Jean-Marc Mauriceau, grand historien de la ruralité, explique que la « lycanthrophobie » atteint son pinacle après la publication en 1486 du Malleus Maleficarum, ouvrage écrit par deux inquisiteurs allemands qui finit de ranger définitivement le loup-garou dans la famille des serviteurs de Satan sur terre. « Pendant les troubles religieux et politiques du XVIe siècle, la présence de bêtes extraordinaires qui sèment la terreur, est récurrente (…) la croyance populaire qu’un homme est susceptible de se transformer en loup s’amplifie lors de la grande chasse aux sorcières. Des centaines de prétendus loups-garous montent sur le bûcher. »
Quelques décennies avant que le Parlement de Dole ne parte en chasse, cette folie répressive coûte la vie à Pierre Burgot et Michel Verdung, les « loups-garous de Poligny », brûlés à Besançon en 1521. En Franche-Comté, on s’est habitué aux histoires de vouivres et aux attaques d’animaux sauvages, si bien que les deux sont souvent inextricablement liés. Quand les cadavres de jeunes enfants sont retrouvés partiellement consommés et que les témoignages, plutôt contradictoires, disent avoir vu, penché au-dessus des corps, un homme ou une bête, on se met rapidement en quête d’un individu répondant aux deux descriptions.
Les premiers meurtres ont lieu à l’automne 1573. Il y a d’abord une fillette, âgée d’une dizaine d’années, que l’on retrouve dans la vigne adjacente. On raconte qu’elle a été étranglée puis traînée jusqu’au bois de la Serre. Des morceaux de chair ont été prélevés aux bras et aux cuisses. Quelques jours après la fête de la Toussaint de la même année, c’est une autre fillette, qui est attaquée dans le pré de la Ruppe. Trois témoins, alertés par les cris de l’enfant, viennent à sa rescousse et aperçoivent « une créature monstrueuse en train de la déchiqueter ». Meurtrie de cinq plaies, elle mourra finalement de ses blessures.
Malgré les recherches entamées pour mettre fin à cette série de crimes, un garçon de dix ans est lui aussi retrouvé mort dans la vigne entre Gredisans et Menotey. Le modus operandi est le même. Il a été étranglé, puis des morceaux de chair au niveau des cuisses et du ventre, ont été arrachés. Une jambe a même disparu. Quelques jours plus tard, un autre garçon est attaqué. Il a le temps, avant de rendre son dernier souffle, d’alerter le voisinage par ses cris. Deux versions se contredisent alors, le criminel a été pris en flagrant délit ou, les officiers de police de Dole sont allés l’arrêter à son domicile. Toujours est-il que l’identité du coupable ne fait plus de doute et Gilles Garnier vient de commettre son dernier forfait.
Né à Lyon, Garnier s’est s’installé avec sa femme et ses enfants dans l’ermitage abandonné de Saint-Bonnot, en pleine forêt de Serre, près du village d’Amange et pas loin de Dole. Qu’est-ce qui le pousse à s’établir en Franche-Comté ? Le récent essor économique de cette région, longtemps ballottée entre le Saint-Empire romain germanique et le royaume de France ? On ne le saura jamais. Toutes les descriptions faites a posteriori des crimes décrivent un homme peu amène, le teint blafard, le visage mangé par une longue barbe grise, les yeux clairs enfoncés ou doté d’une paire de sourcils touffus. Poussé par la misère, Garnier aurait pris l’habitude d’arpenter les environs à la recherche de gibier pour subvenir aux besoins de sa famille.
Au procès, il racontera y avoir fait une rencontre déterminante que le doyen et chanoine de l’Eglise de Sens retranscrit en ces termes : « Il prit l’habitude ainsi qu’il arrive souvent à des êtres rudes, méfiants et désespérés, de parcourir les bois et les lieux sauvages. C’est là qu’il trouva un jour un fantôme à forme humaine qui lui dit pouvoir faire des miracles. Il prétendit qu’il pouvait lui enseigner l’art de se métamorphoser à son gré en loup, en lion, en léopard, et le loup étant l’animal le plus commun dans ces contrées, Garnier choisit le loup. » Ce récit épouse tous les arcs narratifs chers aux inquisiteurs, typiques des procès en sorcellerie et des aveux obtenus sous la torture.
Garnier reconnaît tous ses crimes. Le 13 janvier 1574, il est condamné par le parlement de Dole à être « conduit et traîné à l’envers sur une claie par le maître exécuteur de la haute justice depuis ladite conciergerie [où il est emprisonné] jusqu’au tertre de ce lieu : et là par ledit exécuteur être brûlé tout vif, et son corps réduit en cendres, le condamnant en outre aux dépens et frais de justice. » Le 18 janvier, le bourreau fait son œuvre. Pour certains observateurs contemporains, la sentence fait preuve d’une « extrême sévérité » – à l’époque, les condamnés livrés aux flammes pouvaient bénéficier du retemtum, cette mort donnée discrètement par l’exécuteur.
D’autres procès en lycanthropie suivront celui de Gilles Garnier. En 1584, à Saint-Claude, dans le Jura, c’est toute une famille, les Gandillon, qui, pour des faits similaires, est jugée de manière expéditive et condamnée au bûcher. Mais le vent est en train de tourner. Jean de Wier établit peu après les principes de la lycanthropie comme maladie clinique. Le médecin hollandais estime qu’elle peut provoquer chez le patient des crises d’hallucination et réfute l’existence de créature mi-homme mi-loup ou quelconque phénomène surnaturel. Peu à peu, les lycanthropes ne sont plus exécutés et voient leur peine commuée en internement – c’est le cas, par exemple, de Jean Grenier, dont les termes du jugement à Bordeaux témoignent de ce revirement : « Les furieux et les maniaques ne doivent pas être punis, pas plus que les cynanthropes et vrais lycanthropes dont le mal constitue une espèce de folie et que, d’après la loi, leur affliction les punit assez. »
Gilles Garnier était-il un cas de lycanthropie clinique ? Pensait-il en loup quand il dévorait ses victimes ? Vu le nombre d’homicides dont on le soupçonne d’être l’auteur, faisait-il partie de cette catégorie de criminels qu’on appellerait aujourd’hui tueurs en série désorganisés comme le suggère Philippe Nieto dans Les loups-garous devant la justice : l’hybridité comme mobile du cime « inhumain » ? « Quand le crime ne provient pas d’une cause sociale acceptable, même si elle est moralement inacceptable, comme l’assassinat crapuleux, le meurtre passionnel ou le crime d’honneur, il faut la figure d’un criminel ‘inhumain’ ».
Dans un article publié par l’INRAP, Luc Jaccottey et Brigitte Rochelandet s’interroge même sur la culpabilité de Gilles Garnier. L’ermitage Saint-Bonnot à Amange, qui décrit les fouilles conduites dans les vestiges de l’habitat du condamné, raconte une occupation modeste, isolée de toute communauté villageoise. Les enquêteurs ne relèvent aucune trace d’anthropophagie, « quelques restes de faune domestique, bœuf, mouton et porc, constituent, les seuls témoins de consommation de viande sur le site ». Pour Jean-Marc Mauriceau, la mort de Garnier obéit surtout à un contexte ; elle a lieu au pic des procès en sorcellerie et des attaques de prédateurs dans la région. Pendant son jugement, on recense la présence de « loups furieux de la grosseur d’un âne » dans les villages voisins d’Amange.
Gilles Garnier présentait tous les critères du parfait coupable, retiré de la société, habitant à quelques kilomètres à pied de tous les crimes mentionnés sauf un. Sans monture – Garnier n’avait aucun moyen de se payer un cheval – il paraît improbable qu’il a pu parcourir les 60 km qui séparent son domicile du lieu du dernier meurtre. Comme le rappellent les deux auteurs, Gille Garnier n’était ni sorcier, ni loup-garou. Était-il seulement coupable ?
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