Les lettres rouges se détachent dans le ciel pâle. Mon lieu de destination ressemble à une espèce de croisement entre un Flunch et le Colisée romain. Qu’est-ce que je fous ici ?
Le bingo est aux Anglais ce que les croissants et le pinard sont aux Français. Et malgré un certain déclin ces dernières années, le jeu compte encore quelque quatre millions d’adeptes réguliers, soit plus que le rugby, le tennis et le cricket réunis. Mais comment ces endroits tout droit sortis des années 1970 font-ils pour survivre dans cette Grande-Bretagne post-pandémique, là où même les clubs sont en train de rendre leur dernier souffle ?
Pour le découvrir, j’ai passé 24 heures dans la plus grande salle de bingo de Grande-Bretagne — anciennement connue sous le nom de Beacon Bingo, aujourd’hui rebaptisée MERKUR Bingo (l’enseigne extérieure n’a visiblement pas été mise à jour) — en compagnie du photographe Yushy.
Avant de pénétrer les lieux, je vérifie les avis sur internet : « La meilleure salle de bingo d’Europe ! » selon Sheep691. « Toilettes cradégueulasses », d’après DianaDorman. « Le personnel n’a même pas voulu appeler une ambulance quand j’ai ressenti des douleurs à la poitrine », éructe SammyMiah. J’avoue, je ne sais pas vraiment à quoi m’attendre.
Comme la session matinale ne commence pas avant 11 heures, Yushy et moi avons tout le temps de manger un truc et d’explorer l’endroit. Heureusement pour nous, le hall dispose de trois restaurants et de deux bars qui servent des hamburgers, des tartes Pukka, des sandwichs au jambon, des œufs et du pain, des frites, des scones au fromage et des plats de poisson. Pour quelqu’un comme moi — dont les papilles sont celles d’un évacué de la Seconde Guerre mondiale — c’est carrément Byzance. Je fais descendre mon full English breakfast avec un demi-litre de thé pendant que les yeux de Yushy restent bloqués sur son boudin noir.
Après avoir fait le plein de bouffe typique de pub, on décide d’aller se promener pour prendre la température. Le MERKUR Bingo de Cricklewood a été construit en 1996 et peut accueillir 2 700 personnes. En tant que telle, l’ambiance du complexe se situe quelque part entre un terminal d’aéroport et une aire d’autoroute, et arbore une moquette qui semble tout droit sortie de The Shining. Étrange, oui — mais étrangement apaisant.
« Je viens pour l’atmosphère, la convivialité et surtout pour sortir de chez moi » me confie Mary Gorry, une habituée des salles de bingo. « Je dirais d’abord aux gens de venir avant de juger. C’est un endroit très agréable pour passer un après-midi ou une soirée. Je suis presque sûre que s’ils testaient, ils reviendraient ».
Elle n’a pas tort. En regardant dans la salle, tout n’est que sourires, embrassades et « content de vous revoir ». Pour beaucoup de gens présents, c’est plus qu’un simple endroit où jouer. C’est une vraie communauté.She’s got a point.
Le concept du bingo est assez simple en soi. C’est zéro pour cent de compétences, cent pour cent bonnes vibes. Vous achetez d’abord un ticket sur lequel sont indiqués 15 nombres entre zéro et 90. L’appelant crie les numéros dans un ordre aléatoire et le premier joueur à rayer tous ses numéros gagne. Nous nous asseyons alors que la première partie commence.
« Un et sept : 17. Six et un : 61. Huit et trois : 83 ». Bâillement. Et ils appellent ça s’amuser ? Ils ne connaissent pas la PlayStation et le porno ou quoi ? « Cinq et quatre : 54. Six et deux : 62. Huit et cinq : 85 ». Attendez deux secondes. Mais. Mais. C’est mon dernier numéro ! BINGO ! Putain, je suis le king du bingo !
Et d’un coup, me voilà accro. Trois heures passent en un clin d’œil. Les chiffres tourbillonnent dans ma tête, je me sens comme Neo dans Matrix. Le Neo du Bingo. À la fin de la session, j’ai gagné £150 (180 euros). C’est ma tournée, mec ! Je me dirige vers le bar du complexe.
Une pinte de bière (plus ou moins un demi-litre) vous coûtera £6.50 (8 euros) dans un pub du centre de Londres. Ici au Alma’s Inn, c’est £3.40 (4 euros). Je pourrais payer une tournée pour, genre, 50 personnes. Et ils passent même le match de l’Angleterre ! On s’installe et on s’envoie pinte sur pinte avec un curry.
Au moment où je commence à réaliser pourquoi personne d’autre ne boit, il est déjà beaucoup trop tard. La partie du soir est un fiasco total — je suis trop bourré pour suivre l’appelant et je me fais troller par des gens trois fois plus âgés que moi.
Miss P, une habitante de Cricklewood, est également snobée par la chance. « Je vais le gifler quand il quittera la scène », me dit-elle en désignant l’appelant. S’il s’agissait d’un épisode de l’émission Weird Weekends de Louis Theroux, elle volerait la vedette. Elle est chaleureuse et drôle, avec un sens de l’humour un peu salace. Elle est aussi accro au bingo.
« J’arrive à 10 heures du matin et je ne pars pas avant le lendemain — huit ou neuf heures parfois. Mais j’essaie actuellement de me restreindre. Ça me coûte beaucoup, en temps et en argent. Il m’arrive de dépenser 1 000 £ (1 200 euros) en une seule journée ».
Pour enfoncer une porte ouverte : ce n’est pas avec les nouveaux joueurs que l’industrie du jeu gagne du fric. Je demande à Miss P si cet endroit est sa seconde maison. « Ma première maison », me répond-elle avec une étincelle dans les yeux.
C’est bizarre. J’ai vu de mes propres yeux la joie et la « valeur » (faute de trouver un meilleur mot) que ce lieu ajoute à la vie de ces gens. Mais la frontière entre autonomie et dépendance est mince. Où trace-t-on la ligne, et qui doit la tracer ? Désolé, je n’ai évidemment pas les réponses à ces questions éthiques. Moi je suis juste ici pour jouer au bingo mon gars.
À 22 heures (16 heures après le début de notre aventure), je me dirige vers la cafétéria pour m’envoyer un cervelas qui fait la gueule et une portion de frites. Juste à temps pour le divertissement nocturne.
East 17 était autrefois le boys band le plus vendeur de Grande-Bretagne, du genre 2BE3 ou Alliage. À leur apogée, au milieu des années 1990, ils ont fait salle comble à la Wembley Arena, un stade d’une capacité de 12 500 personnes. Ce soir, cependant, leurs fanfaronnades et leurs pitreries tombent dans l’oreille d’un sourd. C’est peut-être parce que ni Brian Harvey ni Tony Mortimer n’ont daigné venir, soit la moitié du groupe. Sans oublier que le public qui leur fait face est une audience difficile.
La vue d’un homme de 45 piges exécutant une pirouette suffit à nous convaincre qu’il est temps de quitter nos sièges. Les parties de bingo étant terminées pour la nuit, on se dirige vers le seul truc encore ouvert dans cet immense hall : les machines à sous. Je tire le levier et regarde avec délectation tout ce qui en tombe. Et encore. Et encore. À ce stade, je pourrais tout aussi bien foutre le feu à mon portefeuille.
Fauché et égaré dans les vapeurs de bière, je me blottis dans un box et pose ma tête sur la table en bois. Je plonge dans un rêve étrange qui mêle des mijoteuses soldées et deux grosses dames. Les heures s’envolent. Un peu plus tard, je sens un bras dans mon dos. Un agent de sécurité me regarde et son sourire désolé me susurre « c’est l’heure de rentrer chez toi, mon pote », tandis qu’il me fait sortir dans la douce nuit banlieusarde.
Bon, après une vingtaine d’heures passées dans la plus grande salle de bingo de Grande-Bretagne, que réserve l’avenir au jeu préféré des Britanniques ? C’est vraiment difficile à dire. S’il est surprenant que le MERKUR Bingo ait traversé les années, c’est pourtant un fait. Cela dit, il est facile de comprendre son pouvoir d’attraction : ces bâtiments offrent des espaces de détente à celles et ceux qui détestent les grosses teufs où se bouscule une jeunesse intrépide.
Et au-delà de ça ? Dans un avenir lointain ? Avec leurs lumières vives, leurs bips et leurs carillons, les salles de bingo sont déjà des lieux « irréels ». Elles sont donc plus que prêtes pour le métaverse. Et elles t’attendent au tournant, Zuck.