Bien sûr, on aurait pu débattre à l’infini sur la formulation. Mais tout de même : cinquante ans après l’adoption de la loi Veil, faire graver dans le marbre de la Constitution française « la liberté garantie à la femme d’avoir recours à une interruption volontaire de grossesse », quelle belle victoire pour le féminisme !

Une première mondiale à la portée d’autant plus grande que les exemples étrangers montrent que ce droit n’est jamais définitivement acquis.

Un signe que les combats féministes ont le vent en poupe ? On pourrait le penser en voyant également, depuis #MeToo, la lutte contre les violences sexistes et sexuelles (VSS) ne jamais quitter très longtemps la une des journaux.

Là encore, il ne faut pas sous-­estimer la portée du combat visant à rendre intolérables ces violences longtemps déniées et laissées dans une zone grise de la morale collective.

En montrant que ces violences ne sont pas qu’une collection de faits divers mais participent d’un système de domination, le mouvement féministe a imposé à tous le fait que, comme il le répète inlassablement, « le privé est politique ».

École, travail, couple… ça piétine

Aussi importantes soient-elles, ces victoires ne sont pas absolues. La constitutionnalisation de l’IVG n’a pas fait consensus : une fraction des parlementaires Les Républicains et des députés du Rassemblement national ont voté contre ou se sont abstenus lors du vote.

Et, lorsqu’elle s’attaque à des illustres, la lutte contre les VSS continue de susciter des réflexes de défense des personnalités mises en cause et une dénonciation du « féminisme qui va trop loin ».

Surtout, ces succès tendent à éclipser le fait que, dans le champ économique et social, la portée des combats féministes est nettement moins spectaculaire. A l’école, la lutte contre les stéréotypes est un peu partout au programme, laissant espérer des jeunes générations davantage imprégnées des principes égalitaires. Mais elle a peu de prise sur l’orientation des filles et des garçons, qui reste genrée à un point parfois caricatural.

Côté professionnel, certes, les inégalités salariales sont vivement dénoncées au travers d’appels à arrêter le travail début novembre, date à laquelle les femmes, payées environ 15 % de moins que les hommes à temps de travail donné, commenceraient à travailler « gratuitement ».

Limitées à une lutte contre les mécanismes de « plafond de verre » qui frappent les femmes les plus qualifiées, les politiques d’égalité professionnelle laissent les problèmes de ségrégation au travail et de temps partiel hors-champ, alors que ce sont des facteurs majeurs de creusement des écarts de rémunération.

Hors-champ du débat politique, la répartition des tâches domestiques et parentales n’a que très peu évolué au cours des dernières décennies

Hors-champ du débat politique également, la répartition des tâches domestiques et parentales au sein de la famille n’a que très peu évolué au cours des dernières décennies, malgré le feu roulant des critiques féministes à ce sujet depuis les années 1960.

Les avancées du combat féministe ne sont donc que très partielles. Surtout, rien ou si peu n’est encore fait pour enrayer les mécanismes qui, tout au long de leur vie, assignent les femmes à des tâches – rémunérées ou non – de soin aux personnes et d’entretien des lieux. Des tâches essentielles, comme on l’a souligné pendant la crise sanitaire de 2020, mais à tout point de vue dévalorisées.

Or, on ne peut imaginer de progresser significativement sur l’égalité femmes-hommes tant qu’en raison de cette assignation le destin d’un grand nombre de femmes sera d’occuper des positions sociales dominées.

Bouleverser l’ordre (genré) des choses

Les plus cyniques pourront se dire qu’on veut bien céder au féminisme… tant que cela ne remet pas en cause les privilèges des hommes. Certes, le combat contre les VSS fait parfois (et avec quelles difficultés !) tomber des têtes masculines, mais il est facile de faire de ces agresseurs de simples brebis galeuses en répétant que « tous les hommes ne sont pas comme ça ».

Et où sont les actions incitant les hommes à s’orienter vers les métiers ultraféminisés du soin, à prendre des congés parentaux ou des temps partiels pour s’occuper des enfants et permettre aux femmes de faire carrière à leur tour ?

Nous continuons d’agir comme si l’égalité pouvait être réalisée sans bouleverser l’ordre (genré) des choses, alors qu’elle implique de facto de remettre en cause les identités, et de partager entre les deux sexes aussi bien le pouvoir que les corvées. Dans ces conditions, fatalement, les progrès ne peuvent être que très limités !

Car faute d’interpeller les hommes, les politiques publiques contribuent plutôt à créer des inégalités entre femmes. Les politiques familiales et d’égalité professionnelle « par le haut », notamment, permettent aux plus diplômées de faire carrière en déléguant le « sale boulot » des tâches domestiques à d’autres femmes, précaires, mal rémunérées – et souvent racisées.

Faute d’interpeller les hommes, les politiques publiques contribuent plutôt à créer des inégalités entre femmes

Revaloriser les professions les plus féminisées, créer des places en crèche et un congé parental partagé digne de ce nom, mettre des moyens à la hauteur des besoins en matière de traitement des VSS, rendre l’IVG facilement accessible sur tout le territoire : tout cela, évidemment, a un coût, et suppose une volonté ferme d’agir pour l’émancipation.

Une perspective à laquelle s’est toujours opposée une extrême droite qui, malgré le fait qu’elle n’ait pas pu prendre le pouvoir, va peser de tout son poids à l’Assemblée nationale ainsi qu’au Parlement européen.

« Il suffira d’une crise politique, économique et religieuse pour que les droits des femmes, nos droits, soient remis en question », prophétisait Simone de Beauvoir en 1974. Cinquante ans plus tard, cet appel à la vigilance n’a rien perdu de son actualité.

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