatique devrait entraîner le déplacement d’un milliard de personnes d’ici 2050. Aujourd’hui, les événements environnementaux déplacent plus de personnes que la violence et les conflits. Les femmes et les filles sont particulièrement touchées par la crise climatique, et nombre d’entre elles seront contraintes de vendre leur corps pour subvenir aux besoins de leurs familles.

C’est une tendance déjà documentée : après le passage du cyclone Aila en Inde en mai 2009, le nombre de travailleuses du sexe migrantes dans le Red Light District de Kolkata a augmenté de 20 à 25 %, et la plupart se sont qualifiées de « personnes inondées ». Selon les rapports, le quartier s’agrandit de 700 personnes chaque année. Le travail du sexe a également augmenté en tant que « mécanisme de survie » en Birmanie après le passage du cyclone Nargis en 2008, selon un rapport publié par Women Deliver cette année. 

Selon un rapport de l’ONU datant de 2014, certaines familles déplacées ont été confrontées à de telles difficultés économiques à la suite des inondations aux Fidji que beaucoup ont demandé à leurs enfants de gagner de l’argent en se prostituant la nuit

Selon un rapport de l’agence Reuters, une adolescente, dont la famille a migré vers la ville après que sa maison a été emportée par les inondations, a rejoint l’industrie du sexe et est devenue le principal soutien financier de sa famille, gagnant jusqu’à 240 dollars par mois. « J’avais environ 14 ans lorsque je suis devenue travailleuse du sexe, dit-elle. Je l’ai fait uniquement pour l’argent. Je devais acheter de la nourriture. Je devais survivre. »

Le Bengale-Occidental, et plus précisément les Sundarbans – une zone où trois rivières se rejoignent dans le golfe du Bengale – est l’une des régions les plus exposées aux catastrophes naturelles dans le monde. De violentes tempêtes et inondations s’y produisent presque chaque année, et au moins sept mois de l’année sont marqués par des chaleurs extrêmes. C’est également une région où de nombreuses personnes dépendent de l’agriculture, un secteur qui souffre lorsque les inondations submergent les terres agricoles dans l’eau salée et compromettent la qualité du sol. Environ 4,5 millions de personnes vivent dans les Sundarbans indiens. 

Certaines femmes fuyant des catastrophes naturelles ont choisi de se prostituer pour joindre les deux bouts. Mais la question de savoir si le travail du sexe peut réellement être consensuel lorsque ces femmes n’ont pas d’autres options est sujette à débat. « Compte tenu de leur situation financière difficile, les femmes ne se lancent pas vraiment dans le commerce du sexe de leur plein gré », dit une ancienne victime de la traite des êtres humains qui vit en Inde et travaille également avec Bandhanmukti.

Kaushik Gupta est avocat à la Haute Cour de Calcutta, également au Bengale-Occidental. Il dit avoir rencontré de nombreuses femmes et jeunes filles qui ont intégré l’industrie du sexe, soit par exploitation, soit par consentement, à cause de la crise climatique. « Les questions environnementales ajoutent à la pauvreté des personnes déjà opprimées…. Si le peu de terre qu’elles possèdent sont emportées par la mer, que leur reste-t-il ? » dit-il. 

Selon Gupta, deux politiques sont nécessaires : une migration sûre et une politique de légalisation et de déstigmatisation du travail du sexe, sans crainte de la répression policière.

Il estime que les nombreux efforts de sauvetage, parfois menés par des ONG occidentales, isolent davantage les femmes déjà exploitées. Trop souvent, elles prennent des femmes anciennement victimes de la traite et les placent dans des refuges locaux, où elles restent jusqu’à trois ans, sans pouvoir en partir, pour apprendre des compétences monnayables, comme la couture ou le maquillage. Mais trop peu d’efforts sont faits pour s’assurer que les femmes puissent rentrer chez elles en toute sécurité

« Il y a une énorme stigmatisation sociale autour du sexe lui-même », poursuit Gupta. En conséquence, les femmes qui échappent au trafic sexuel ont du mal à retourner chez elles, car leurs familles et leurs voisins les considèrent comme des « femmes déchues ». Les ONG les plus efficaces travaillent directement avec les familles afin d’apprendre à ces dernières que l’exploitation sexuelle n’est pas la faute de la femme. « Les pays dits du premier monde sont complètement inconscients de ces réalités », ajoute Gupta.

Fatima a émigré du Bangladesh pour travailler comme femme de ménage en Arabie saoudite après avoir perdu sa maison en 2007 à cause du cyclone Sidr, un cyclone de catégorie 5 qui a fait des milliers de victimes. Si elle n’a pas fait l’objet d’un trafic sexuel, elle a été régulièrement maltraitée, tripotée et frappée par ses employeurs. Elle dit connaître des femmes qui se sont retrouvées dans l’industrie du sexe à la suite du cyclone Sidr ou de crises similaires, souvent attirées par des « intermédiaires » leur promettant un travail d’esthéticienne. Elles ont été envoyées dans des villes de pays d’Asie du Sud, notamment en Inde, en Thaïlande et au Népal

« Nous devons sensibiliser les gens, car la plupart du temps, les familles ne savent pas ce qu’est la traite des êtres humains et le trafic sexuel, ni comment elles doivent se protéger ou protéger leurs enfants », explique Fatima, qui a vu ces problèmes se produire dans sa propre communauté. Elle ajoute que la honte entourant le sexe a rendu difficile la réinsertion des survivantes qui sont rentrées chez elles.

Selon un récent rapport de l’Institut international pour l’environnement et le développement, la crise climatique exacerbe l’esclavage moderne, qui inclut parfois l’exploitation sexuelle forcée. Les femmes, les enfants et les personnes les plus pauvres sont les plus exposés. 

« Les catastrophes naturelles sont les principales raisons de tous les désastres dans ma vie. »

« Les décideurs et planificateurs en matière de climat et de développement doivent de toute urgence reconnaître que des millions de personnes déplacées par le changement climatique sont, et seront, exposées à l’esclavage dans les décennies à venir », indique le rapport.

Les survivantes avec lesquelles nous nous sommes entretenus ont toutes dit qu’elles craignaient que le trafic sexuel ne se développe avec les catastrophes. Elles ont également dit qu’elles voulaient un soutien adéquat du gouvernement pour pouvoir continuer à vivre dans leur communauté sans craindre d’être exploitées. 

Pour Seema, le fait de rester dans son village du Bengale-Occidental lui permet de rester en contact avec son cercle social. De plus, déménager ailleurs lui semble impensable financièrement. « Je n’ai pas d’argent pour acheter un terrain ou construire une maison ailleurs », dit-elle.

Le monde commence tout juste à comprendre comment aider les réfugiés climatiques. Même les pays les plus riches sont mal équipés pour faire face à leurs propres migrants internes, déplacés par les incendies de forêt et les inondations. Mais il y a de l’espoir : dans une première mondiale au début de l’année, un homme qui avait été contraint de quitter le Bangladesh en raison de mauvaises conditions environnementales affectant sa santé a obtenu le droit de s’installer en France : le tribunal français a reconnu que la pollution avait joué un rôle majeur dans sa décision. Cette décision pourrait créer un précédent alors que de plus en plus de personnes sont contraintes de quitter leur foyer en raison de la crise climatique.

Fatima est maintenant de retour avec sa famille au Bangladesh après que son mari a contracté un prêt pour la ramener chez elle. Elle ne veut plus jamais quitter son village. « C’est très dur, très dur, dit-elle. Les catastrophes naturelles sont les principales raisons de tous les désastres dans ma vie. »

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  • C’est tragique de voir comment la crise climatique exacerbe les difficultés économiques et sociales, forçant de nombreuses femmes à se tourner vers des choix désespérés. Cette situation met en lumière la nécessité d’une action urgente, tant pour lutter contre le changement climatique que pour protéger les droits et la sécurité des femmes. Il est crucial de sensibiliser les communautés et de mettre en place des politiques qui soutiennent les populations vulnérables face à ces catastrophes.