Elle est militante, fondatrice du réseau Classe/Genre/Race et du Front de mères. Nous avons reçu Fatima Ouassak sur notre plateau pour parler de « La puissance des mères – Pour un nouveau sujet révolutionnaire », son premier ouvrage, paru le 27 août aux éditions La Découverte. Parce qu’elles sont trop souvent reléguées à leur rôle de « mamans », d’autant plus quand elles vivent dans des quartiers populaires et sont issues de l’immigration coloniale, Fatima Ouassak veut rétablir les mères comme sujet politique.
Pas comme des mères nourricières, mais comme des militantes de premier plan à l’avant-garde des combats du siècle. Car les mères se battent, de leur grossesse à l’éducation de leurs enfants, contre les discriminations d’une société patriarcale et raciste, puis contre le système scolaire et l’assignation à résidence de leurs enfants. La militante de Bagnolet propose dans cet ouvrage des pistes de luttes inédites pour renverser l’ordre social.
Nous publions à la suite de l’entretien deux extraits de l’ouvrage.
1 – Le Front de mères : stratégies, objectifs, moyens
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p class=”text-left”>« Il est particulièrement difficile de poser la question des violences, des discriminations et des inégalités à l’école. Beaucoup de parents des quartiers populaires ressentent cette difficulté face à l’institution : on n’a pas de temps à leur accorder, pas d’espace dédié, les enseignants sont souvent sur la défensive… Il s’agit pourtant de l’endroit où leurs enfants passent l’essentiel de leurs journées. Il faut dire que de nombreux préjugés pèsent sur les relations avec l’institution scolaire : les mères non blanches sont considérées comme agressives, hystériques. Les mères militantes utilisent leurs enfants pour faire avancer leurs idées. Et les mères de classes populaires critiquent l’école alors qu’elles ne sont pas capables de bien s’occuper de leurs enfants à la maison, où la télévision est toujours allumée et où on ne mange que de la junk-food.
Les collectifs locaux de parents ne peuvent pas réellement porter les questions structurelles, trop chargées politiquement. Au niveau local, parler d’alternative végétarienne en maternelle, c’est déjà la révolution. Tout y est fait pour empêcher la politisation du discours. Par ailleurs, le rapport de forces est beaucoup trop défavorable aux habitants des classes et quartiers populaires, ce qui rend le coût concret et quotidien de la remise en question du système beaucoup trop élevé pour eux. Seule une organisation nationale peut porter politiquement les enjeux structurels que l’on rencontre au niveau local.
C’est la tâche que le Front de mères s’est fixée : donner une réponse nationale aux combats menés localement, en participant à l’organisation politique des parents. Le Front de mères répond à l’urgence de construire des stratégies collectives nationales afin de lutter contre les discriminations institutionnelles que subissent les enfants, notamment au sein de l’école. Il est né de la volonté de sortir du face-à-face stérile entre l’école et les parents en passant par le niveau national avec une organisation capable de construire une action syndicale, de produire des outils, notamment pédagogiques, de les mutualiser pour l’ensemble des parents des quartiers populaires, et de devenir un acteur politique sérieux, crédible et force de propositions. Le Front de mères traduit la volonté de plus en plus partagée par les habitants des quartiers populaires de mobiliser leurs familles comme espaces-ressources et levier politique, dans un environnement social et politique perçu comme de plus en plus hostile.
Nous avons commencé à militer sur des détails, par exemple la cantine ou les livres jeunesse, qui paraissaient peu nobles dans la hiérarchie des causes militantes. Au fur et à mesure, la prise de conscience de tout ce qui opprime nos enfants nous a permis de nous rendre compte de notre pouvoir de mères. Et inversement. Nous avons donc progressivement élargi nos champs d’action, même si l’école, au cœur de tout le reste et en amont de tout, reste centrale dans nos combats. Car c’est véritablement une machine à discriminer, résigner, aliéner nos enfants dès le plus jeune âge, en dépit de la très grande implication de certains professeurs, conscients de ces mécanismes, mus par la justice sociale et la volonté d’aider tous leurs élèves – ils sont d’ailleurs eux-mêmes souvent désemparés.
Mais l’école est importante aussi parce qu’elle peut devenir une immense machine à produire de l’égalité, si nous parvenons à l’arracher des mains de la classe dominante et si nous l’investissons massivement.
En dehors des quartiers populaires, beaucoup nous interpellent pour nous demander pourquoi nous organisons un Front de mères et pas un Front de parents. Ils s’en inquiètent et avancent des arguments souvent contradictoires : parler de « front de mères », ça reproduit les représentations sexistes qui font des femmes les seules responsables de l’éducation des enfants ; ça ne correspond pas à la réalité de la France d’aujourd’hui, on n’est plus au Moyen Âge, on n’est pas au Maroc ; ça ne motive pas les pères à prendre leurs responsabilités, déjà qu’ils ne font pas grand-chose ; et ça invisibilise ce que font beaucoup de pères, parfois ce sont eux qui font tout.
Outre que s’appeler Front de mères permet de souffler un vent de poésie sur le monde politique, la raison principale pour laquelle le Front de mères n’est pas un front de parents est que les mères n’existent pas aujourd’hui politiquement en France, coincées qu’elles sont entre les femmes et les parents. L’ambition du Front de mères, c’est de faire exister les mères comme puissant acteur politique. Ça ne dessert ni les femmes ni les parents, qui ont été jusqu’à présent, les unes comme les autres, comme amputés de cette puissance. Ça renforce au contraire les luttes, celles des femmes et des parents, en ouvrant de nouvelles perspectives politiques, de nouveaux champs de réflexion et d’action.
En réduisant les mères à cette seule dimension affective et interpersonnelle, on cherche à s’appuyer sur le respect du jeune Arabe ou du jeune Noir pour sa mère, respect supposément inscrit dans sa « culture africaine » ou sa « culture méditerranéenne ».
Le Front de mères est une organisation dont les mères sont le sujet politique central mais qui n’est pas composé que de mères. Front de mères signifie que dans les luttes qui concernent les enfants, tout le monde doit se mettre derrière les mères. Les membres sont des mères, des pères, des tantes, des oncles, des grandes sœurs, des enseignantes, des CPE, des acteurs associatifs, des militantes, des éducatrices, des acteurs institutionnels.
Certes, les mères qui vivent dans les quartiers populaires existent déjà aux yeux de l’institution. Mais ce ne sont pas des mères. Ce sont des mamans. En particulier pour la politique de la ville, avec ses « mamans des cités », déclassées et jamais respectées en tant que mères, comme pour signifier que ce que l’on cherche chez elles, c’est la dimension affective qu’on va pouvoir mobiliser pour tempérer les choses. En réduisant les mères à cette seule dimension affective et interpersonnelle, on cherche à s’appuyer sur le respect du jeune Arabe ou du jeune Noir pour sa mère, respect supposément inscrit dans sa « culture africaine » ou sa « culture méditerranéenne ».
Ce que l’on cherche en valorisant médiatiquement, et en soutenant politiquement et financièrement, les « mamans des cités », c’est leur fonction de tampon entre les institutions d’un côté, et de l’autre les jeunes Noirs et Arabes vivant dans les quartiers populaires qui, lorsqu’ils sont excédés par les violences et les humiliations qu’ils subissent, n’ont d’autre choix que de brûler quelques voitures et quelques poubelles pour exister dans l’espace public et se faire entendre. Ne sors pas ce soir petit poisson, sinon tu vas encore faire pleurer ta maman ! Retiens ton fils petite maman, sinon tu vas encore pleurer ce soir !
Au Front de mères, face au pouvoir et aux institutions, nous ne sommes pas des « mamans » réduites à la relation que l’on a à nos propres enfants, nous sommes des mères, c’est-à-dire des acteurs politiques qui peuvent se révéler redoutables dans les rapports de forces si on touche un cheveu de leurs petits. Face au pouvoir et aux institutions, nous sommes solidaires de nos enfants qui tentent de ne pas se laisser voler leurs espoirs et se battent pour un avenir meilleur, pour un monde plus respirable. Face au pouvoir et aux institutions, nous sommes solidaires de nos enfants quand ils expriment leur colère après que des policiers ont sauvagement assassiné un des leurs.
Nous considérons que leur colère est un outil de lutte. Qu’elle est légitime, et qu’elle le restera y compris lorsque la bibliothèque ou l’école maternelle prendront feu – ce qui déclenche immanquablement les pleurs des pouvoirs publics, scandalisés mais incapables d’envoyer un message de condoléances aux parents endeuillés. Les brasiers éclairent l’horreur des crimes commis à l’abri des regards dans les quartiers populaires, ils permettent d’éviter qu’ils passent inaperçus.
Tous les bâtiments de France et de Navarre réunis ne valent pas la vie d’un seul de nos fils assassinés impunément. Cela devrait être une évidence. Que brûlent toutes les bibliothèques si cela peut apaiser un peu de la douleur et de la tristesse des familles de victimes de crimes policiers, et celles de l’ensemble des enfants des quartiers populaires dont la vie, aux yeux de l’État, vaut moins que la brique et le béton.
2 – Pour une écologie de libération
Il faut commencer par refuser l’écologie des beaux quartiers. Dans un contexte de gentrification très offensive, il existe une instrumentalisation de l’écologie à des fins de conquête territoriale. Cela se traduit notamment par un accaparement politique et symbolique de l’écologie, et une disqualification des luttes écologistes des classes et des quartiers populaires. Par ailleurs, les projets dits écologistes portés par les pouvoirs publics et les organisations politiques en direction des quartiers populaires relèvent souvent d’une politique de contrôle social. On utilise de plus en plus l’écologie pour pacifier et pour dominer.
Par exemple quand des écologistes débarquent dans le quartier un samedi matin, portant un petit gilet vert, des gants en plastique et arborant un large sourire pour les photos. A l’ordre du jour ? On va nettoyer tous ensemble le quartier, avec les mamans du quartier ! Allez les mamans ! Et les enfants aussi ! Allez les enfants ! Et si les enfants nettoient bien, frottent bien partout, ils pourront aller à la mer la semaine prochaine ! C’est donnant-donnant, des vacances contre un peu de propreté.
L’enjeu environnemental est instrumentalisé pour chercher à amplifier encore le quadrillage policier du territoire, comme le sont plus traditionnellement les luttes contre les violences sexuelles, les trafics de drogue ou la « radicalisation islamiste ».
Les hommes en vert n’ont jamais nettoyé leur salle de bains de leur vie, ce sont les femmes qu’ils viennent civiliser qui ont la charge de le faire pour eux contre des salaires de misère. Mais aujourd’hui, ils viennent avec leur petit gilet vert pour nous aider à être propres.
Les hommes en vert n’ont aucune revendication en termes de services publics égalitaires pour l’ensemble de la ville. Le service public de qualité s’arrête aux frontières de leur quartier pavillonnaire, et ils trouvent ça très bien. La belle écologie que voilà. Comme cette autre revendication écologiste, qui consiste à demander à ce que soit verbalisé par la police le fait de jeter des détritus dans la rue. L’enjeu environnemental est instrumentalisé pour chercher à amplifier encore le quadrillage policier du territoire, comme le sont plus traditionnellement les luttes contre les violences sexuelles, les trafics de drogue ou la « radicalisation islamiste ». Ecologie pavillonnaire, écologie des beaux quartiers, autant d’expressions qui ne disent pas assez l’idéologie coloniale qui sous-tend ce type d’actions de plus en plus répandues dans les quartiers populaires, et soutenues par les pouvoirs publics comme relevant de la cause environnementale.
“La puissance des mères – Pour un nouveau sujet révolutionnaire”, Fatima Ouassak, Editions La Découverte, août 2020, 272 pages.