Angela, la globe-trotteuse
Le code « Ask for Angela » apparaît pour la première fois en 2016 en Angleterre dans un pub du Lincolnshire, un comté proche du littoral. Une photo de l’affiche est retweetée plusieurs dizaines de milliers de fois. L’initiative plaît, intrigue, jusqu’à Hollywood… Bref, tous les ingrédients sont réunis pour répandre le protocole et puis… plus rien. Plus de code secret. Plus un bruit.
En 2019, pourtant, les trois mots tentent la traversée de la Manche et accostent en France. Il leur faudra deux ans de plus pour passer la frontière belge et s’intégrer dans les bars des quartiers qu’on fréquente.
L’idée est simple. Il s’agit de créer un « safe word », qui n’a pas forcément pour vocation d’être secret mais plutôt dissuasif. Les établissements qui adhèrent au mouvement « Angela » signent une charte d’engagement et placardent l’affiche du dispositif sur leurs murs, souvent dans les toilettes des femmes.
Si le mouvement #BalanceTonBar a donné de la visibilité à un problème laissé sur la touche depuis des années – poussant même la région bruxelloise à débloquer un budget de 610 000 euros pour lutter contre les violences sexuelles en milieu festif –, le débat semble stagner. Quant aux rares initiatives spécifiques comme le plan SACHA (Safe Attitude Contre le Harcèlement et les Agressions), elles ne peuvent répondre à toutes les demandes de formation des établissements qui les sollicitent.
Alors, dans un contexte où le personnel de l’horeca est trop peu formé – aussi à cause du turn over important dans ce secteur –, la campagne Angela se présente comme la plus simple et accessible. Pour autant, d’après certaines sources, peu sont enclines à faire appel à « Angela ».
Voici pour la phase préliminaire de notre enquête. Maintenant que l’étape « ce que les bars sont censés faire » a été explicitée, passons à l’étape « ce que les bars font vraiment ».
Plus de pression au bar
Rigueur. Je me répète ce mot en boucle avant de me lancer dans l’immersion. Rigueur. L’enquête doit être rigoureuse. Il faut que je me mette dans des conditions « réelles ».
Un samedi soir après 22 heures, au cimetière d’Ixelles – l’épicentre du mouvement #BalanceTonBar –, m’apparaît comme l’heure et le lieu propices pour tester le dispositif. Il y a neuf établissements dans ce quartier qui sont partenaires du code « demandez Angela ». Ce soir, quatre d’entre eux passeront le test.
Je suis accompagnée d’un homme, de mon âge, on ne montre pas de signes d’affection visibles, mais une certaine complicité. Il pourrait être un pote, un date Tinder, un mec que je vois de temps en temps. Je répète le scénario avec lui : « Je vais me lever et demander à une serveuse si Angela est là ce soir. Toi, t’évites de me regarder toutes les deux minutes en souriant, faut pas que le personnel puisse clairement t’identifier. Je veux pas que ça dérape, je dois juste savoir ce que les serveur·ses peuvent faire pour m’aider. Une fois que j’ai les informations, je leur expliquerai ma démarche. »
Premier bar. Il y a beaucoup de monde, beaucoup de bruit et peu de lumière. Derrière le comptoir, deux jeunes serveuses s’agitent, et un homme – dont j’apprendrai plus tard qu’il est le responsable – regarde la salle et exécute quelques tâches de temps à autre. C’est à l’une des serveuses que je décide de m’adresser. Je me dis que c’est ce qu’une femme harcelée ferait dans la plupart des cas, aller vers une autre femme. Je siffle une bière pour me détendre et pour me mettre en « condition » de vulnérabilité (ce n’est pas un scoop, dans les bars, les prédateurs vont plus facilement vers les personnes qui semblent vulnérables).
« Est-ce que Angela est là ? » La serveuse me regarde avec des yeux de hibou. Elle n’a pas l’air de saisir. Pourtant, l’affiche est littéralement placardée à moins d’un mètre d’elle, qui plus est, à hauteur de ses yeux. Je répète : « Est-ce qu’Angela est là ?! » Elle se tourne de façon nonchalante vers sa collègue et lui murmure quelque chose à l’oreille. L’une soupire, l’autre hausse les sourcils. Je ne sais plus où me mettre. Elles me laissent en plan, sans un sourire, sans un mot, sans un conseil, puis se dirigent vers leur manager qui végète au bout du bar. Je les suis. Le responsable m’aborde :
– Il se passe quoi ?
– Bonsoir monsieur. Voilà, je me sens pas en sécurité, j’ai vu que vous aviez les affiches « Ask for Angela », je voulais savoir si vous pouviez faire quelque chose pour m’aider.
– Quoi, y’a quelqu’un qui vous embête ? Il se passe quoi ?
– Je me sens pas en sécurité, est-ce que vous pouvez m’aider ?
Je fais une pause dans la retranscription du dialogue pour faire ressortir la masterclass que ce responsable m’a déballée : « Euh…. On doit attendre une heure. La sécurité n’est pas encore arrivée. » Génial, c’est rassurant. La conversation a continué encore un peu, j’ai reformulé le fait que j’avais besoin d’aide. Il m’a répondu que quand la sécurité serait là, ils allaient parler au gars pour lui faire comprendre que « c’est pas OK d’emmerder les filles ».
Devant la désinvolture de sa réaction, je lui avoue que je mène une enquête. Pendant qu’il est en boucle sur un nouveau discours type « notre priorité c’est la sécurité », je regarde la porte – la porte sombre de cet établissement, à l’image du responsable, lui aussi, peu éclairé. J’ai pensé à ces filles qui l’avaient franchie un soir et qui ont eu, plus tard, le courage de témoigner des mésaventures qu’elles avaient subies, ici.
Le manager a continué à parler un moment, à me dire que son bar « n’avait jamais eu de soucis » (c’est faux, le bar a été accusé plusieurs fois, dans différents témoignages). Je l’ai remercié pour son honnêteté et sa réactivité et je suis partie.
Nunchaku, une fois !
Les deux bars suivants sur l’itinéraire sont bien plus modestes que le précédent. Ce sont des « bars de quartier », à l’ambiance chaleureuse, à l’odeur de bois. Il est presque 23 heures, le cimetière d’Ixelles entre dans la nuit, avec les cris des étudiant·es alcoolisé·es.
Le tenancier accueille ma mise en scène calmement. Il est un peu dur de la feuille : je dois évoquer Angela plusieurs fois avant d’obtenir une réaction. Et puis, d’un coup, d’un seul mouvement précis et assez élégant, il se penche derrière son comptoir. Je me mets sur la pointe des pieds pour essayer de l’apercevoir. Peut-être n’a-t-il pas compris ce que je voulais ? Peut-être va-t-il me présenter la bière du mois ? Non. Il réapparait d’un coup, les mains occupées. Un nunchaku dans l’une et une matraque dans l’autre. Devant mon visage déconfit et amusé, il s’explique, calmement : « Si je vois quelqu’un qui se comporte mal ici, je le fous violemment dehors. J’ai fait 40 ans d’art martiaux. » Je ris, prise au dépourvu, et je continue ma route.
La tenancière du lieu d’après tient son établissement d’une main de fer dans un gant de velours. Cette irréductible patronne résiste encore et toujours à recourir à un service de sécurité. Ses armes de défense contre le harcèlement, ce sont les caméras de sécurité et son tempérament bien trempé. Elle a rejoint le dispositif « Angela » il y a deux ans, mais le code n’a jamais été prononcé depuis. Lorsque j’arrive « chez elle », il n’y a qu’une seule table occupée. Je me suis résignée à lui expliquer la mise en scène. Je lui ai quand même explicité l’objectif de l’enquête, en lui demandant de me répondre honnêtement :
– Comment vous auriez réagi si j’avais demandé Angela ?
– Je t’aurais prise ici, avec moi, derrière le comptoir. Ensuite j’aurais appelé les flics.
Elle est douce quand elle parle. On se sourit, et je la quitte pour reprendre le chemin de mes investigations.
« C’est la décadence romaine »
Je regarde l’écran du téléphone, il est 1 heure, le temps a filé. Allez, encore un bar, encore un et je rentre à la maison. Le dernier lieu ressemble au premier. L’établissement est immense, le volume de la musique est au max. Il y a un anniversaire. La serveuse derrière le bar me prend les mains à la seconde où je prononce le code. Elle me regarde, choquée, paniquée et me demande de la suivre. Elle s’adresse au portier qui vient tout de suite me voir et me propose d’aller plus loin. On s’installe sur une table collante de bière. Je peine à le distinguer dans la pénombre. Il est un peu nerveux. Il parle vite et me pose beaucoup de questions sur le déroulement des faits, la personne, ma situation (en couple, célibataire ?). Je ne sais pas quoi lui répondre, je ne veux pas inventer toute une histoire. Alors, je répète sans cesse : « Je te dirai qui c’est après mais d’abord j’ai besoin de savoir ce que tu comptes faire. »
Il me scrute, regarde autour de lui et m’explique le plan. En gros, j’ai plusieurs choix. Soit, il va parler au « type qui me fait chier » et il lui dit que ça ne va pas du tout de se comporter de la sorte, soit il va « le choper et le sortir direct ». Test réussi avec brio. La mise en sécurité a été immédiate avec une véritable prise au sérieux. Réactivité, compassion, dialogue et proposition de plusieurs solutions, ce dernier bar a respecté toutes les prérogatives du dispositif « Angela ».
Pour fêter ce succès, je commande une dernière bière. Le portier apparaît dans l’encolure de la porte du fumoir. Je lui adresse un sourire poli. Avec du recul, je pense que je n’aurais pas dû… Il sort un tabouret de nulle part, s’assoit, et sort un discours lunaire. Il parle de l’individualisme, des applications de rencontre, de la décadence romaine, de la biologie marine… Je l’écoute. Il ne s’arrête pas. J’ai envie de le couper mais je veux aussi savoir où il va avec tout ça. Après trente minutes de monologue, il se lâche : « Les jeunes, ils ne viennent plus ici pour s’amuser mais pour se défouler. Après, les filles qui s’habillent en jupe et en décolleté, faut pas abuser non plus, un mec il vient pas en kilt ! Chacun doit faire sa part. Une fille comme ça, elle veut se montrer. »
Je l’ai laissé finir ses divagations encore quelques minutes avant de manifester mon envie de partir, il m’a saluée, après m’avoir demandé de mettre le nom de son bar dans mon article.
Contactées, les responsables de la campagne Ask For Angela Belgium m’ont partagé leurs constats, un an et demi après la mise en place du dispositif : « Les client·es qui donnent un retour aux bars/clubs disent se sentir plus en sécurité grâce au dispositif. Plusieurs client·es ont fait appel au dispositif et leurs demandes ont été prises au sérieux. » L’équipe assure aussi que des tests avaient été effectués dans des bars pour vérifier si le dispositif était bien connu de tout le personnel. « Ils le connaissaient à chaque fois et réagissaient très vite », me dit-on. Si l’ASBL met en avant l’efficacité de son système – je ne sais pas si des statistiques exactes existent à ce sujet –, ce n’est pourtant pas ce que j’ai expérimenté de cette balade au cimetière d’Ixelles.
Finalement, Angela c’est un peu l’amie que vous adorez, qui est toujours de bon conseil. Par contre, vous ne pouvez jamais savoir à l’avance si elle sera là, au rendez-vous. En gros, c’est le genre d’amie qui peut souvent vous mettre un faux plan.