« Twitter offre la possibilité de commenter l’actualité, d’émettre un jugement, une analyse sur la marche du monde. Celle-ci est par essence brève, puisque réduite à 140 caractères (à l’époque). C’est trop peu pour développer une pensée mais c’est suffisant pour une blague », raconte le journaliste du Monde, Samuel Laurent, dans J’ai vu naître le monstre – Twitter va-t-il tuer la #démocratie ?aux Éditions Les Arènes. Avec ses 192 millions d’utilisateurs actifs quotidiens en 2020, le réseau social se porte bien mais on ne peut pas en dire autant de ses utilisateurs.

Au bout de quelques mois de pratique sur Twitter, on remarque aisément l’ambiance délétère qui y règne. Alors que certains réseaux sociaux servent à se vanter ou montrer du “contenu positif” comme Facebook et Instagram, d’autres à rire comme TikTok, Twitter sert principalement à râler et critiquer. À force de voir tout le monde s’indigner de tout et de rien, il est facile d’en faire de même. Fériel, utilisatrice de Twitter, interrogée par nos soins ne supporte plus cette critique permanente : « C’est devenu un défouloir. Je vois beaucoup de gens qui donnent leur opinion sans forcément amener une critique constructive comme si le but était de détruire une idée ou une personne pour attirer le clic et les followers.» Tous les jours, les condamnations pleuvent sous forme de tweet. « Honteux », « à vomir » ou encore « supprimez » sont l’apanage de ce réseau où la publication d’un anonyme qui a 3 abonnés peut prendre des proportions inimaginables.

C’est bien cette critique facile que Samuel Laurent reproche à Twitter : « Un tweet scandaleux a toutes les chances d’obtenir un large partage, puisque de nombreuses personnes vont le citer pour s’en indigner. » Et il y a un effet pervers à cette indignation généralisée. Cette dernière offre une publicité gratuite et considérable à des personnes qui n’avaient jusqu’alors aucune résonance. En dénonçant cette pratique, il y a quelques années, dans un article, Samuel Laurent s’est alors retrouvé jeté en pâture au public, devant la polémique du moment.

En 2018, une nouvelle critique fait le tour des réseaux : celle de la chanson de Nick Conrad. Ce rappeur, inconnu du grand public, indigne Twitter pour sa chanson Pendez les Blancs. Les paroles et le clip sont conçus pour choquer. De la violence des images qui imitent un American History X “version blanc” à l’appel aux « meurtres d’enfants », tout est pensé pour choquer et faire le buzz. Et pourtant, la chanson reste confidentielle et ne récolte que quelques maigres vues sur Youtube. Il faudra attendre six mois pour qu’elle soit récupérée par plusieurs comptes proches de l’extrême droite pour être diffusée massivement sur Twitter et susciter la haine. Une polémique est née et le rappeur connaît une renommée, certes mauvaise, grandissante.

Samuel Laurent y raconte son point de vue sur Le Monde où il critique ces détracteurs qui font de la pub à Nick Conrad. Très rapidement, il devient la cible de cyberharceleurs sur Twitter pour avoir osé dire qu’il aurait mieux fallu laisser ce rappeur dans son anonymat. Voilà un bel exemple du serpent qui se mord la queue et qui rappelle fortement le dernier Top Trend et son hastag #JeVioleAllah. Là où quelques ridicules micro-comptes avec une dizaine d’abonnés ont tweeté avec ce hastag en guise de soutien à Mila, d’autres beaucoup plus populaires ont réutilisé ce même hastag pour le dénoncer. Propulsant en Top Trend le hastag haineux qui n’aurait probablement pas eu beaucoup de succès sans l’aide indirecte de la masse critique de Twitter.

« C’est tellement facile d’avoir des likes et des abonnés en s’indignant pour un oui pour un non »

C’est justement ce qui agace Océane, utilisatrice depuis une dizaine d’années de Twitter : « C’est tellement facile d’avoir des likes et des abonnés en s’indignant pour un oui pour un non. Je suivais des personnes intéressantes et certaines ont vrillé ces dernières années et sont devenues des justiciers. Critiquer des sujets qui nous concernent pourquoi pas mais critiquer juste pour critiquer c’est non. » En effet, certains comptes semblent avoir pour crédo le jugement et le scandale en continu. Mais pourquoi un tel plaisir à l’indignation ? Pour Samuel Laurent, la raison réside principalement dans le souhait d’apparaître dans le bon camp, celui qui défend et est outré face à un monde oppresseur.

Mais critiquer c’est aussi parfois élever le débat non ? Tous les twittos critiques pourraient se défendre en affirmant chercher une remise en question. Bien souvent, une vanne bien placée ou un public shaming en 140 signes ne servent généralement qu’à flatter l’ego ou à pire amener au clash. « Il a fallu des années pour que je m’interroge sur ce que cette habitude avait produit sur ma victime du jour, pour que je me demande si mon tweet destiné à lui mettre la honte la faisait réellement changer de comportement par la suite. J’exerçais surtout un droit autoproclamé à cette cruauté presque infantile, avant tout destinée à me faire plaisir, et à montrer ma supériorité morale et informationnelle » raconte Samuel Laurent. En effet, combien de “gros comptes” et personnalités publiques dénoncent continuellement des tweets publiés par des personnes sans aucune influence. Cette dénonciation sert avant tout à l’édification d’abonnés.

« Quand je vois quelqu’un qui a un avis complètement divergent j’ai envie de l’allumer parce que tous ceux que je suis pensent comme moi. »

Sur Twitter, chaque compte met en avant des thématiques de prédilection pouvant aller des jeux vidéo à la politique jusqu’à la passion pour le tricot. Chacun “follow” selon ses affinités au point, parfois, de se réduire à un seul mode de pensée et tout voir et lire à travers un seul et même prisme. On se focalise uniquement sur ce sujet à tel point qu’on a l’impression que tout le monde pense comme nous. « J’ai le sentiment que Twitter m’a enfermé dans une seule et même manière de penser. Quand je vois quelqu’un qui a un avis complètement divergent j’ai envie de l’allumer parce que tous ceux que je suis pensent comme moi. Ce n’est pas normal, je m’en rends bien compte » affirme Benoît inscrit sur l’oiseau bleu depuis 2013.

Cette course à l’indignation mène parfois à des fake news généralisées. Contrairement à Facebook où l’oncle de la famille partage quelques publications complotistes qui se limitent à ses amis ou quelques groupes obscurs, tout peut très vite dégénérer sur Twitter. Les publications sont la plupart du temps public et visibles par des personnalités publiques. Beaucoup se rappellent encore de l’intox partagée et amplifiée par Jean-François Copé en 2014, à la tête de l’UMP à l’époque, qui s’empare d’une polémique sur un livre pour enfants : Tous à poil, qui prône le naturisme et serait recommandé aux enseignants de primaire. Outré, l’homme politique tweete bien évidemment et offre au livre une publicité incroyable, ce qui dope ses ventes. L’information s’avère finalement fausse mais le mal est fait et bon nombre de Français se laissent piéger par la fake news et relaient le tweet indignés eux aussi.

Si la certification permet de repérer les comptes considérés comme pertinents par Twitter et que le réseau a fait quelques efforts pour dénicher les intoxs dernièrement, l’horizontalité des informations pose encore problème. Ce qui fait la particularité de Twitter est aussi sa principale faiblesse. Les publications d’un politologue spécialisé et d’un anti-vaccin auront autant d’importance sur le fil du réseau. « Tout le monde peut publier dans les mêmes formats et avec autant de chances de voir sa publication partagée » raconte Samuel Laurent.

Si un sujet fait polémique sur Twitter, vous pouvez être sûr de le retrouver quelques heures plus tard sur un article en ligne.

Tous les jours, des dizaines de polémiques, plus éphémères les unes que les autres, naissent sur Twitter. Elles ne sont souvent représentatives que d’une petite élite indignée sur le réseau mais influent pourtant sur les choix de publications des médias. Si un sujet fait polémique sur Twitter, vous pouvez être sûr de le retrouver quelques heures plus tard sur un article en ligne. La raison : le nombre de journalistes présents sur le réseau. Twitter est le réseau social le plus fréquenté par les journalistes. À l’instar du fil AFP (Agence France Presse), la timeline devient une source inépuisable de sujets pour les médias.

Avant de quitter le réseau, Samuel Laurent était un véritable addict de Twitter : « Je ne conçois pas de commencer ma journée autrement qu’en me connectant à l’oiseau bleu, et je ne travaille pas sans l’ouvrir dans un onglet de mon navigateur. Twitter me donne une force de proposition impressionnante, une capacité à repérer le buzz, ce qui fait parler et ce qui, transformé en article, va en général aboutir à un succès d’audience. » Si le réseau est loin de représenter la société (il fait partie des réseaux les moins utilisés), il inspire les journalistes qui font vivre les polémiques en dehors de Twitter à travers leurs articles. Sant pour autant déformer l’actualité, le réseau social l’influence et biberonne les journalistes d’idées, qu’importe si les Français parlent vraiment de cette polémique à table en ce moment ou non. Tom Kerkour, journaliste pour Le Figaro et utilisateur de Twitter depuis 2011 a remarqué cette manie de faire de top trend ou de tweets des articles. « Ce qui m’inquiète c’est cette dérive des articles Twitter. On fait le choix de parler d’un truc parce qu’on a vu que c’était polémique ou en tendance sur Twitter. Je l’ai déjà fait pour certains médias et ce n’est pas très juste vu, le réseau fait caisse de résonance. »

Pour sortir de cette psychose permanente, une seule solution : débrancher Twitter pour certains anciens utilisateurs comme Samuel Laurent. D’autres se forcent à passer un peu moins dessus pour relativiser ces critiques et polémiques permanentes et se remettre un peu plus en question pour voir un peu plus loin que le bout de leur nez. Comme pour tous les réseaux, il est parfois compliqué de se déconnecter, en particulier de Twitter devenu indispensable pour certains métiers comme dans les milieux politiques ou encore médiatiques. Pour éviter de devoir quitter le navire comme Samuel Laurent, certains téléchargent des applications comme Bodyguard qui filtrent directement les messages haineux. Mais encore faut-il en avoir vraiment envie.

Utile pour s’informer et pour débattre, Twitter peut aussi devenir le meilleur outil pour s’écharper facilement sur tout et n’importe quoi et s’enfermer dans un entre-soi malsain. « Twitter est une drogue, une addiction collective que partage non pas la majorité de la population, mais son élite politique, financière, économique, culturelle, journalistique » raconte Samuel Laurent. N’oublions donc pas que les gros comptes ne sont finalement que des gros poissons dans une petite mare.

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