Jacques Rancière, à l’occasion de la sortie d’un livre d’entretiens autour de la méthode qui fait la grande singularité de son travail de philosophe, revient avec Julien Théry sur les grandes thématiques de son œuvre tout en évoquant certaines questions d’actualité.
De la « science marxiste » à laquelle il a d’abord contribué aux côtés de Louis Althusser et d’Etienne Balibar, J. Rancière est passé, à la faveur de mai 68, à une toute autre voie. D’abord en retrouvant dans les archives du XIXe siècle des paroles ouvrières qui n’ont eu besoin ni de guide ni d’enseignement pour développer une logique émancipée (La nuit des prolétaires, 1981), ce qui l’a conduit à contester les prétentions de la philosophie ou des sciences sociales à libérer ceux qu’elles maintiennent au contraire selon lui, par leur méthode verticale « d’explication », en position de domination (Le philosophe et ses pauvres, 1987).
L’égalité, souligne-t-il, « c’est quelque chose que l’on choisit au départ, au fond. On choisit de s’adresser à des égaux ou à des inégaux », « ou bien sur le mode de l’égalité, ou bien sur le mode de l’inégalité » ; il n’y a pas de passage de l’un à l’autre.
En réactivant, dans Le maître ignorant (1987), la figure du pédagogue Joseph Jacotot (1770-1840), promoteur d’une « méthode de l’égalité », J. Rancière a développé encore cette démarche alternative au débat, lancé par les travaux de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron sur les inégalités perpétuées par l’école et l’enseignement supérieur, entre les tenants de l’émancipation par l’analyse des déterminations sociales et les défenseurs de la méritocratie scolaire : « Les sociologues et les républicains se battaient pour savoir comment on arrive à l’égalité ; Jacotot dit : ‘On n’y arrive pas si l’on n’en part pas’ »
La politique, qui est selon lui « fondamentalement une action concernant l’égalité entre humains », est ainsi pour J. Rancière affaire de remise en cause des partages consensuels, d’introduction d’un dissensus qui, au nom de l’égalité, brise les vraisemblances imposées par l’ordre dominant, avec la restriction des possibles qu’elles induisent (« nous sommes gouvernés par la vraisemblance », contre la vérité des atteintes à l’égalité). D’où le continuum entre politique et esthétique, dès lors que cette dernière traite des « partages du sensible », c’est-à-dire des modalités de l’expérience des significations.
Les nombreux travaux de J. Rancière sur l’art, notamment sur le cinéma, participent ainsi de la même démarche que ceux dont l’objet est directement politique, comme son retentissant essai sur La haine de la démocratie (2005). En revenant sur l’opposition entre représentation politique « républicaine » et démocratie qui était au cœur de ce dernier livre, J. Rancière aborde aussi une actualité brûlante : « Les idées inégalitaires se sont complètement emparées des forces qui prétendaient être à gauche », suggère-t-il à propos de la controverse autour de l’antiracisme politique, et « la véritable universalité » ne peut résider que « dans le combat pour briser les formes d’appropriation de l’universel », c’est-à-dire d’imposition d’un universel « constitué », en vérité « limitatif ».
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