Il fait très chaud en ce mois d’août 2019 à Lyon quand Ghana Elin voit des boutons apparaître sur ses cuisses. La jeune femme de 23 ans les prend en photo, sans s’inquiéter outre mesure. Mais le lendemain, au réveil, tout son corps est atteint. Inquiète, elle prend rendez-vous chez un médecin généraliste. « Pendant qu’il m’examine, je lui explique que je suis allée en vacances au Sénégal trois semaines plus tôt, raconte Ghana. Il a directement conclu que j’avais la gale. » Elle repart avec une ordonnance et des consignes précises : se laver à l’eau très chaude, désinfecter son mobilier et son linge avec des produits spécifiques… 

Les jours passent mais les boutons restent. Ghana ne sort presque plus de chez elle. « Mon visage et mes yeux étaient extrêmement gonflés, j’ai dû annuler des rendez-vous professionnels », relate cette juriste de formation, reconvertie dans la cosmétique. Ghana consulte alors un autre médecin, qui lui indique que, s’il s’agissait bien de la gale, le traitement aurait déjà fait effet, et lui prescrit des analyses de sang. C’est finalement son pharmacien qui lui donne une explication. « Il m’a vu et s’est exclamé : “Mais c’est juste une allergie au soleil !” » Cet été-là, l’indice UV était particulièrement élevé à Lyon. Ghana cesse de s’exposer, hydrate sa peau « et en deux jours, tous les boutons ont disparu. J’ai ressenti de la colère vis-à-vis du premier médecin qui s’est dit que, forcément, comme j’étais Noire et que j’étais allée en Afrique, j’avais la gale. »

L’expérience de Ghana Elin n’est pas un cas isolé. Si la dermatologie sur peaux dites foncées se développe depuis plus de quinze ans en France, elle reste pour l’heure une spécialité de niche. Une réalité de moins en moins acceptée par les patients, qui relatent sur les réseaux sociaux leurs parcours d’errance médicale, jalonnés de diagnostics erronés. Une expérience partagée bien au-delà de nos frontières. Le compte Instagram Brown Skin Matters (Les peaux foncées comptent), créé par une Américaine, répertorie des photos d’infections ou maladies sur peaux noires pour remédier au manque de références dans le domaine dermatologique aux États-Unis. Il compte plus de 76 700 abonnés. Au Royaume-Uni, un étudiant en médecine à l’université St George de Londres, Malone Mukwende, a sorti en août 2020 un manuel médical pour montrer à quoi ressemblent les affections sur les peaux foncées. Un travail qu’il a entamé après s’être rendu compte que ses études ne lui permettraient pas de soigner des membres de sa communauté

Et pour cause, la couleur de la peau n’interfère pas seulement dans la manière de traiter des pathologies rares et complexes, qui nécessitent de consulter un spécialiste. C’est un paramètre qui doit aussi être pris en compte pour des maladies bénignes, comme l’eczéma, l’acné ou encore le psoriasis. « Les signes cliniques qui permettent d’établir le diagnostic peuvent être différents selon la pigmentation de la peau. Par exemple, une tache rouge ou rose sur une peau claire pourra prendre une teinte violette ou brune sur une peau plus sombre », détaille Marie-Aleth Richard, professeure de dermatologie à l’hôpital de la Timone à Marseille.

Les ouvrages de dermatologie qu’utilisent les étudiants en médecine proposent pour l’heure peu d’images de pathologies sur peaux noires. La référence reste la peau claire. Or, la clé pour devenir un bon dermatologue, c’est « d’avoir l’œil », comme l’explique le professeur Pierre Wolkenstein, dermatologue, membre de la Conférence des Doyens des facultés de médecine et doyen de la faculté de santé de Paris Est Créteil. « Les étudiants apprennent à reconnaître visuellement les signes cliniques des maladies de la peau. Le manque de ressource iconographique sur peaux noires est une réalité, pointe-t-il, tout en feuilletant l’atlas de référence. La diversité doit s’intégrer dans les manuels. »

Signes cliniques, réactions aux traitements, cicatrisations… Les étudiants ne sont pas souvent confrontés à ces particularités. « Dans nos cours, c’est très rare qu’il y ait un aparté pour dire “Attention, sur les peaux pigmentées voilà comment s’y prendre pour traiter telle pathologie”, » abonde Delphine, interne en dermatologie à la faculté de Clermont-Ferrand. Cette absence de ressources questionne la future dermatologue, qui termine sa première année de spécialité. « Un pourcentage conséquent de patients sont concernés, et on devrait être capables de les soigner correctement. C’est une question d’égalité. »

Charline Garcia, elle, a presque fini son diplôme d’études spécialisées en dermatologie, à la faculté d’Auvergne. « Selon moi, il n’y a pas de réelle volonté des chefs de nous former sur les peaux foncées », estime l’interne de 29 ans. Dernier exemple en date, une réunion de travail début avril réunissant tous les internes en dermatologie d’Auvergne-Rhône-Alpes. « Sur la trentaine de cas cliniques qui ont été présentés, aucun ne montrait de peau foncée », se souvient-elle. Un manque de diversité qui peut influencer la prise en charge. « En stage, je n’étais pas toujours très à l’aise avec les patients aux peaux foncées, car je n’avais tout simplement pas l’habitude. J’étais inquiète à l’idée de ne pas avoir les bons réflexes. »

Ce malaise autour des peaux foncées, Rama, une étudiante parisienne de 23 ans, en a fait les frais. Au mois de janvier 2021, elle se rend chez un dermatologue pour un problème d’acné. « Le médecin a regardé mon visage et m’a dit : “Écoutez, je ne traite pas les peaux noires, je ne les connais pas assez, je risque de ne pas vous prescrire les bons médicaments”. J’étais choquée. » Dépitée, Rama s’est mise à chercher un dermatologue spécialiste des peaux noires et a demandé conseil sur Twitter. « Plusieurs femmes noires m’ont communiqué par message privé des listes de dermatologues “pour les Noirs”. C’est dégradant de devoir en arriver là. Ça montre qu’on est pas sur un pied d’égalité avec les autres patients. » 

« Maintenant, j’ai tendance à chercher un médecin noir parce que je me dis qu’il sera plus à même de comprendre ma peau et de savoir comment la soigner »

Un réflexe que de nombreuses personnes racisées ont désormais adopté, faute de mieux. Lowe, 27 ans, souffre d’eczéma et s’est vu prescrire plusieurs traitements à base de corticoïdes qu’il juge inefficaces. « Maintenant, j’ai tendance à chercher un médecin noir parce que je me dis qu’il sera plus à même de comprendre ma peau et de savoir comment la soigner », confie l’homme originaire du Val-d’Oise. D’autres préfèrent carrément éviter de consulter. C’est le cas de Clémence, une coiffeuse installée à Paris. « En consultation, j’ai toujours senti que les médecins n’étaient pas sereins face à ma couleur de peau. Maintenant, je fuis les dermatologues. Je préfère me débrouiller par moi-même en cas de problème de peau, de peur d’être mal diagnostiquée. »

Une solution regrettable pour la professeure de dermatologie Marie-Aleth Richard, qui estime que les prises en charge problématiques sont rares. « La majorité des dermatologues n’expriment pas de difficultés dans la gestion des peaux noires », considère-t-elle. Même si, la spécialiste le concède, « certains préfèrent se cantonner à leur domaine de compétence. Dans ces cas, il faut qu’ils aient le courage de se confronter à ce qu’ils ne connaissent pas. »

Pour le professeur Antoine Mahé, chef du service de dermatologie de l’hôpital de Colmar, la solution tient en un mot : formation. Spécialiste des peaux foncées, le médecin a créé en 2020 un nouveau diplôme universitaire (D.U) au sein de l’université de Strasbourg. Baptisé “Médecine de la diversité”, ce cursus, suivi en complément des études de médecine ou en formation continue, vise à outiller les médecins pour qu’ils puissent prendre en compte des facteurs d’origine génétique, géographique ou socio-culturelle dans leur pratique. « Depuis quelques années, je constate de larges progrès sur cette thématique, mais il ne faut pas faire l’autruche : il existe toujours un problème d’égalité des soins. Abordons-le », résume le médecin, également membre de la Société française de dermatologie. Le D.U compte 47 inscrits, dont deux tiers de médecins déjà en exercice. Le cursus n’est pas exclusivement dédié aux dermatologues puisqu’il propose une approche globale de la diversité en médecine

« La prise en charge ne se résume pas à prescrire un traitement, il faut prendre en compte l’histoire du patient, son passé, sa culture » – Marie-Laurence Mbesse, médecin généraliste

Alison Blind, dermatologue aux hôpitaux civils de Colmar, fait partie des premiers inscrits. « Je ressentais le besoin de suivre une formation complémentaire, d’acquérir des clés pour raisonner correctement face à un patient à la peau foncée. En médecine, on fonctionne avec des protocoles. » Une iconographie riche, une marche à suivre claire pour les pathologies courantes comme complexes, une approche anthropologique du soin… Voilà en somme ce que propose ce D.U. Au-delà de l’apport théorique strictement médical, le diplôme invite les médecins à tendre vers une médecine individualisée. « La prise en charge ne se résume pas à prescrire un traitement, il faut prendre en compte l’histoire du patient, son passé, sa culture », ajoute Marie-Laurence Mbesse, médecin généraliste dans les Hauts-de-Seine, qui suit elle aussi le D.U. La médecin évoque le cas des cheveux crépus pour lesquels certaines complications dermatologiques peuvent résulter de techniques de coiffure comme le tressage ou le défrisage. « Si on ne questionne pas la patiente sur sa manière de se coiffer, qu’on ne connaît pas les produits utilisés, on risque de ne pas identifier la cause de la pathologie et donc de ne pas la traiter correctement. » 

Prendre en compte la diversité de la patientèle, sans tomber dans une approche “racialiste” (théorie selon laquelle il existe différentes races) de la médecine, telle est l’ambition de ce cursus. « En dermatologie, on insiste sur les particularités des peaux foncées tout en rappelant ce qui est commun à l’humanité, car beaucoup de pathologies se soignent exactement de la même manière, poursuit Antoine Mahé. Nous évoquons les préjugés inconscients qui peuvent venir fausser un diagnostic, comme le fait d’accorder une importance excessive aux origines géographiques du patient. Je ne compte plus le nombre de fois où l’on m’a demandé un avis pour une suspicion de lèpre, alors qu’il n’y avait aucune raison d’évoquer cette maladie. Mais il y a encore ce réflexe : une tache claire sur la peau d’un patient aux origines africaines équivaut à une lèpre. Alors que la cause la plus fréquente de tache claire, c’est tout simplement le dessèchement de la peau. »

Preuve que des blocages persistent sur cette question, la création de ce diplôme consacré à la médecine de la diversité n’est pas advenue sans difficulté. « J’ai proposé ce D.U à plusieurs universités, certaines ont refusé, indique Antoine Mahé. C’est un sujet qui est encore parfois mal compris, ou jugé polémique. » Du côté des étudiants, la requête est pourtant claire. « Il y a désormais une pression, dans le bon sens du terme, de la part des patients comme des étudiants, pour que tous les médecins acquièrent une expertise sur les peaux noires », observe Pierre Wolkenstein, de la Conférence des doyens. Malgré un retard en la matière, il assure que la formation initiale entame aussi sa mue pour s’y adapter. « Nous avons pris en compte cette demande dans le cadre du nouveau référentiel de deuxième cycle d’études de médecine, qui sortira fin 2021 ou début 2022 », précise encore Marie-Aleth Richard, également présidente du Collège des Enseignants de Dermatologie de France (CEDEF), chargé de concevoir les cours communs à tous les étudiants. Elle cite l’introduction d’un chapitre sur la particularité des lésions élémentaires de la peau noire, ainsi que l’ajout d’illustrations de peaux foncées « dans chaque chapitre consacré à une grande maladie de la peau. »

Des améliorations qui, pour porter leurs fruits, devront s’accompagner d’une volonté pédagogique dans l’ensemble des facultés de médecine, autonomes dans l’application des programmes. Et au sein desquelles la transmission par les médecins seniors, inégalement formés à ces problématiques, tient une partie centrale de l’apprentissage.

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