Si vous vous demandez comment on finit par rejoindre une secte, je vous dirais que souvent, on ne s’en rend même pas compte. Parfois, les expériences se révèlent être complètement différentes de ce à quoi on s’attendait

En décembre 2021, j’ai décidé de faire du bénévolat dans une ecoferme en Espagne. Après un processus de sélection rigoureux (en gros, j’ai cherché l’endroit le moins cher), je suis tombée sur un petit bout de paradis. C’est dans une oasis colorée, où les routes de terre rouge se tracent parmi d’innombrables arbres exotiques, que j’ai décidé de poser mes valises pour un mois afin de me consacrer à notre belle planète. J’y voyais un noble investissement en faveur de notre avenir, surtout en ce contexte de crise climatique. Mais si, à première vue, ça ressemblait à des vacances-travail normales dans un paradis ensoleillé, je ne m’attendais pas à devoir autant repousser mes propres limites. 

Le bénévolat 

Dans la région en question, les gens mènent une vie très rurale ; il n’est donc pas rare d’être propriétaire d’une ferme. C’est dans cet environnement que je me suis retrouvée à bosser, pendant plus ou moins un mois. 

À la ferme que j’ai choisie, on peut y travailler comme bénévole. Sur place, soit vous êtes sur le terrain soit vous contribuez comme vous le pouvez aux tâches quotidiennes. Les propriétaires du lieu sont un couple de 35 et 49 ans, Linda et Karel*. Les deux travaillent sur ce terrain depuis près d’une dizaine d’années. Leur objectif est de redonner à la Terre nourricière, en rendant le sol à nouveau fertile. Et jusqu’à présent, ça leur réussit bien. 

En tant que bénévole, vous dormez dans votre propre tente, que vous essayez de rendre relativement confortable à l’aide d’un matelas qu’on vous prête. La routine quotidienne consiste en une séance de yoga le matin, suivie de quelques heures de travail. Après ça, il y a le repas et la sieste. Ensuite, le travail reprend et vers 18h30, tout le monde se retrouve dans la cuisine pour préparer à manger. Au coucher du soleil, un rituel du feu, l’agnihotra, est organisé pour finir la journée.

Les règles du jeu

Il y a quelques règles pour les gens qui veulent faire du bénévolat dans cette ferme. Par exemple, il est interdit de consommer de l’alcool, de la malbouffe, des médicaments ou encore des drogues. Tout le monde doit avoir un régime strictement végétarien ; le fromage et le lait sont tolérés mais ce sont des aliments qui trouvent rarement leur place dans leur cuisine. Ah oui, il est aussi interdit d’être vacciné·e. Vous êtes libre de participer ou non au yoga et au rituel de l’agnihotra, mais il est fortement recommandé de le faire pour vivre une expérience complète. Ce sont en tous cas les règles qu’on peut lire sur leur site internet. Étant moi-même vaccinée, j’ai trouvé normal de le mentionner ouvertement et honnêtement avant de m’y rendre. C’est un truc qui peut passer, en fonction des raisons personnelles. Ce ne sont pas des gens déraisonnables.

Pourtant, à mon arrivée, on m’a présenté un ensemble de nouvelles règles sur des papiers soigneusement plastifiés. Le régime végétarien strict imposé s’appelle en fait the mucusless diet, un régime dont la science est depuis longtemps dépassée. Ce régime ne contient pratiquement aucune source de protéines et tous les produits laitiers sont évités. En plus de ça,  la consommation de céréales et de gluten est réduite au minimum, tout comme l’utilisation de substituts de viande tels que le tofu, le tempeh ou le seitan. En substance, il se résume à un régime riche en fibres, sans légumineuses ni céréales. Ça garantit une désintoxication par laquelle toutes les toxines quittent votre corps avec le mucus – lequel a pas mal coulé de mon nez la première semaine. Et j’ai mangé de la salade presque tous les jours. Une désintoxication, peut-être ; un régime sain, j’en suis moins sûre.

Mes données mobiles devaient aussi être désactivées et il n’y avait pas de wifi. La millennial en moi a chialé. Si je voulais ‘internet, je pouvais utiliser la connexion par câble dans un conteneur. Pourquoi un conteneur ? C’était pour éviter les radiations qui pouvaient « provoquer des cancers et d’autres maladies graves ». Selon Linda, si j’entrais en contact avec trop de radiations, je pouvais aussi me promener pieds nus pour me « décharger ».

Des liens spirituels avec la nature

Les propriétaires de la ferme sont des naturalistes – très spirituel·les, très proches de la nature -, pour qui l’ouverture et l’honnêteté sont des éléments importants d’une bonne coopération. C’est pourquoi Linda et Karel organisent des cercles de partage hebdomadaires. Au programme : discussions sur les activités à venir, sur la répartition des tâches mais aussi un feedback sur ce que vous ressentez ; on peut voir ça comme une sorte de décharge émotionnelle. Pendant ce rituel, tout le monde s’assoit en cercle, aussi près que possible les un·es des autres, et quand vous avez le bâton de parole, vous vous confiez. Le plus important c’est de partager ce pour quoi vous êtes reconnaissant·e.

Lors de mon premier cercle de partage, on m’a malheureusement annoncé une nouvelle pas ouf. J’étais la seule bénévole pour tout le mois. J’ai quitté l’endroit où se déroulait le cercle un peu confuse. Les propriétaires ne me l’ont pas dit plus tôt parce que j’avais l’air tellement excitée par mon séjour qu’iels ne voulaient pas « casser mon délire ». Pour moi, une partie de l’expérience consistait à faire connaissance avec de nouvelles personnes, des jeunes qui avaient envie de se salir les mains avec moi. Ça avait tout pour en être l’endroit idéal, j’ai trouvé ça dommage. Surtout quand j’ai réalisé que j’allais passer tous les soirs seule devant l’ordi ou avec mon livre de sudokus. 

« J’avais pas forcément eu de contact avec Dieu depuis ce samedi chaud et humide où j’ai reçu de l’huile sur le front pour ma communion. Et même si je jouais le jeu, je ne me sentais pas vraiment comme l’une de ses béni·es. »

Après une semaine passée à trouver mon rythme au sein de ma nouvelle famille de fermier·es – parce que c’est comme ça que je me sentais, comme une fille de fermier·e, perdue, qui emménage chez sa grande sœur -, j’ai fini par m’y habituer. En famille, mais pas tout à fait à la maison. Mais le deuxième lundi, la séance de yoga était un peu spéciale. Linda m’a demandé si je connaissais les « Maestros ascendidos ». De là, on m’a foutu sous le nez un livre de prières et, sans me demander mon avis, j’ai dû commencer à prier. J’avais pas forcément eu de contact avec Dieu depuis ce samedi chaud et humide où j’ai reçu de l’huile sur le front pour ma communion. Et même si je jouais le jeu, je ne me sentais pas vraiment comme l’une de ses béni·es. Je respecte toutes les personnes croyantes, mais je ne fais tout simplement pas partie du club. Le cœur n’était donc pas vraiment à la prière en ce lundi matin, ni aucun autre jour après d’ailleurs. Parce qu’après, on a dû prier tous les jours. Quand on m’a demandé ce que j’en pensais, j’ai sorti le meilleur mytho qui soit et je leur ai dit que je ne pouvais qu’apprécier l’essence des différents messages divins. J’avais du mal à en dire davantage.

Cosmic and divine social club

La croyance de Karel et Linda est une philosophie religieuse méta. Les deux croient en une force universelle transcendante et pensent qu’on porte tou·tes une particule de Dieu en nous. Karel m’a dit un jour que « tous les dieux sont amis » et que, selon leur foi, tout le monde est bienvenu. Ladite foi est connue sous le nom de I AM, d’après la phrase « I am who I am » portée par le christianisme. L’origine de cette croyance se trouve, selon eux, chez Saint-Germain, l’un des « maîtres ascensionnés » (cf. Maestros ascendidos). Ces maîtres étaient autrefois des personnes de chair et d’os mais, grâce à leurs miracles, se sont retrouvées quelque part dans le cosmos où elles veillent sur l’humanité et la guident vers une vie meilleure. Jésus fait également partie de ce club de potes cosmiques. Si vous menez une paisible existence, en harmonie avec la nature, alors vous pouvez vous aussi vous élever dans le cosmos. Si vous ne réussissez pas, vous vous réincarnez pour avoir une autre chance. Pour l’anecdote, Saint-Germain aurait été la réincarnation d’un ancien prince égyptien. Stylé.

Chaque jour, une émission sur YouTube passait en direct, en arrière-plan. Une pépite produite par Amma, plus connue sous le nom de The Hugging Saint. Amma est une gourou indienne qui embrasse d’innombrables personnes chaque jour. Certain·es la considèrent comme une prophète ou une sainte car on dit qu’elle guérit les maux et les soucis. Lors de ma troisième semaine à la ferme, on a organisé un Satsang. C’était une soirée de chant où on chantait des bhajans pour vénérer Amma. Même si j’aime chanter et méditer, c’était vraiment pas ma came. Sérieusement, on aurait dit qu’on voulait m’initier à leur foi New Age

« Je n’avais pas le droit de fumer de joints, mais respirer du caca brûlé n’était apparemment pas un problème ? »

Pendant le rituel de l’Agnihotra, j’ai aussi appris pas mal de trucs chelous. Au coucher du soleil, des morceaux d’excréments de vache séchés sont grillés avec du ghee. Ensuite, vous êtes censé·e dire ce dont vous êtes reconnaissant·e et ce que vous attendez du lendemain tout en jetant du riz brun dans le feu. Puis vous fixez le feu jusqu’à ce qu’il s’éteigne en répétant « Ohm » en boucle. Ça ressemblait surtout à un concours de celui ou celle qui répète ça le plus de fois possible. Personnellement, je n’étais pas une grande fan du rituel, principalement parce que la fumée sollicitait mes poumons de manière assez intense. Je n’avais pas le droit de fumer de joints, mais respirer du caca brûlé n’était apparemment pas un problème ?

Une autre vision du monde

Mes hôtes avaient des idées intéressantes, bien que souvent farfelues, sur la façon dont la société fonctionne. Ça m’est apparu clairement lorsqu’on m’a proposé de les rejoindre à une manifestation. Linda et Karel m’ont dit que c’était pour défendre les droits des personnes en tant qu’individus. En tant que millennial et activiste occasionnelle, l’idée me plaisait bien. Mais je ne m’attendais pas à me retrouver dans une manifestation anti-vax et anti-5G. Mon militantisme en a pris un coup quand je me suis retrouvée nez à nez face à des slogans du style « Pandémie organisée » ou encore « Le gouvernement et ses vaccins vers Mars ! ». Avant même que je m’en rende compte, je marchais dans les rues avec une banderole fleurie dénonçant le gouvernement espagnol pour sa politique en matière de droits humains. Qu’avait-il fait de mal ? Aucune idée, sur le coup.

Pour mes hôtes, c’était comme mon baptême du feu, la preuve qu’on pouvait me faire confiance pour tout. Et donc, chaque jour j’en apprenais un peu plus sur leur monde. On m’a d’abord parlé de « l’élite noire », une poignée de personnes censées être au sommet du monde, dont Bill Gates ferait partie. Gates a souvent fait l’objet de diverses théories du complot relatives à la décroissance démographique. Cependant, en faisant une recherche Google sur l’élite noire, impossible de trouver quoi que ce soit. Où ont-ils trouvé cette information ? On m’a également expliqué comment le réseau 5G serait un moyen de nous garder sous surveillance tout en affaiblissant notre système immunitaire par la forte dose de radiation qu’il émettrait. Linda et Karel avaient aussi des smartphones spéciaux desquels ils avaient supprimé tout ce qui venait de Google. Pour ça par contre, je pourrais être d’accord. Je m’empêche de parler de canapé pour éviter de recevoir des pubs Ikea de partout.

« La cerise sur le gâteau, c’était leur théorie selon laquelle 100% de la crise climatique était délibérément causée par les élites, en collaboration avec les gouvernements. »

Une semaine plus tard, j’ai été autorisée à participer à une excursion vers un marché de l’autre côté du pays. Il s’agissait d’un marché alternatif pour introduire et renforcer une nouvelle crypto-monnaie, le Ğ1. Leur foi dans la gestion centrale de la monnaie avait disparu. Et ça fait un paquet de temps que ça dure. À Bruxelles, le premier crypto-bar a récemment ouvert ses portes et au Salvador, le bitcoin est devenu un moyen de paiement officiel. C’est donc pas du tout étrange de penser qu’un système de paiement décentralisé pourrait également séduire un groupe de personnes qui ne fait plus confiance au gouvernement. Sur ce marché, ça vendait de l’artisanat, des cupcakes ou des objets d’occasion. Nous, on vendait des bébé-plantes, des bijoux en cristaux et des pierres spéciales. 

Ce soir-là, on s’est assis·es sur la plage pour pique-niquer (oui, encore de la laitue et des carottes). On a parlé de chemtrails et de la façon dont le gouvernement vole les nuages dans le ciel par des expériences à des fins maléfiques. Ça fait référence à la façon dont la technologie peut déclencher un système de pluie artificielle. Mais la cerise sur le gâteau, pour moi, c’était leur théorie selon laquelle 100% de la crise climatique était délibérément causée par les élites, en collaboration avec les gouvernements. Chaque fois que je questionnais le but de ces puissant·es sur le pourquoi de tels projets, la réponse était toujours la même : « Le pouvoir, ils veulent nous contrôler ». Chaque fois, je devais faire tout mon possible pour ne pas montrer d’objection à leurs idées absurdes. D’après ce que j’ai compris, Linda et Karel ne croient pas à la science telle qu’elle existe aujourd’hui, ne sont pas favorables à l’utilisation d’une quelconque forme de médecine, sont absolument convaincu·es que la démocratie n’existe pas – je ne peux pas leur en vouloir pour ça – et, en termes de problèmes physiques, tout peut être résolu avec un bon régime alimentaire ou en pensant à ses sentiments.

Secte ou pas secte ?

Bien sûr, quand on examine tout ça comme ça, on dirait que je me suis fait enrôler dans une secte. Mais en fait, toutes les journées ne sont pas remplies d’histoires étranges. Ça m’arrivait aussi de me promener seule dans les villes voisines ou de profiter de la nature luxuriante. Sinon, je me suis aussi déjà retrouvée dans une conversation sur la consommation de sang menstruel. Là encore, Linda était convaincue que je devais en boire pour tous les bienfaits qu’il contient. Elle m’a également expliqué qu’elle conservait son urine dans de grands bocaux en verre pour faire pousser des cellules souches pendant le processus de fermentation. Linda fait beaucoup de choses étranges et elle aime expérimenter. Elle avait l’habitude de faire un rituel d’ayahuasca, parfois trois fois par jour. Karel est moins extrême, mais me répète sans cesse que je ne devrais pas croire naïvement ce qui est écrit dans mon livre d’histoire. Je dois me questionner sur la recherche scientifique, comme sur ce qui la rend scientifique.

Bien que tout ça semble un peu étrange, c’était pas si mal. J’ai essayé de traverser cette période avec un esprit ouvert, j’ai dû me retenir plusieurs fois de ne pas faire de commentaires trop désobligeants, mais c’était plus fort que moi de poser un million de questions. Je ne voulais pas être trop critique non plus. Ces personnes ont repoussé les limites de ma curiosité ; leur façon de penser était d’une certaine manière si proche de la mienne et en même temps si éloignée. Mais c’est aussi à vous de fixer des limites claires. Pour moi, c’est relativement facile, mais j’imagine  que pour certain·es, ça peut être facile de céder sous la pression. Surtout dans un tel environnement où vous êtes loin de votre famille et de vos ami·es, c’est facile de se perdre. Un conseil que je peux donner : rester fidèle à soi-même et tout remettre en question, tout le temps. La curiosité est encouragée dans ce cadre, et demander une explication c’est jamais tabou. Bien entendu, vous ne pouvez pas vous attendre à être d’accord avec les réponses que vous obtiendrez, mais c’est déjà ça. 

Mais je suis convaincue qu’il ne s’agit pas d’une secte, même si d’autres l’ont déjà qualifiée comme telle. C’est important de savoir que ces gens ne se présentent pas comme des divinités mais qu’ils sont convaincus que leur religion est le nec plus ultra pour se rapprocher de la nature. C’est principalement dû à l’universalité de leur religion qui est ouverte à toutes les autres croyances. Bien sûr, leurs croyances sur le monde sont un tant soit peu plus alternatives et recrutent des partisan·es parmi les théoricien·es du complot.

Mes hôtes reçoivent souvent des plaintes de la part des autorités locales concernant leurs conditions de vie. La conséquence de tout ça est que ça les amène à adopter un état d’esprit rebelle et à se retrouver plongé·es dans un flux d’informations qui ne font que renforcer leurs idées anti-gouvernementales. Et internet est un endroit dangereux pour ça. Finalement, je suis arrivée saine et sauve dans l’avion qui me ramenait chez moi avec une crypto-monnaie et une série d’expériences étranges à raconter à mes potes. Ah oui, et bien sûr, j’ai rencontré deux superbes hippies avec des idées étranges sur le monde mais un cœur dévoué pour la planète. Plutôt pas mal pour une expérience quasi-sectaire, je dirais.

*Les noms de ces personnes ont été rendus anonymes afin de les protéger.

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Comments

OneCommentaires

  • C’est fascinant et déroutant à la fois de lire votre expérience dans cette écoferme. La ligne entre une communauté engagée et une secte peut être si floue. Vous avez fait preuve d’une grande curiosité et d’esprit critique face à des pratiques pour le moins insolites. Le mélange de spiritualité et de règles strictes est intriguant, mais il est important de garder ses distances et de se rappeler de ses propres valeurs. Merci de partager ce récit si riche en enseignements ! 🌱✨