Leur méthode consiste à créer sur Facebook des dizaines de faux profils d’adolescentes. Pour rester dans la légalité, Neila poste sa propre photo en appliquant un filtre la rajeunissant d’une vingtaine d’années. Elle n’envoie jamais les premiers messages, mais se contente de répondre car l’hameçonnage est strictement interdit en France. Afin de rendre le profil crédible, il faut créer un univers autour de l’enfant : photos de vacances, hobbies, sports, partages de publications etc. Absolument tout doit paraître réel, aucun détail ne doit être laissé au hasard. « J’y consacre entre 40 et 50 heures par semaine », confie Neila en écrasant son mégot de cigarette.
Les pédocriminels tombent rapidement dans le panneau. La jeune maman se connecte sur un faux profil qu’elle a créé récemment, elle s’appelle désormais Lucie, elle a 13 ans. Ce qu’elle montre à Vice dépasse l’imaginable, des centaines de messages, des discussions, des photos et vidéos à caractère pédopornographiques.
« Ils essaient de manipuler l’enfant en expliquant qu’ils sont en train de tomber amoureux, c’est une instrumentalisation classique » — Neila
Pierre, la cinquantaine, lui écrit « Je sors de la douche, j’aurais voulu la prendre avec toi », « je vais t’apprendre à prendre du plaisir » avant de conclure « l’amour n’a pas d’âge », une phrase récurrente que Neila reçoit quotidiennement. Sylvain est encore plus brutal « Montres-moi ta chatte, tu habites où ? », « il ne faut pas avoir peur », « tu as déjà vu la banane d’un homme ? Ton papa en a une aussi, la mienne est très grosse. »
Selon elle, il y a deux catégories, les frontaux qui envoient directement des vidéos d’eux en train de se masturber, et les faux anges gardiens, les plus dangereux. « Ils essaient de manipuler l’enfant en expliquant qu’ils sont en train de tomber amoureux, c’est une instrumentalisation classique », raconte amèrement la lyonnaise. Deux méthodes distinctes, pour un seul but, avoir une relation avec ces enfants ou leur demander des photographies d’eux pour se masturber. « Nous recevons des messages d’hommes qui ont entre 17 et 85 ans, mais en moyenne ce sont plutôt des hommes qui ont la cinquantaine », précise-t-elle.
Parfois, Neila craque, la pression émotionnelle est trop lourde. Comme ce jour où un certain Franck lui envoie une vidéo d’une extrême violence. « On le voyait violer lui-même une enfant. J’étais en pleurs, choquée… La police l’a arrêté à la fin du mois de novembre 2021. » Le procès n’a toujours pas eu lieu et l’homme est toujours en liberté en France.
À chaque message à caractère sexuel, Neila screenshot la conversion en guise de preuve. Elle monte ensuite un dossier solide contenant l’identité de la personne, l’âge, le travail, l’adresse postale ainsi que toutes les preuves des messages, photos et vidéos envoyées. « Je transmets ces documents à la police et à la gendarmerie qu’ils transfèrent ensuite au procureur. C’est un véritable travail d’enquêtrice que j’ai appris sur le tas, j’aime bien ça », avoue-t-elle en souriant.
La Team Moore compte une cinquantaine de personnes en France, en Belgique, au Canada ainsi que sur l’Île de la Réunion et sur l’Île Maurice. Parmi ces justiciers de l’ombre, il y a presque tous les corps de métier : des secrétaires, des ingénieurs, des avocats. Depuis 2019, ils sont à l’origine de 65 arrestations et 26 condamnations, dont 2 ans ferme pour un individu.
Lorsque l’individu n’est pas arrêté, Neila se déplace elle-même sur le terrain, comme ce samedi de printemps 2021 à Valenciennes. Déguisée en adolescente, t-shirt coloré et couettes vissées sur la tête, elle ne s’est pas défilée. L’homme a tenté de l’embrasser avant de réaliser le traquenard dans lequel il était tombé. « Nous avions prévenu la police, mais personne ne s’était déplacé dans un premier temps. Finalement après plusieurs appels ils sont venus parce qu’une équipe de l’émission Zone Interdite était présente », précise-t-elle. L’homme est condamné à 18 mois de prison ferme, puis incarcéré en septembre 2021.
Il s’agit dans le jargon d’une « arrestation citoyenne », légale en France, article 73 du code de procédure pénale. Une méthode qui s’inspire des « chasseurs de pédophiles » anglo-saxons. De l’autre côté de la Manche, c’est un phénomène de société qui s’est installé il y a une dizaine d’années et qui est à l’origine de plus 50 % des arrestations. Des groupes d’activistes travaillent même en collaboration avec la police britannique. « En France, respecter l’intimité de l’individu est une obligation juridique. Le problème c’est que notre police n’a pas assez de moyens pour lutter contre ce fléau », indique-t-elle.
« Internet n’a pas de constitution, sur le Darknet vous pouvez trouver tout ce que l’on ne voit pas dans le monde réel, comme violer un enfant » – Homayra Sellier
Neila ne compte pas s’arrêter-là, elle porte ce combat dans sa chair. « J’ai été victime d’attouchements lorsque j’avais 11 ans par un ami de la famille. Aujourd’hui je préfère que ce soit moi qui endure ces photos de sexe plutôt qu’un enfant mineur qui n’a rien demandé. Les adolescents vont sur les réseaux sociaux, ce qui est totalement normal. Malheureusement les prédateurs sont là où il y a des gamins », conclut-elle.
Selon l’association Point de Contact, la France est le troisième pays hébergeur de contenus à caractère pédopornographique dans le monde entier derrière les Pays-Bas et les États-Unis. Plus de 60 % des victimes sont des préadolescents, dont des très jeunes enfants et des bébés. « Internet n’a pas de constitution, sur le Darknet vous pouvez trouver tout ce que l’on ne voit pas dans le monde réel, comme violer un enfant », explique à Vice Homayra Sellier, présidente de l’association indépendante Innocence en Danger International (IED). L’association a été créée en 1999, avec pour combat d’éradiquer la présence des pédocriminels qui pullulent sur internet, grâce à des actions telles que la lutte contre le cyberbulling, des interventions dans des collèges mais surtout des accompagnements juridiques. « La Team Moore nous alerte parfois d’un cas de danger sur mineur et nous enclenchons des actions en justice. Ce qu’ils font en France est nécessaire, ça nous fait gagner du temps. Un temps précieux quand on sait que des vies d’enfants sont en jeux », indique la présidente.
Les actions en Justice sont déclenchées lorsque les preuves fournies par la Team Moore sont recevables par le parquet. « Ils sont de bons lanceurs d’alerte, c’est indéniable », confie Maître Nathalie Bucquet, avocate au Barreau de Paris. Selon elle, la principale difficulté est d’encadrer les mineurs car certains peuvent être sous emprise psychologique, pris dans une spirale infernale. Dans certaines affaires, la victime envoie également des photographies d’elle, sans le dire aux parents, puis se rétracte au bout de plusieurs semaines. C’est là que peut commencer le chantage de la part du pédocriminel. « Des mineurs n’arrivent plus à s’en sortir. Ils ont peur de le dire à leurs parents et se renferment sur eux-mêmes », précise l’avocate avant de conclure « Ce qui me marque aujourd’hui c’est que la pédocriminalité explose sur internet, notamment le viol en streaming. Il s’agit d’un tourisme sexuel derrière son écran et le parquet de Paris est extrêmement vigilant sur cela. »
Malgré le travail des avocats, associations et de groupes tels que la Team Moore, les agressions sexuelles envers des enfants, virtuelles ou physiques, ont augmenté de 40 % en 2021, selon l’association Wanted Pedo. En ce début de mois de juillet 2022, la Team Moore continue d’alerter afin d’obtenir des condamnations. Comme ce lundi 4 juillet, où leur travail a permis l’arrestation d’un homme de 60 ans à Bruay-sur-l’Escaut (Nord), qui envoyait des vidéos et des propositions sexuelles à l’un des faux profils de la Team Moore.
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