La loi belge n’interdit pas d’héberger un·e réfugié·e avec une carte de séjour ni d’aider des personnes en séjour irrégulier, sauf si ça dépasse les limites des raisons « principalement humanitaires ». Dans ce cas, ça risque d’être considéré comme du trafic d’êtres humains et c’est passible d’une amende de 1 700 à 6 000 euros ou d’une peine de prison de 8 jours à un an. C’est plus ou moins pareil en France.

Mais où s’arrête l’aide humanitaire ? Cette clause reste floue et sème la confusion. A priori, héberger ou nourrir une personne sans-papiers n’est pas punissable ; c’est différent si on l’aide à se déplacer vers la frontière ou s’il y a un intérêt financier, par exemple. « Bien que l’article 77 incrimine le trafic d’êtres humains et non l’aide humanitaire, il a pour effet de criminaliser la solidarité et dissuade par conséquent les citoyen·nes à héberger des migrant·es », explique Virginie Sana, juriste auprès de l’ASBL Droits Quotidiens dans une interview pour Le Vif.

En accueillant plus d’une cinquantaine de migrant·es chez elle, sur une période d’un an et demi, Christel (52 ans) est restée du « bon côté » de la loi, puisqu’elle s’est limitée à l’hébergement. Elle revient sur cette expérience, qu’elle a évidemment menée sans aucune aide de l’Etat.

« J’ai d’abord commencé par des distributions de nourriture et de sacs de couchage au parc Maximilien à Bruxelles. Petit à petit, il y a eu des demandes d’hébergement. J’ai demandé à mes enfants si c’était OK, mais il y avait un peu de réticence parce que c’est pas évident de faire confiance à des inconnu·es. Du coup, j’ai accueilli des migrant·es pour la première fois en janvier 2018, quand les enfants n’étaient pas là, pour ne pas leur imposer ça. 

Je n’ai dû suivre aucune procédure pour les accueillir. J’avais envoyé un message à la plateforme citoyenne et on m’a répondu : “Est-ce que tu peux accueillir une fille et son oncle ?” J’ai dit oui. Au début, je me suis dit qu’on allait faire ça une nuit par semaine. J’ai pris ces deux personnes, puis je les ai conduites chez quelqu’un d’autre (le fait de conduire une personne en séjour irrégulier chez un·e autre hébergeur·se n’est en principe pas considéré comme du trafic d’êtres humains, NDLR). Le lendemain, la même personne qui me les avait amenées, et qui est devenue mon amie, m’a téléphoné pour me demander si je voulais bien en prendre trois. Bon, j’avais dit une fois par semaine et deux personnes maximum et là, j’en avais trois. Mais au final, Woadosa, Ibrahim et Salomon sont restés très longtemps chez moi. 

J’ai eu beaucoup de personnes qui venaient généralement d’Éthiopie et d’Érythrée âgées entre 16 et 29 ans, l’âge de mes enfants. Iels étaient très croyant·es et priaient beaucoup. J’ai pas eu beaucoup de musulman·es à part Ibrahim. Ibrahim, c’était notre préféré. 

Un espace leur était dédié en bas. Tout était organisé : iels dormaient sur des matelas pneumatiques, et le salon, c’était l’espace commun. Malheureusement, je ne pouvais pas leur garantir des chambres individuelles. 

Dans la cuisine, j’avais deux armoires. Il faut de la sauce tomate, des sardines, des conserves, des œufs, de la sauce piquante (beaucoup), des pâtes et du riz. Je devais me débrouiller avec de la nourriture pas trop chère. Iels faisaient des injeras, c’est une espèce de pain-crêpe un peu spongieux et acide d’Éthiopie. 

Quand iels arrivaient ici, les premières choses qu’iels faisaient, c’était prendre une douche, faire les lessives, manger et dormir. Parfois, iels dormaient pendant deux jours parce qu’iels avaient passé cinq nuits blanches. Au début, il y avait un peu de méfiance mais ça ne durait pas longtemps. On est là, à table, on rigole, iels t’expliquent tout leur parcours, on essaye de se parler avec des gestes. C’est drôle et naturel.

« Souvent, les gens qui hébergent sont des femmes seules avec enfants. »

Bien sûr, il n’y a pas que des bonnes expériences. Au début, on en avait trois ou quatre, on ne les entendait pas. Les premier·es étaient très discret·es et il y avait un grand respect mutuel. Quand les suivant·es sont arrivé·es, iels savaient qu’une organisation s’était mise en place en Belgique, donc c’était devenu normal que je les prenne à chaque fois. Quand ce n’était pas possible, iels me disaient qu’iels n’avaient pas d’endroit où aller donc j’acceptais. Un jour, à Noël, je me suis retrouvée avec sept migrant·es, et ça, c’est trop. En même temps, il fait froid à Noël… 

Puis y’en a qui ont fait des conneries, genre écrire sur les tables ou casser des trucs. Tu te demandes parfois ce qui leur passe par la tête. T’as aussi des déceptions. Une hébergeuse que je connais m’a dit que parfois, iels partent comme ça et ne donnent plus de nouvelles. Est-ce que c’est leur technique de survie, de résilience ? Je ne sais pas…

Souvent, les gens qui hébergent sont des femmes seules avec enfants. Qui dit femmes seules, dit souvent femmes indépendantes. Le problème, c’est que dans leur culture, c’est l’homme qui est plus indépendant que la femme. Donc pour leur fierté, c’est pas toujours facile de vivre au crochet d’une femme. Malgré ce qu’iels ont vécu comme humiliation, ce sont des gens très fiers qui veulent être indépendants. Avec moi, les mecs étaient toujours hyper respectueux et m’aidaient tout le temps. Par contre, quand il y avait des filles, je leur disais : “Hé les gars, c’est pas parce que les filles sont là que vous ne devez pas faire à manger.” Ils me répondaient : “Ça, c’est leur travail”, mais je les recadrais. 

« Généralement, quand les flics arrêtent des migrant·es, iels leur prennent leur téléphone et les relâchent dans la foulée. Dans le pire des cas, iels leur enlèvent leurs chaussures et leurs vestes. Certain·es sont arrivé·es chez moi en tongs et sans veste, en plein hiver. »

Mais après un an et demi, c’est devenu trop difficile à gérer. Y’en a qui débarquaient sans prévenir et c’était plus possible. Il n’y avait plus un weekend où on était seul·es à la maison, en famille. Financièrement et psychologiquement, c’était trop. Quand t’as entre quatre et sept personnes chez toi qui prennent chacun·e une douche ou deux par jour, qui font des lessives, qu’il faut nourrir… J’en étais arrivée à un peu près 1 000 euros d’eau pour l’année et 240 euros par mois d’électricité. C’était énorme. Tout ça, sans aucune aide de l’État. Donc tu te débrouilles : t’as des potes qui font des courses, d’autres qui te versent de l’argent, des bénévoles qui récupèrent des invendus dans des magasins qui acceptent. On te donne du pain plus très frais, mais tu mets de l’eau dessus, tu le mets au four et c’est bon. Pour les légumes, tu coupes ce qui n’est pas en super forme et puis voilà. 

Ce que je fais, c’est de l’ordre de l’humanitaire, mais l’État est contre. T’as pas vraiment le droit de les recevoir chez toi, mais c’est pas un délit non plus. En fait, t’as pas le droit de les déplacer, sinon t’es considéré·e comme passeur·se. Une fois, je me suis faite arrêter avec Ibrahim. On était aller chercher son téléphone dans un commissariat à Anvers parce que la police le lui avait confisqué. Le téléphone, c’est toute leur vie : c’est leur seul moyen de communiquer, d’appeler les familles qui les hébergent, et de regarder des photos qui les relient à leur vraie famille. Ce jour-là, ça a tout de suite dégénéré. Les policier·es m’ont mise dans une pièce à côté, m’ont arraché mon sac et mon téléphone et m’ont demandé de donner le code. Iels sont allé·es chercher Ibrahim dans la voiture et nous ont gardé·es pendant trois heures. Leur motif : trafic d’être humain. Je leur disais : “Un passeur gagne de l’argent, moi je n’en gagne certainement pas. Je les aide et ça me coûte de l’argent.” Quand iels nous ont relâché·es, un policier a dit que si Ibrahim lui donnait le nom d’un passeur, il pourrait avoir des papiers. C’était clairement de l’abus de pouvoir. 

Généralement, quand les flics arrêtent des migrant·es, dans le meilleur des cas, iels leur prennent leur téléphone et les relâchent dans la foulée. Dans le pire des cas, iels leur enlèvent leurs chaussures et leurs vestes. Certain·es sont arrivé·es chez moi en tongs et sans veste, en plein hiver. Les flics leur avaient tout confisqué. 

En fait, le problème, c’est le règlement de Dublin, qui dit que tu dois demander l’asile dans le premier pays dans lequel t’arrives. La plupart arrivent par la Méditerranée, donc c’est soit l’Italie, soit la Grèce. Sauf que là, on ne veut pas de migrant·es, donc iels partent. Certain·es passent entre les mailles du filet, mais risquent d’être renvoyé·es à tout moment. Cette règle peut tout de même être cassée si leur histoire est suffisamment horrible ou glauque. Les migrant·es doivent enchaîner les entrevues pour prouver qu’iels racontent la vérité sur leur situation. Les files devant l’Office des étrangers sont très longues pour cette procédure. 

« Un jour, tu reçois un message : “Mummy I’m in the UK.” Les premières fois, j’ai pleuré toutes les larmes de mon corps. »

De toute façon, c’est en Angleterre qu’iels veulent aller le plus vite possible pour être vierge de toute accroche à un pays européen et pour pouvoir demander les papiers là-bas. Partir en Angleterre, c’est sauter dans un camion, fuir la police, dormir dehors ou ne pas dormir, avoir froid, chaud, faim et soif. C’est la survie. Mais à peu près toutes les personnes qu’on a accueillies sont en Angleterre aujourd’hui. On est toujours en contact. Un jour, tu reçois un message : “Mummy I’m in the UK.” Les premières fois, j’ai pleuré toutes les larmes de mon corps. En Angleterre, iels me disent que ça va, qu’iels ont les papiers. S’iels sont mineur·es, le pays les prend sous son aile et iels vont à l’école. J’ai l’impression que l’aide est mieux organisée là-bas. 

A priori, que ce soit économique ou politique, iels ont toujours de bonnes raisons de partir. Dans leur pays, iels crèvent soit sous les coups des flics ou de l’armée, soit de faim. Iels traversent la moitié du monde et risquent de mourir en mer – la plupart ne savent pas nager. C’est affreux. Ces gens payent une somme assez importante – et parfois même jusqu’à 10 000 euros – à des passeur·ses pour monter sur des bateaux merdiques qui vont peut-être couler. Ces passeur·ses, OK, c’est des ordures. Mais il n’y en aurait pas si on ne se permettait pas de faire un tri en demandant : “Qui vous êtes ? Et pourquoi venez-vous ?”. Pendant la guerre, les juif·ves demandaient à des passeur·ses de les aider, et ces gens ont été considérés comme des héros. Maintenant, moi qui héberge des gens, je suis presque criminalisée. Peut-être que dans vingt ans, on nous considérera aussi comme des héros. 

Si c’était des Blanc·hes qui mourraient en Méditerranée, je peux te dire que toute l’Europe serait déjà mobilisée pour les sauver. Il y a une espèce d’amnésie totale par rapport à l’histoire. Ça fait peur et c’est dégueulasse. 

« Pendant la guerre, les juif·ves demandaient à des passeur·ses de les aider, et ces gens ont été considérés comme des héros. Maintenant, moi qui héberge des gens, je suis presque criminalisée. »

La phrase “on ne peut pas accueillir toute la misère du monde”, je ne peux plus. On panique quand 10 000 personnes sont à la frontière, mais on arrive à mettre 40 000 personnes dans des stades de foot. Rien qu’à la gare du Midi, il y a tous ces bâtiments désaffectés. Au pire, on y va et on fait de nouveaux logements. Il y a tellement de manières de faire… Mais il y a une démission totale de l’État. Sachant qu’on est 11 millions en Belgique et près de 5 millions de ménages. T’imagines si on avait accueilli une seule personne par foyer ? 

Moi, je suis contente de l’avoir fait. Si c’était à refaire, je le referais. Y’a des gens qui étaient admiratifs de ce que je faisais, d’autres qui disaient qu’ils ne pourraient pas le faire. Moi, ça me semblait plutôt normal. Ce qui me semblait anormal, c’est qu’on ne les aide pas. »

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