CULTURE – Ceci est une
lettre d’adieu. Une
lettre qui met les points sur les i, les barres sur les t, et
le point final sur une phrase. C’est aussi, inévitablement, une
lettre d’amour. 22
mars 2021. Que cette
date marque la fin d’un règne. Celui de ma
passion sur ma
vie.
Aujourd’hui, c’est décidé, j’arrête le
théâtre. La
décision n’a pas
été difficile à prendre je dois dire. Chaque mot, chaque geste, chaque événement de cette année n’a fait que me pousser dans le ravin du renoncement. L’annonce de
Jean Castex ce jeudi n’a fait que refermer le couvercle au-dessus de ma tête.
Il faut bien reconnaître que je l’avais bien cherché. Je suis de ceux qu’on appelle les cumulards de l’an 2021. Étudiante et travailleuse précaire, rien que ça. Mais je n’en avais pas assez. Oui, il fallait que je m’abaisse un peu plus dans le merdier. J’ai décidé, comme un affront, à rêver de vivre de ma passion. Faire du théâtre. Croire en mes rêves… Quelle idée! Et cette idée n’a pas attendu la pandémie pour paraître saugrenue, n’en déplaise aux discours encourageants des Césars. Rappelons-le, il n’y a qu’un fils de pour vous sommer de croire en vos rêves. Il n’y a qu’un bourgeois pour vous appeler à l’impertinence. Il n’y a qu’un bras long pour vous faire les louanges de l’acharnement. Pardon, je me laisse aller à mon aigreur…
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Les beaux discours
Pourtant moi, comme une pauvre petite naïve, je me suis terriblement laissée convaincre par ces beaux et longs
discours, je vous l’assure. Je me suis laissée convaincre pour ne pas finir, à l’aune de mes 40 ans, les
yeux rivés sur un
destin que je n’aurais pas accompli. Il me fallait aller jusqu’au bout de cette pensée entêtante: ne sois pas de ceux qui abandonnent, appartiens au camp des courageux passionnés. Fuis le regret, à tout
prix (même celui de ton
loyer parisien). Échappe à la conformité, à tout
prix (même celui de ton
école de
théâtre). Accroche-toi à ton
rêve, à tout
prix (même celui de ta santé). J’ai décidé d’accepter que ma
passion était trop immense pour pouvoir l’enfouir dans un placard.
L’idée de négliger cette partie de moi m’était insupportable. Et j’ai toujours pensé que la frustration de renoncer à sa
passion était un terrible cliché. Et puis, quelle merveilleuse
histoire à raconter à ses
enfants n’est-ce pas? La romanisation d’une
jeunesse précaire sans le sou,
mais nourrie par
son art, ses
rêves et ses rencontres. Et
Dieu sait si j’en
ai joué, de ce
rôle. “Je crée, je
galère,
mais je suis du côté des vivants”, balançais-je avec dédain aux tronches de mes
amis rangés.
Sauf que voilà, la fatigue a ses raisons que la passion ignore. Et, aujourd’hui, je le dis avec amertume: je renonce. Cette décision n’est pas sexy. Cette décision n’est pas révolutionnaire. Et cette décision n’est pas courageuse. Et pourtant.
Issue de la classe moyenne, j’ai un master un poche. Avec un peu d’entêtement, peut-être aurais-je pu me déclasser, percer le plafond de verre et me hisser vers le rang des rangés. Cela aurait été un peu ennuyant peut-être, mais j’aurais pu me dessiner des rêves plus modestes, plus accessibles sans doute, mais pourtant tout aussi honorables. Famille, maison, jardin, balade du dimanche en Bretagne et vacances de juillet en Croatie. Je me suis souvent laissée aller au dédain de ces petits rêves. Je les trouve maintenant jolis, honnêtes et tellement compréhensibles. Mais mon appétit s’était tourné vers un ailleurs. Et quel merveilleux ailleurs!
Envie d’ailleurs
J’ai, d’abord timidement puis avec une conviction féroce, voulu me plonger dans le
jeu. Un
jeu plein de
promesses où mon
travail serait d’inventer ce qui n’a pas encore
été inventé et de formuler ce qui n’a jamais encore
été formulé. Ce
jeu c’est celui du détour. Oui, détourner
la vie pour l’amener plus loin et lui donner un
sens quand elle paraît n’en avoir guère. Pas un
jeu d’enfant, un
jeu sérieux où se
rencontre les
questions les plus importantes, des plus fondamentales aux plus farfelues, des plus intimes aux plus collectives, celles qui font
société et celles qui font de
nous de ce que
nous sommes individuellement. Un
jeu dans des salles obscures où le mot “ensemble” fait enfin
sens.
Et j’ai aussi et surtout voulu appartenir au camp de ceux qui ont bien voulu jouer à ce
jeu. Et croyez-moi, malgré ce qu’on peut en dire, ceux-là, oh non ils ne chôment pas. Ceux-là. Les
artistes. Les
intermittents. Les saltimbanques. Les danseurs. Les chanteurs. Les circassiens. Les comédiens. Les techniciens. Les
auteurs. Les scénaristes. Les illustrateurs. Les
musiciens. Non croyez-moi, ceux-là ne chôment pas. Et j’en sais quelque chose. Je suis, en quelque sorte, à la racine de ce qu’ils ont bien voulu devenir. Et croyez- moi (encore un peu s’il-vous-paît), malgré un maigre
salaire qui rend si peu honneur à mon
travail, je ne chôme pas non plus.
J’ai poussé les murs pendant des années pour faire rentrer un maximum d’heures dans une journée, un maximum de journées dans une semaine. Je travaille, 26 h/semaine pour payer mon loyer. J’étudie, 13 h/semaine, pour apprendre. Je répète, 10 h/semaine, pour créer. Les 35 h? Très peu pour nous. Je travaille. Avec passion, acharnement, et fatigue. Je travaille pour créer les spectacles de demain, ceux que vous autres irez voir le vendredi soir après votre semaine de travail. Et pourtant.
On nous l’avait dit, que ce métier n’était pas un métier facile. Qu’il allait falloir travailler dur, fort, longtemps et gratuitement! Qu’il y avait de nombreuses chances pour que ça ne marche pas! Qu’il fallait conjuguer avec une exigeante rigueur et un contorsionniste horaire pour nous permettre à la fois d’être bons, et à la fois de manger. Nous autres avons cumulé jobs alimentaires, cours, concours, répétitions et castings, sans pour autant récolter quoique ce soit à l’issue de nos épuisants efforts. Mais nous avons continué, avec joie. Nous avons su trouver un équilibre dans nos emplois du temps bondés et ponctués d’instants de grâce. Nous sommes tous de talentueux jongleurs. Et pourtant.
La joie ne fait pas tout
Même si ce
métier nous en procure par milliers, la joie ne fait pas tout. Et
nous avons tout accepté. La
précarité, les ricanements, les fins de mois angoissantes, les baisses de morales et l’épuisement. Pourquoi? Parce qu’il y avait au bout une maigre, timide,
mais étincelante lueur. Cette lueur n’a jamais cessé de
nous convaincre.
Nous autres, apprentis
artistes à l’
énergie débordante, avons reculé les limites de la détermination.
Nous avons repêché mille et mille fois une motivation malmenée par les
échecs.
Nous avons continué à répéter et apprendre, à créer des spectacles et à négliger nos précieuses heures de repos. Parce qu’elles étaient là, cette certitude et cette joie d’aller vers le bon endroit.
Mais aujourd’hui les voilà qui s’amoindrissent, s’évaporent, disparaissent presque. Pourquoi? Parce que les lieux vers lesquels nos
rêves se dirigeaient sont clos. La scène et le
public nous ont
été confisqués.
Nous peinons aujourd’hui à goûter au
souvenir du trac, des applaudissements et du Présent.
Mais surtout: l’avenir n’est plus qu’une
eau trouble dans laquelle on n’ose plus se jeter.
J’arrête le théâtre
Je mets un terme à mon
discours convaincu sur la nécessité de croire en ses
rêves parce que le
monde me crie d’y renoncer. Et je me plie à la conviction profonde d’être gouvernée par ceux qui ne croient pas en moi. Pire: ceux qui ne croient pas en la
culture,
son pouvoir salvateur et ses immenses capacités de modification du
monde. Le paradoxe a maintes et maintes fois
été pointé,
mais nous nous souviendrons toujours de cette époque où
nous avons vu H & M ouvert et nos salles fermées. Quelle raison aurais-je de me plonger
corps et âme dans une discipline si peu “essentielle”?
Que les dirigeants prennent l’insupportable responsabilité d’avoir délaissé à ce point ce qui fait de
nous une
communauté d’Humains, transcendée par ses formes artistiques multiples et ses élans de création par centaines. Qu’ils assument, à force de non-choix et de déclarations humiliantes, d’avoir piétiné la prétendue exception culturelle française. Qu’ils osent regarder dans les
yeux une
jeunesse qui a tant à dire et à créer après les avoir incités avec force à abandonner ce qu’ils sont.
J’arrête le théâtre et je ne rougis pas. Car je sais que des centaines de mes semblables se joindront à mon geste. Et je sais que nous serons là pour le rappeler à ceux qui en sont les évidents responsables.
À voir également sur Le HuffPost: Bénabar sur la culture: “Malgré ce qu’on pense, on n’est pas essentiels”
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