A la veille du second tour d’élections législatives déterminantes, la France ne connaît pas encore son gouvernement, mais une chose est à peu près sûre : ce ne sera pas celui du Nouveau Front populaire (NPF). Pour le philosophe Etienne Balibar, le devoir de la gauche est de rester mobilisée, d’abord pour faire barrage à l’extrême droite, dans les urnes et dans la rue.

Mais une tâche de plus longue haleine s’annonce, selon ce spécialiste de Marx, professeur à l’université Paris-Nanterre et dans de nombreux établissements anglo-saxons. Après le second tour des élections législatives, et peu importe son résultat, il est crucial de renforcer le peuple de gauche pour permettre un jour à la gauche d’accéder au pouvoir.

Pour y parvenir, l’union des partis ne suffira pas, professe Etienne Balibar, car un gouvernement de gauche a besoin d’une société mobilisée derrière lui pour résister aux pressions multiples qui voudront faire obstacle à l’égalité. L’universitaire appelle à tisser des liens entre les mobilisations éparses, mais innovantes, qui ont traversé la France ces dernières années.

Dans un texte paru dans AOC avant le premier tour des législatives, vous émettiez l’hypothèse qu’un « partage du pouvoir consensuel » pourrait avoir lieu, à terme, entre le bloc de droite macroniste et le bloc d’extrême droite. Est-ce toujours une éventualité, selon vous ?

Etienne Balibar : Je ne suis pas Madame Soleil. D’autres scénarios sont envisagés et envisageables, selon le résultat final des élections. Celui auquel poussent en ce moment différents leaders comme suspendus dans le vide, c’est la formation d’une coalition allant de la gauche dite de gouvernement à la droite dite traditionnelle. En quelque sorte, une résurrection et même un élargissement du macronisme initial, éventuellement contre Macron lui-même. Je note que cela supposerait que le Nouveau Front populaire se désintègre à peine formé. Je n’y suis évidemment pas du tout favorable.

Dans l’article que vous évoquez, j’estimais et j’estime toujours qu’on avait tort d’exclure a priori l’hypothèse d’un accord personnel entre le président, qui a fait la preuve de sa complète versatilité, et le Rassemblement national (RN), qui pensera avoir les cartes en main en cas de majorité absolue. Les obstacles sont multiples, mais deux forces poussent dans ce sens. D’abord, un large consensus idéologique s’est formé entre la droite, le camp macroniste et l’extrême droite sur les questions de police, d’autorité scolaire, de multiculturalisme (ce qu’on appelle le « séparatisme »), d’immigration.

Les dirigeants du grand patronat français et du système économique dominant exercent des pressions pour éviter à tout prix une alternative de gauche

Ensuite, les dirigeants du grand patronat français et, au-delà de nos frontières, du système économique dominant exercent et continueront vraisemblablement d’exercer des pressions pour éviter à tout prix qu’une alternative de gauche se concrétise. Il sera très difficile de leur résister. Ces gens font le pari qu’ils pourront trouver des accommodements avec le RN, comme il en a toujours existé avec l’extrême droite dans l’histoire. Ces deux raisons existent encore. Elles ne sont cependant pas suffisantes, j’en conviens tout à fait.

Comment la gauche peut-elle se préparer à cette éventualité ?

E. B. : L’alliance qui s’est formée entre partis de gauche, aux lendemains des européennes et de la dissolution, est importante. Elle a impliqué de surmonter des fractures anciennes et profondes. Son nom, « Front populaire », évoque l’idée d’un mouvement d’ensemble vers des objectifs progressistes. Elle donne de l’espoir. Mais cette alliance, on l’a bien vu dimanche dernier, ne suffit pas à inverser le cours des choses. Gagner deux points par rapport au score de la Nupes n’est pas suffisant. On n’a pas encore vu de grand sursaut dans la société française. L’alliance est perçue comme fragile, à cause de divergences personnelles et programmatiques réelles. Les citoyens n’y croient pas assez.

Surtout, les territoires que l’on dit « perdus » pour la gauche, où l’extrême droite est ultradominante, constituent désormais un phénomène structurel. L’effondrement du Parti communiste dans ses bastions est révélateur. La pente est terriblement difficile à remonter. La gauche souffre donc d’une faiblesse politique et affective. A court terme, la réaction ne fait pas débat : le front républicain est nécessaire. Mais au lendemain du second tour, une autre question se posera, car même si le RN n’emporte pas la majorité, la gauche devra se reconstruire. Et le nom « Front populaire » ne suffira pas pour mener à bien cette reconstruction.

Je me suis donc demandé ce qui avait permis le succès de l’autre Front populaire, celui de 1936, qui est parvenu à rester au pouvoir plusieurs années et imposer des transformations radicales de la société française, dont nous bénéficions encore aujourd’hui et que la droite s’acharne à démanteler. La réponse, c’est que le Front populaire de 1936 n’était pas puissant seulement à l’Assemblée, mais dans le pays entier, car il coïncidait avec un mouvement social rassemblant une majorité de la population. C’est ce que confirment également, a contrario, d’autres grands exemples.

Quand la gauche arrive au pouvoir avec un programme de rupture, ses adversaires se mobilisent immédiatement

Quelle est la leçon de l’Union populaire, au Chili en 1970, ou de Syriza en Grèce plus récemment ? Quand la gauche arrive au pouvoir avec un programme de rupture, ses adversaires se mobilisent immédiatement, et pas seulement en exprimant leur désaccord dans les journaux ou en attendant les prochaines élections. La droite chilienne s’est mobilisée dans la rue, en finançant des manifestations et des grèves corporatistes. Et le cas grec montre que la dépendance financière d’un pays et les pressions qu’elle permet peuvent bloquer toute action.

Pour appliquer une politique de gauche, il ne suffit pas d’avoir une majorité de trois sièges au Parlement. La gauche, contrairement à la droite, a besoin d’un rapport de force écrasant, donc d’un mouvement social qui confère au gouvernement une capacité à tenir ses adversaires en respect, à briser les obstacles, à tenir ses promesses.

Quelle forme prendrait un tel mouvement social aujourd’hui ?

E. B. : La gauche a besoin de redevenir majoritaire dans la société, pas seulement le jour du vote mais, au-delà, dans le cœur et les tripes des gens, c’est-à-dire dans leur façon d’éprouver leur capacité collective à changer le cours des choses. On en est loin. Mais on ne part pas de rien. J’ai dressé, dans mon texte, une liste de mouvements sociaux récents qui montrent que le pays n’est pas résigné : Nuit debout, les gilets jaunes, la mobilisation des soignants pendant la pandémie, les mouvements de révolte des banlieues, le mouvement contre la réforme des retraites, Les soulèvements de la Terre, le mouvement féministe.

Vous écrivez pourtant que le peuple du Front populaire « n’existe pas encore », qu’il reste « à trouver ». Que voulez-vous dire ?

E. B. : Dans la tradition intellectuelle dont je viens, la politique était déterminée par des structures de classe simples, pour ne pas dire binaires. Les ouvriers, les capitalistes. Je ne dis pas qu’il n’y a plus de classes dans la France actuelle, mais il n’y a pas de classe ouvrière aussi organisée et unitaire que celle qui s’était mobilisée pour le Front populaire en 1936. Le prolétariat représentait alors, en quelque sorte, le noyau du peuple, et ses intérêts étaient perçus comme ceux de la majorité. C’était déjà plus compliqué dans les années 1970-1980, quand l’Union de la gauche est arrivée au pouvoir, même si 1968 avait connu la plus grande grève avec occupations d’usines de notre histoire.

Il existe un peuple potentiel, mais sa capacité d’organisation est moins évidente qu’il y a un siècle

Je ne dis pas qu’aujourd’hui, les intérêts d’une majorité de la population ne sont pas convergents. Les effets du néolibéralisme frappent de très nombreuses catégories sociales. Pas de la même façon, certes, mais l’insécurité des perspectives et la baisse du niveau de vie concernent une grande partie des citoyens. Il existe donc un peuple potentiel, mais sa capacité d’organisation est moins évidente qu’il y a un siècle. Les divisions de la classe ouvrière sont devenues des fractures béantes. Sans dire que les ouvriers français sont comme tels racistes, ce qui est faux, force est de constater que le racisme travaille cette classe en profondeur.

Ensuite, un certain nombre de problèmes politiques actuels ne se règlent pas avec la croissance économique et la redistribution. J’espère que la gauche fera reculer la catastrophe environnementale, mais cela passera par une forme de décroissance dont les modalités restent à définir, si l’on veut qu’elles soient acceptables. Les recettes promues par le capitalisme « vert », à supposer qu’elles soient efficaces, conduisent à faire payer les classes populaires. D’où les gilets jaunes. Il faut les entendre. C’est vrai pour d’autres demandes de justice qui ne se réduisent pas à la dimension socio-économique, comme celles du féminisme contre la violence du patriarcat.

Il existe donc une pluralité d’intérêts et d’espérances à réunir et concilier pour former ce peuple à venir. Il ne suffit pas de lister toutes les catégories de personnes en demande de justice, et d’intégrer leur demande dans un programme. De quoi partir, alors ? De ce qui est exprimé de façon visible. Appuyons-nous sur la capacité des citoyens à énoncer eux-mêmes leurs intérêts. Leur ennemi commun, ce sont les politiques néolibérales qui détruisent l’idée de solidarité et imposent une compétition féroce de tous contre tous. Il faut que les mouvements se rencontrent et trouvent un langage commun.

Les effets du néolibéralisme ne sont-ils pas justement trop profonds pour qu’un mouvement de masse puisse émerger et appuyer une politique de gauche ?

E. B. : L’expression « mouvement de masse » peut être problématique car elle suggère une expression homogène, électorale ou même insurrectionnelle. L’histoire montre par ailleurs que les forces qui ont provoqué des mouvements de masse n’étaient pas toujours progressistes, mais aussi parfois fascistes. Un mouvement de masse à l’appui d’une politique de gauche pourrait prendre de multiples formes dans la France d’aujourd’hui. Les manifestations contre la réforme des retraites en sont un exemple magnifique, même si cette mobilisation a dû finalement s’interrompre.

A ces formes de mobilisation classiques, il faut ajouter des modes d’organisation et des pratiques innovantes, permettant de dépasser ces limites, que beaucoup appellent aujourd’hui des « assemblées ». Nuit debout ou les gilets jaunes ont été intéressants sur ce plan. L’auto-organisation des « quartiers », même exposée à toutes sortes de pièges, montre une remarquable capacité d’autonomie et d’invention.

Qu’ont en commun les mobilisations récentes qui, pour vous, peuvent jeter les bases d’un mouvement plus large ?

Le barrage est nécessaire. Mais le renforcement du peuple de gauche demande plus qu’un barrage

E. B. : Les mouvements sociaux que j’ai désignés et qui ont suscité de l’espérance, ces dernières années, ont en commun l’expression d’un besoin de démocratie plus directe. Reste que les circonstances actuelles, caractérisées par la nécessité de faire barrage aux néofascistes, ne sont pas propices à l’expression de cette demande démocratique. Le barrage, dans les urnes et dans la rue, est une chose nécessaire. Mais le renforcement du peuple de gauche demande plus qu’un barrage.

Cette demande de démocratie correspond-elle au « contre-populisme » que vous appelez de vos vœux ?

E. B. : J’ai en effet risqué ce nom qui peut être équivoque. Le contre-populisme que je défends n’est pas un « antipopulisme », il ne s’agit pas de récuser l’idée d’une participation directe du peuple des citoyens dans la vie politique, bien au contraire. Ce que je récuse, c’est l’idée d’un « populisme de gauche », théorisée en particulier par ma collègue et amie Chantal Mouffe au service de Podemos en Espagne. Elle peut faire croire qu’il existe des formes de mobilisation et d’incarnation politiques interchangeables entre la gauche et la droite. Notamment l’idée de « dégagisme », fondée sur une opposition entre le peuple et les élites.

Cette opposition mélange une critique légitime des inégalités sociales et culturelles avec un ressentiment généralisé contre la classe politique en tant que telle, qui me semble issu de la tradition fasciste. La gauche ne devrait pas, je crois, utiliser les instruments idéologiques de la droite.

De plus, ce populisme de gauche conduit à une extrême personnalisation de la représentation politique, censée s’opposer à la délégation de pouvoir qui caractérise la démocratie bourgeoise traditionnelle. Cette personnalisation est presque toujours incarnée par des hommes, ce qui conduit à une virilisation de la figure du leader politique. C’est, pour moi, l’antithèse de l’exigence d’égalité et de démocratie radicale qu’il faudrait défendre.

Le populisme sacrifie toujours la démocratie au profit de l’unité, et réintroduit de la passivité au lieu de multiplier les initiatives

Je ne veux pas ici instruire le procès de La France insoumise (LFI), comme le font la droite et l’extrême droite au prix de nombreuses calomnies. Je mesure l’écho que la parole de LFI rencontre dans les quartiers populaires auprès des militants associatifs, antiracistes. Mais je crois observer une tendance regrettable à l’atrophie de la démocratie interne dans ce mouvement. La différence que je trace entre « populaire » et « populiste » tient donc au fait que le second sacrifie toujours la démocratie au profit de l’unité, et réintroduit de la passivité au lieu de multiplier les initiatives.

D’où mon intérêt pour les gilets jaunes. Ils ne se sont pas laissé domestiquer par les politiciens d’extrême droite et ne se sont pas choisi de leader charismatique qui aurait parlé au nom de tous.

Ce refus de se doter de représentants n’empêche-t-il pas d’exister dans un monde politique et médiatique qui valorise les individualités ?

E. B. : La politique a besoin de contradiction, de liberté de parole, mais aussi d’unité dans l’action et même de direction. Elle doit pouvoir gouverner, et pas seulement contester ou se révolter. Il existe donc une tension, dans toute situation, entre ces deux impératifs, qui jamais n’est parfaitement résolue. Ne me demandez pas de trouver la recette que presque aucune organisation ni aucun régime n’a trouvé dans l’histoire ! Mais les circonstances et le sentiment de l’urgence ont permis des équilibres dynamiques. A nous d’y travailler.

Vous écrivez que ce peuple de gauche à venir doit être fondé sur le cosmopolitisme. Qu’entendez-vous exactement par ce terme ?

E. B. : Attention ! Le cosmopolitisme n’est pas nécessairement de gauche, et pas nécessairement populaire. Il contient l’idée d’une communauté d’intérêts à l’échelle de l’humanité, et l’idée que l’ouverture à l’étranger est quelque chose de positif, dont chaque nation aurait besoin pour être elle-même. Mais la mondialisation capitaliste est aussi une forme de cosmopolitisme. Presque partout aujourd’hui, les populations qui souffrent de la mondialisation tendent à rejeter le cosmopolitisme en bloc, associé à la délocalisation de l’économie et à l’appauvrissement, ainsi qu’à une confiscation du pouvoir par des corporations financières et des institutions supranationales.

Le RN cultive une histoire mythologique de l’unité française dans laquelle il n’y a ni luttes de classes, ni décolonisation, ni ouverture au monde

Même si, comme d’autres mouvements analogues en Europe, il se prépare à toutes sortes de compromis avec les multinationales, le RN tient le langage de ce que la tradition fasciste a appelé le « nationalisme intégral ». Il cultive une histoire mythologique de l’unité française, dans laquelle il n’y a ni luttes de classes, ni décolonisation, ni ouverture au monde. Redevenir maître de son sort en tant que peuple, pour le RN, revient à se débarrasser de l’étranger, de l’autre, c’est-à-dire, historiquement, des juifs et, surtout aujourd’hui, des immigrés venus du Sud ainsi que de leurs descendants. Oubliant que la nation française s’est faite au creuset de multiples origines.

J’insiste sur la nécessité, pour un peuple vivant, d’être ouvert au cosmopolitisme, car même si la nation française est fortement unie par des intérêts d’éducation, de soins, de travail, de résidence, elle est aussi plurielle. C’est un ensemble en mouvement. La richesse de la civilisation française, sa capacité à agir dans le monde dépendent de sa capacité à construire une conversation entre toutes les parties qui la constituent, donc entre les héritages dont elles sont porteuses.

Je ne dis pas qu’il sera facile, pour la nation française, de se réconcilier avec toutes ses composantes et de vaincre le racisme. Mais c’est possible, notamment si un gouvernement de gauche assume une politique sociale ambitieuse, indissociable du dialogue multiculturel. Le cosmopolitisme pratique, c’est ça : justice, égalité, diversité.

A court terme, si l’extrême droite doit l’emporter, l’impératif moral et politique est donc de s’opposer aux mesures vexatoires aggravées qui seront imposées à nos compatriotes d’origine étrangère. Nous devons les entourer. A plus long terme, une gauche conquérante doit mettre au premier plan la résorption de cette fracture entre les composantes de la nation. Il faut traduire en actes notre solidarité avec nos concitoyens, notamment issus des quartiers populaires.

C’est un test. Pas seulement parce que ces habitants seraient les victimes de violences et d’injustices, mais aussi parce que nous avons besoin d’eux comme acteurs de cette construction collective d’un peuple de gauche, qui demeure aujourd’hui morcelé.

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