Assise contre un grand miroir, une femme prend la pose en cachant ses seins nus. Son body dégrafé est baissé sur ses hanches. Sur une autre photo, la même femme porte un tout autre habit de travail : blouse médicale verte sur le dos, charlotte sur les cheveux et masque chirurgical sur le nez. Sur son compte Instagram, Liza Del Sierra rend compte en images de ces deux facettes de sa vie. Étudiante infirmière, cette productrice et réalisatrice de films pornos possède un compte Only Fans qu’elle alimente sur son temps libre. Sur cette plateforme où l’on peut vendre des contenus érotiques, elle propose des photos et des vidéos plus ou moins explicites à ses abonnés qui payent pour y avoir accès. Ses deux activités ont longtemps coexisté. Après une carrière en tant que performeuse X, elle se lance dans la réalisation tout en menant de front des emplois de femme de ménage et d’aide-soignante, avant de reprendre ses études pour devenir infirmière.

Liza Del Sierra fait aussi partie de la Réserve sanitaire, un ensemble de professionnels de santé volontaires et mobilisables à tout moment par l’État en renfort d’équipes de soins. Pendant la première vague de la pandémie, elle est appelée en tant que réserviste dans un service de réanimation qui accueille des patients Covid. Elle prévient son école et demande à ce que cette expérience soit prise en compte comme un stage. « Avant de partir en mission, j’ai fait un shooting et j’ai tout programmé sur Instagram en disant à mes abonnés qu’ils seraient alimentés en photos. Je répondais aux messages quand je rentrais de mes nuits, car ma page Only Fans est ma seule source de revenus », retrace-t-elle.

« À la moindre erreur, je risquais de me voir reprocher de “montrer mes fesses sur internet” »

À l’hôpital, la soignante est en première ligne face aux enjeux de la crise sanitaire. « On manquait de médicaments et de matériel. À cause de cette pénurie, certaines personnes en fin de vie mouraient dans des conditions terribles. Parfois, ça représentait 45 minutes de détresse respiratoire, jusqu’au dernier souffle. Ça m’a fait mal d’assister à ça, ainsi qu’à l’isolement des patients qui ne pouvaient pas voir leurs familles. » Dans ce contexte, son activité de travailleuse du sexe semble bien loin, ce qui lui permet de se concentrer sur le soin. Comme son double-statut est connu, Liza a déjà eu droit à des remarques lors de précédents stages hors contexte de pandémie. « À la moindre erreur, je risquais de me voir reprocher de “montrer mes fesses sur internet” », regrette-t-elle. « Ça m’a fait du bien d’être considérée comme une professionnelle. Je pense que la crise a fait que mon métier d’infirmière est davantage respecté socialement. »

Le travail du sexe ne connaît pas le même sort. Pourtant, certaines travailleuses du sexe (TDS) ont aussi la casquette de soignante et exercent dans les deux domaines à la fois. Une polémique aux États-Unis a mis cette réalité en lumière, ainsi que la stigmatisation des concernées, qui n’est pas atténuée par le fait d’avoir un emploi jugé « respectable » dans le secteur médical, loin de là. En décembre dernier, un article paraît dans le tabloïd New York Post au sujet de Lauren Kwei, employée d’un service d’ambulance de 23 ans et détentrice d’une page Only Fans pour arrondir ses fins de mois. Son nom y est dévoilé ainsi que celui de son employeur et des photos d’elle, le tout contre son gré. Son « side job » y est présenté comme une faute déontologique. « D’autres ambulanciers et paramédicaux gagnent plus d’argent en faisant des heures supplémentaires, au lieu de se déshabiller », persifle un ambulancier cité dans le texte.

À la suite de cet « outing » par le journal, qui a cru bon de révéler tous les détails permettant d’identifier la jeune femme qui avait pourtant requis l’anonymat, Lauren Kwei prend la parole pour se défendre. Dans le magazine Rolling Stone, elle déclare : « Ces journalistes ont écrit cet article pour m’humilier. Mais au lieu de cela, ils mettent en lumière le fait que les travailleurs des services d’urgences médicales de New York ne sont pas assez payés et que beaucoup d’entre nous ont deux ou trois emplois pour rester à flot dans l’une des villes les plus chères du monde. » Les nombreuses réactions suscitées par l’article lui valent même une déclaration de soutien de la part de l’élue démocrate au Congrès américain Alexandria Ocasio-Cortez. « Concentrez-vous sur la honte [que représente l’inaction du gouvernement], pas sur la marginalisation des personnes qui survivent à une pandémie sans aide », écrit-elle dans un tweet

« Je dansais deux ou trois soirs par semaine et c’est ce qui m’a aidée à ne pas faire de burn-out, en plus de représenter un apport financier »

Ce cumul d’emplois dans le soin et le sexe n’existe pas qu’aux États-Unis. D’après les témoignages recueillis pour cet article, le travail du sexe permet à certains et certaines de compléter des revenus trop minces, de compenser une perte d’activité ou une absence d’aides sociales, voire même de « respirer » en dehors du travail médical dans des situations plus particulières. C’est ce que vit Layna, une trentenaire infirmière et strip-teaseuse. Son boulot de gogo-danceuse a payé ses études. Une fois diplômée, la jeune femme ne cesse pas pour autant de danser. Quand elle se retrouve à exercer à temps plein dans un service de soins palliatifs, le strip devient même une soupape pour relâcher la pression. « Je dansais deux ou trois soirs par semaine et c’est ce qui m’a aidée à ne pas faire de burn-out, en plus de représenter un apport financier », me dit-elle au téléphone. « Mon métier d’infirmière se durcissait et c’était dur psychologiquement. Au fil du temps, j’ai constaté une surcharge de travail avec de plus en plus de patients à soigner en même temps, ce qui amenait à une prise en charge moins complète. On est poussés à devenir maltraitants. Je rentrais chez moi le soir en repassant mes journées dans ma tête et en me disant que j’aurais dû faire les choses autrement. J’étais épuisée. Danser m’a permis de penser à mes spectacles et à mes costumes avant de m’endormir. » Le manque de reconnaissance et le stress engendré par des logiques de rendement lui pèsent. Alors, la soignante décide de faire des pauses. Entre deux vacations, elle se consacre désormais entièrement au strip-tease pour reprendre pied.

Pendant la première vague de la pandémie, Layna est appelée en renfort dans un établissement d’Ile-de-France pour remplacer des collègues en arrêt-maladie. « On se retrouvait face à 35 patients pour une infirmière et deux aides-soignantes. Je finissais à des heures pas possibles et j’enchaînais parfois à 7 heures du matin, alors je dormais dans ma voiture. On était en retard sur tout, il y avait des problèmes de remplacement, y compris du personnel de ménage, et les équipes en pâtissaient. Je n’avais plus le temps pour l’humain, pour consoler. Je ne veux pas devenir ce genre de soignante », explique-t-elle. À la fin de sa mission, elle part pour la Guadeloupe, où les clubs de strip sont ouverts et où elle danse masquée, à distance des clients. « Ça me change les idées et j’ai un sentiment de contrôle. Parfois, je me sens plus en sécurité en club, où l’on peut mettre un client agressif dehors, qu’à l’hôpital, où l’on peut se trouver démunie face à un patient violent. » Il arrive que des collègues soignantes lui demandent comment elle fait pour tenir sans craquer, mais elle préfère garder son activité de danseuse secrète pour se protéger. « J’enlève mes ongles rouges et je repasse incognito. » Elle conclut : « Le gogo-dancing me permet d’exercer mon métier d’infirmière, qui reste ma première passion, sans avoir à finir sous anti-dépresseurs. Grâce à ça, je retourne à l’hôpital en étant ressourcée. »

Parmi les métiers de soins très féminisés et peu valorisés, on pense à celui d’aide à domicile ou d’auxiliaire de vie auprès de personnes dépendantes âgées ou en situation de handicap. Certains employés de ce secteur de l’aide à la personne vivent eux aussi du travail du sexe à côté de leur emploi. C’est le cas de Fouad (un pseudo), TDS non-binaire de 30 ans, qui a une triple casquette d’escort, d’auxiliaire de vie et de doctorant. On se rencontre dans un parc, près de Paris. Dans son métier de soignant auprès de particuliers, iel s’occupe du ménage, des repas, des toilettes, des soins et de l’administratif des personnes. « Pour un jeune patient handicapé, je m’occupe aussi de répondre aux textos de ses amis et de swiper pour lui sur les applications de rencontre », précise-t-iel. L’escorting prend le relais quand iel n’a pas le temps de travailler à la fois sur son doctorat et comme auxiliaire de vie. Iel voit des similitudes entre les deux secteurs, comme « le fait d’être à l’écoute de la personne, de ses besoins, et d’entrer dans son intimité tout en fixant des limites ». « Ce sont des métiers de service, qui ne sont pas du tout antinomiques. »

« Je vois quatre clients par mois et le reste du temps, je suis devant mon ordinateur. C’est facile de stigmatiser une population marginalisée alors que les gens s’entassent dans les métros ou les supermarchés »

Comme Liza et Layna, Fouad a travaillé d’arrache-pied pendant le premier confinement. « On faisait des semaines de cinquante ou soixante heures, car il y avait de gros besoins humains. Il fallait remplacer les collègues qui étaient cas contacts, par exemple. Ce métier est dur. Je travaille la nuit sans être payé davantage. On est hyper mal rémunérés et on a même été exclus de la prime versée aux soignants après la première vague. » Cette prime a depuis été promise par le gouvernement, mais celle-ci est inégalement distribuée selon les départements et ne concerne pas les auxiliaires de vie employés par des particuliers. 

Plus tard dans l’année 2020, Fouad se retrouve à exercer le travail du sexe et le travail de soin en même temps. La peur d’être contaminé par un client en tant qu’escort et de contaminer à son tour un patient fragile lui fait peur. Mais il refuse d’être davantage pointé du doigt qu’une personne dans une situation jugée plus conventionnelle. « Je vois quatre clients par mois et le reste du temps, je suis devant mon ordinateur. C’est facile de stigmatiser une population marginalisée alors que les gens s’entassent dans les métros ou les supermarchés. » D’autant qu’il constate les effets positifs de ses actions dans les deux domaines, auprès de clients et de patients souffrant de solitude. « Faire les deux me convient », conclut-il. « L’idéal serait de pouvoir exercer dans de bonnes conditions. C’est-à-dire être mieux payé en tant que soignant, et que le travail du sexe soit reconnu et décriminalisé. »

Estelle, 26 ans, est aussi escort et aide à domicile dans l’Ouest de la France. Elle commence le travail du sexe alors qu’elle est encore étudiante, puis elle cumule les deux. Elle aime le contact avec les patients, mais les conditions de travail, le salaire au SMIC comme les horaires contraignants ne lui conviennent plus. « Je n’avais plus le temps de me reposer, donc j’ai dû faire un choix et j’ai choisi mon taf d’escort », tranche-t-elle. Depuis, elle voit plusieurs clients par semaine et aimerait que les démarches soient facilitées pour déclarer ses revenus en tant que TDS. « Quand j’en aurai marre et que je voudrai faire autre chose, je redeviendrai aide à domicile », prédit-elle.

« C’était aussi une prise de conscience : j’en avais assez de devoir être baisable pour les hommes. Quitte à devoir être dans le système patriarcal, je voulais en tirer profit »

Certaines soignantes et travailleuses du sexe ont vu leurs deux sphères professionnelles impactées par la crise sanitaire. Camille, 33 ans, est chirurgienne-dentiste en libéral et dominatrice professionnelle. On s’appelle sur Skype pour discuter. En tant que mère célibataire sans pension alimentaire, la domination est une source de revenus supplémentaires pour subvenir à ses besoins et à ceux de son fils, d’autant qu’un handicap invisible l’empêche de travailler beaucoup en tant que soignante. « C’était aussi une prise de conscience : j’en avais assez de devoir être baisable pour les hommes. Quitte à devoir être dans le système patriarcal, je voulais en tirer profit. » Les cabinets de dentistes ayant été fermés pendant le premier confinement, elle m’explique s’être retrouvée face à un afflux de patients au mois de mai. Elle doit se mettre en arrêt au bout de quelques semaines, pour cause d’épuisement. Pour faire face à plusieurs mois d’absence de revenus, celle-ci exerce le travail du sexe dans des conditions qu’elle n’aurait pas acceptées en temps normal.

« Je recevais chez moi parce que beaucoup de clients sont mariés et parce que c’était plus compliqué de se déplacer. J’ai rogné sur ma sécurité parce que je n’avais pas le choix, tout en prenant le risque de ramener le Covid à la maison. Les gestes barrières ne sont pas respectés. Je pourrais les tenir en laisse avec une cagoule sur la tête, mais ça n’arrive pas. Alors je fais juste le minimum de clients pour pouvoir payer mes courses et mon loyer. On peut faire un parallèle entre cette difficulté à faire respecter les gestes barrières et la difficulté à imposer le port du préservatif quand la précarité des TDS augmente. Je me considère privilégiée, mais les situations décrites par les personnes ayant moins de privilèges que moi sont dramatiques. » Des associations de santé communautaire témoignent notamment de la grande précarité économique dans laquelle se trouvent certaines TDS, ce qui, en plus de dégrader leurs conditions d’existence, complique les possibilités de faire respecter leurs tarifs et les expose aux violences.

Face à ces difficultés, les travailleuses du sexe et soignantes que j’ai interrogé réclament toutes une revalorisation de leurs métiers. Airelle, hypnothérapeute de 28 ans à son compte, est aussi devenue escort parce qu’elle en avait « marre d’être pauvre ». « Par ailleurs, je retrouve le côté soin quand je tiens la personne dans mes bras. Il peut y avoir de la vulnérabilité chez les clients et cet aspect-là me plaît. C’est important pour moi d’essayer de faire du bien à l’autre et c’est un parallèle qu’on peut faire entre les deux tafs », précise-t-elle. « Je suis face à une sorte de miroir inversé. En thérapie, je reçois une majorité de femmes et en tant qu’escort, je vois beaucoup d’hommes qui en auraient besoin. Je ne dis pas que l’un équivaut à l’autre, et je peux parfois éprouver du dégoût dans le travail du sexe. Mais on se retrouve dans des positions qui ont des similarités entre elles. » Selon elle, il y a un autre point commun entre les deux : les métiers dits féminins et de soin sont trop peu considérés. La situation des soignantes et des travailleuses du sexe précarisées par la crise sanitaire l’indigne. « J’essaie de faire avec cette réalité », dit-elle. « Mais c’est vrai que par moments, je ressens de la colère. »

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