Quelques klaxons se font entendre sur son passage alors qu’elle a le pouce tendu sur le bord de la route, un carton à la main avec une destination gribouillée au feutre baveux dessus. Certains ralentissent, les yeux lubriques, pour la scruter de haut en bas. Il faut dire que les autostoppeurs se font de plus en plus rares, et encore plus lorsqu’il s’agit d’une femme. « Quand j’étais plus jeune, j’étais un peu flippée à l’idée de faire du stop. Un jour, je suis tombée en panne en allant au boulot et j’ai levé mon pouce » raconte Nastasia, 34 ans, autostoppeuse régulière.

Depuis, elle n’a jamais vraiment arrêté. Des quelques jours de réparation de sa voiture où elle faisait le chemin du travail en stop, elle est passée, en quelques mois, à des trajets de plus en plus longs jusqu’à traverser toute l’Amérique latine en solo.

La Savoyarde prend en assurance au fil des voyages et des kilomètres parcourus. Pour elle, ce mode de transport est un tiercé gagnant : gratuit, original et écolo. « Je n’aime pas faire rouler ma voiture à vide, ça fait ressortir mon éco-anxiété et je culpabilise. » Dès qu’elle en à l’occasion, elle se déplace en stop et y fait souvent des rencontres inoubliables. Mais il demeure une ombre au tableau : son sexe. Si la plupart de ses voyages se passent sans accroc, Nastasia n’échappe pas à quelques situations déplaisantes.

Suffisamment graves pour être marquantes, mais pas assez pour l’arrêter de continuer : « À la fin du trajet, un mec a cherché à m’embrasser, c’était très embarrassant. Il croyait que je lui avais demandé de me prendre en stop pour le draguer. Il faut avoir du répondant quand ça arrive, ça vient avec l’expérience ». Mais la jeune femme précise qu’il ne s’agit que de phénomènes isolés et rares dans son expérience du stop. « 99% du temps, ce n’est que du bonheur ».

Si tout se passe bien la plupart du temps, c’est aussi parce que Nastasia se considère comme quelqu’un de prudent. Cette dernière prend toujours soin de noter la plaque d’immatriculation des voitures, dans lesquelles elle monte. « Ça m’est déjà arrivé de voir quelqu’un et de lui dire que je m’étais trompée de direction parce que je ne la sentais pas. » Des pressentiments qu’elle ne s’explique pas mais qu’elle préfère toujours suivre. Une fois dans le véhicule, elle garde près d’elle son portable « au cas où je sois obligée de téléphoner ou envoyer un message. L’autostop n’est pas plus dangereux que la rue mais mieux vaut être un petit peu trop parano. »

Dorévavant la jeune femme fait appel à une pulsion citée, de nombreuses fois, par des autostoppeuses interviewées pour cet article : l’instinct. « J’ai appris à faire confiance à mon instinct. Je le sens dans mes tripes. Si je ne le sens pas, je n’y vais pas. On est beaucoup de femmes en stop à avoir développé cette manière de faire. »

« Chez les hommes, la prise de risque est extrêmement valorisée dans le voyage. »

Une référence qui n’est pas inconnue à la globe-trotteuse Lucie Azema, autrice de Les femmes aussi sont du voyage. « Le stop, c’est l’apothéose des femmes dans le voyage, où tout est encore très construit autour du danger, qu’elles réussissent à dépasser ». Contrairement à n’importe quel autre transport, qui peut maintenant être considéré comme source d’émancipation des femmes, le stop nécessite d’être dépendant de quelqu’un qui acceptera de nous faire voir du pays. Un choix encore considéré comme une menace pour la gent féminine. « Chez les hommes, la prise de risque est extrêmement valorisée dans le voyage. Plus les aventuriers prennent des risques inconsidérés, plus c’est vu comme de l’aventure au sens propre. Ce qui n’est pas le cas des femmes pour lesquelles le voyage est vu comme dangereux et où sa place est celui du foyer », précise la spécialiste.

Pourtant, les femmes sont statistiquement plus victimes d’agressions et de violences sexuelles au sein du ménage qu’à l’extérieur selon l’Insee. Le déplacement aide, souvent, les femmes à se sentir plus à l’aise dans l’espace public, pour Lucie Azema, qui prône un changement des mentalités autour des voyageuses : « Il y a toujours un imaginaire très sexualisé et l’idée que les femmes qui voyagent sont de petites vertus. Au lieu de dire aux femmes de faire attention, il faudrait éduquer les hommes à ne pas les agresser. Quitte à faire un peu de provoc’, c’est aux hommes qu’il faudrait interdire de voyager, c’est eux qui sont dangereux. »

Après avoir eu un pic de popularité dans les années 70, le stop a perdu de sa splendeur avec l’avènement des voitures individuelles, les services de covoiturage mais aussi de nombreux faits divers. Des histoires hantent, encore aujourd’hui, le monde du stop et bloquent certaines femmes à l’idée de lever le pouce. Les crimes de Marc Dutroux, Nordahl Lelandais, ou Mathieu Danel, qui ont pris pour cible des autostoppeurs, ont marqué les esprits.

Parmi ceux qui survivent, certains tentent d’en faire une force telle Virginie Despentes, qui raconte son viol en autostop, dans King Kong Theory. Elle considère ce viol comme un risque à prendre pour les femmes qui ne peut pas l’empêcher de vivre. Après cet épisode, Virginie Despentes continue, comme avant, de dormir dans les gares et voyager librement comme le ferait un homme. Mais évidemment, la plupart des femmes qui se lancent dans le stop souhaitent avant tout garantir leur sécurité, quitte à perdre un peu de leur liberté en voyage.

L’ère du numérique a permis d’amener un sentiment de sérénité à l’autostop. En effet, Quitterie, Parisienne de 23 ans, a essayé de joindre l’utile à l’agréable, en créant un tableau de bord en ligne de son périple. Depuis la fin de ses études, en début d’année, elle a décidé de faire le tour du monde en autostop jusqu’en 2023. À chaque stop, elle prend un selfie avec son chauffeur. Une méthode qui lui permet de garder un souvenir mais aussi de se rassurer.

Sur des milliers de kilomètres avalés, Quitterie a fait “une seule” mauvaise rencontre. « Un conducteur m’a caressé la cuisse. Je l’ai repoussé et il s’est excusé » ajoute la jeune femme, qui garde surtout en tête les rencontres exceptionnelles que lui a apporté l’autostop. Sur les routes de Norvège, elle se souvient particulièrement d’un voyage de trois jours dans la cabine d’un chauffeur routier, où les deux se sont retrouvés prisonniers d’une tempête de neige. De quoi nouer des liens. « Au moment de se quitter, il a eu les larmes aux yeux, ça m’a marqué. » 

Lorsque les femmes parviennent à dépasser leur peur du voyage, ce sont parfois leurs familles, qui leur font une piqure de rappel. Avant leur départ, les autostoppeuses n’échappent pas aux craintes de leur entourage. « Certains proches me répétaient que je ne me rendais pas compte du danger », raconte Quitterie. Affronter la peur des autres représente souvent l’un des plus gros défis que doivent relever les femmes en stop.

« Des automobilistes m’ont déjà offert un couteau ou une bombe au poivre après m’avoir pris en stop, pour me protéger. »

Iliana Holguín Teodorescu, autrice du livre sur l’autostop, Aller avec la chance, en a fait les frais durant tous ses voyages. « Des automobilistes m’ont déjà offert un couteau ou une bombe au poivre après m’avoir pris en stop, pour me protéger. » Même si elle admet prendre, de temps en temps, avec elle la bombe au poivre, car « un couteau, c’est trop dangereux, quand même », elle n’a encore jamais refusé de monter à bord d’une voiture. Pourtant, des types louches ont déjà croisé sa route mais l’autostoppeuse retrousse toujours ses manches, prête à en découdre avec les idées préconçues autour du stop. « Je veux leur montrer que je ne suis pas qu’un corps, et j’essaye de leur expliquer pourquoi leur comportement ne va pas ».

La seule chose qui déstabilise encore l’autostoppeuse aguerrie reste le regard des automobilistes lorsqu’elle est sur le bord de la route à attendre : « J’ai plus peur du regard des gens qui passent quand personne ne s’arrête. Nous sommes dans un monde où ce n’est plus si commun de faire du stop et ça se voit parfois ». Tout dépend des pays par lesquels elle passe, certaines cultures sont, plus ou moins, habituées à cette pratique de voyage. En France, selon les dernières études, le temps d’attente reste relativement bas avec une moyenne inférieure à 15 minutes.

Des chiffres qui peuvent s’avérer encore plus bas pour les autostoppeuses, comme nous l’ont confié toutes les personnes interviewées pour cet article. Pour une fois, il y a bien un avantage à être une femme sur la route, comme le confie, en riant, Alice, 23 ans, auto-stoppeuse depuis quelques années : « Les gens ont peur pour nous alors on ne reste jamais vraiment bien longtemps à attendre. Généralement dès que je monte en voiture, on me dit qu’on m’a pris pour ça ». Comme quoi les clichés peuvent parfois avoir du bon.

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