Après m’être introduit à différents types de yogas et de méditations dans plusieurs ashrams – des centres d’ermitage voué à l’exercice de l’esprit – le cours d’introduction de dix jours à la méditation Vipassana (« la vue profonde » en pali) m’est apparu comme le boss final opportun pour conclure mon séjour initiatique sur le sous-continent. Quelques témoignages glanés sur les routes indiennes m’ont confortés dans cette optique : « tu vas te faire un cadeau pour la vie », m’a assuré un trentenaire uruguayen plutôt érudit, alors qu’une yogi néerlandaise m’a confiée avoir mis fin à sa relation intime avec la cocaïne depuis son premier passage dans un centre Vipassana.

Visant à “s’observer sois-même pour faire l’expérience direct de la réalité”, cette technique bouddhiste vieille de 2500 ans a été redécouverte et popularisée en Inde et en Occident dans les années 1970 par un indien nommé S.N. Goenka. Accessibles à prix libre, les retraites imposent un programme strict et limpide : interdiction de parler ou de croiser le regard d’autres participants ; impossibilité d’utiliser tout matériel de communication, de lecture et d’écriture ; obligation de prendre part aux onze heures de méditation journalière.

Les trois premiers jours sont destinés à la pratique du shamatha – l’art de « calmer et d’aiguiser son esprit ». Pour se faire, un enregistrement grésillant de la voix de Goenka diffusé dans des hauts parleurs aux quatre coins de la salle de méditation invite à se concentrer sur sa respiration et la zone entre le nez et la lèvre supérieure. Après une trentaine d’heures d’exercice est enfin dévoilée la méthode Vipassana : un balayage mental de haut en bas du corps pour se focaliser sur les sensations qui apparaissent et disparaissent. On entame « une chirurgie profonde de l’esprit » averti le gourou. Trouver, d’abord, les neurones à connecter pour utiliser méthodiquement mon cerveau à la manière d’un scanner scrutant méthodiquement chaque centimètre de peau. Ne pas dévier de cet effort examinateur. Lutter contre les pensées bruissantes : guetter la prochaine pause, compter les jours restants, imaginer des projets futurs…

Selon Buddha, la souffrance naît de la « taṇhā » : l’insatiable convoitise du mental. Je sens le vide s’ouvrir et le vertige monter devant la peur d’atteindre un point de non-retour : est-ce que je veux vraiment réaliser la vitesse à laquelle je passe d’un objet de désir à un autre ? Ne suis-je pas entrain de m’engager vers un niveau de conscience qui me sera peut-être inconfortable toute ma vie ?

« J’apprends à savourer des plaisirs simples : l’odeur d’humidité qui remonte du sol du jardin qui vient d’être arrosé, celles des sauces épicées et des légumes chauds qui flottent dans l’air avant le déjeuner »

Hors du hall de méditation, femmes et hommes ne partagent pas les mêmes espaces communs et partent marcher dans des jardins séparés durant les breaks entre chaque session. Il y a une euphorie à passer de l’obscurité du hall au spectacle luxuriant de la végétation extérieure. A plusieurs reprises, j’ai ressenti un bien être intense qui m’a conduit à m’allonger sur l’herbe les membres écartés pour contempler les rayons du soleil filtrés à travers les branches des palmiers. Heureux d’être en vie, ici et maintenant. La gratitude est lisible sur certains visages alors que d’autres ont l’air désespérés et enchaînent les tours de parc frénétiquement. Qu’importe, j’ai l’impression de faire corps avec tous ces gens. Une forme de plénitude cosmique.

Quelques minutes plus tard, il est temps de redescendre pour prendre conscience de mon côté sombre : je me surprends à éprouver une forme de fierté malsaine en voyant toujours plus de coussins disparaîtrent dans la salle de méditation à la manière d’un touché-coulé. Signe que d’autres participants abandonnent alors que je fais parti des survivants. J’ai beau chasser cette pensée, j’observais encore à la fin de la retraite qu’une partie de moi jubilais par moment de faire parti des derniers occidentaux à tenir le coup. Sur les cinq blancs becs parmi la centaine d’indiens et indiennes, nous ne serons que trois à aller au bout. L’égo est flatté. Il y a encore du boulot pour se détacher de l’idéal du moi et de la logique de compétition inconsciemment ancrée dans mon système.

Aux alentours du cinquième jour, je me dis que la parole ne me manque pas tant que ça. Puis je réalise plus tard dans la journée que je viens de me congratuler à haute-voix pour « l’aboutissement de ce projet » après avoir mis fin à deux jours de constipation. Loin des technologies addictives et des opulences en tout genre, je me démultiplie un peu plus chaque jour comme être sensoriel. J’apprends à savourer des plaisirs simples : l’odeur d’humidité qui remonte du sol du jardin qui vient d’être arrosé, celles des sauces épicées et des légumes chauds qui flottent dans l’air avant le déjeuner. La saveur et la texture des aliments prennent une dimension toute particulière. Le moindre bruit prend énormément de place. Je perçois les bruits des klaxons et l’agitation de la ville monter et descendre au fil de la journée, je deviens familier de l’ordre du défilé quotidien des différents piaillements d’oiseaux. J’entends aussi les petits souffles d’énervement de ceux qui n’arrivent pas à se concentrer autour de moi, qui se tortillent et qui finissent par se lever pour aller prendre une pause. Et qui me donnent envie d’y aller à mon tour.

« Quelques heures plus tard je fais face à une profonde angoisse : je ne sais plus si je suis entrain de dormir ou de méditer »

Les longues heures d’auto-observation me font devenir un animal d’un autre genre, un animal qui apprend à s’apprivoiser lui-même en scrutant ses propres schémas mentaux. J’arrive de mieux en mieux à réaliser l’impact de chaque sensation, la manière dont elle alimente mon cerveau et les réactions qu’elle peuvent entraîner. L’essentiel du concept réside dans la notion d’interdépendance : les objets physiques, les sensations, les perceptions, la pensée, la conscience… Toute chose dépend des autres pour exister. La souffrance viendrait de notre façon d’étiqueter les sensations comme « agréables » ou « désagréables ». Si je comprends l’aléa de cette dualité, le corps humain me paraît tout de même bien fait: n’est-il pas sain de s’attarder sur une douleur telle qu’une fracture par exemple ? J’interroge le professeur auquel on peut poser une question chaque soir. Sa réponse est un copié-collé de la doctrine de Goenka : « Toutes les sensations finissent par cesser. On doit développer l’équanimité pour s’en détacher ».

Au crépuscule du sixième jour, comme en chaque fin de journée, je suis empli d’harmonie et du sentiment du devoir accompli. Quelques heures plus tard je fais face à une profonde angoisse : je ne sais plus si je suis entrain de dormir ou de méditer. J’ai peur de perdre les pédales et d’avoir abandonné mon jugement à des gens qui pensent savoir ce qui est bon pour moi. Je m’endors au moment où je fais intérieurement le choix de partir le lendemain. Lorsque le gong sonne à quatre heures du matin, je décide finalement d’entamer cette nouvelle journée de méditation en levant le pied sur le balayage corporel qui m’use et transforme mon mental en purée. Je suis surpris par la façon dont le discours de Goenka qui nous est diffusé ce jour-là fait écho à mon expérience de la veille : il explique qu’à cette étape de la retraite on peut rencontrer des difficultés à dormir mais, qu’en gardant un esprit stable et apaisé, le corps se repose même si l’on reste conscient de ses sensations et que le sommeil profond n’arrive plus. Rassurant et mystico-flippant.

Lorsque nous avons enfin le droit à la parole le dixième jour, les autres participants – essentiellement des habitants de mégapoles indiennes qui bossent dans le tertiaire – me disent être là parce qu’ils travaillent ou qu’ils pensent « trop ». Si le côté « ultra trail de la méditation » du Vipassana peut attirer et qu’il existe une tendance à se tester sur des trucs extrêmes pour se sentir vivant (comme l’illustre la popularité du GHB), je crois que s’y jeter sans entraînement avec un mental habituellement assaillis d’informations et de stimulis en tout genre peut être aussi salvateur qu’effrayant. L’expérience est propre à chacun et je ne vais pas faire semblant d’avoir tout compris. Au final, cette retraite m’a appris à mieux maîtriser mon esprit lorsqu’une difficulté arrive dans la vie, à m’efforcer de faire confiance à ce qu’il advient et d’accepter que “tout est impermanence“.

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