Chasse aux pauvres, restriction des allocations-chômage, limitations des libertés associatives… De nombreux signes convergents pointent un raidissement du pouvoir, tandis que les idées portées par l’extrême droite creusent leur sillon à l’approche des élections européennes.

Le sociologue Jean-Louis Laville retrace la genèse des forces autoritaires à l’œuvre, et voit dans les mobilisations citoyennes qui se développent tous azimuts une voie de sortie de la crise, à condition qu’elles puissent être entendues des pouvoirs en place. Et que ces derniers inventent de nouvelles façons d’agir.

Peut-on établir un lien entre la progression de l’extrême droite, en France et en Europe, et les crises successives du capitalisme ?

Jean-Louis Laville : La montée de l’extrême droite est bel et bien à rapporter aux crises du capitalisme. Un nouveau cycle s’est amorcé à la fin du XXe siècle avec l’offensive néolibérale qui a abouti au consensus de Washington en 1989. Cet ensemble de préceptes adoptés par les institutions internationales (ouverture des frontières, dévaluation de la monnaie nationale, privatisations et réduction des dépenses publiques…) accorde la primauté à la concurrence, nationale et internationale, au détriment de l’intervention publique.

Avec les dérèglements financiers de la première décennie du XXIe siècle, une deuxième phase s’est ouverte. Elle vient corriger la concurrence par le recours à une néo-philanthropie, telle que l’a défendue Muhammad Yunus sous le label du capitalisme à but social ou social business.

Nous entrons aujourd’hui dans la troisième phase. Le tournant autoritaire est amorcé par des atteintes aux droits des êtres humains et non humains, avec des mesures punitives contre les chômeurs et les immigrés, des limitations de la liberté d’association, des changements législatifs et politiques guidés par la soumission aux lobbies productivistes. L’autoritarisme qui s’avance n’est pas un rempart contre l’extrême droite, il adopte en partie son vocabulaire et ses options, préparant son accès au pouvoir.

Un retour sur l’histoire éclaire la situation qui est la nôtre. Il nous permet en effet d’identifier la récurrence d’un cycle capitaliste composé de trois étapes successives. La première est bien connue : elle consiste à faire du capitalisme marchand le synonyme d’économie moderne et le centre d’une société dans laquelle les individus rationnels poursuivent leur intérêt matériel grâce aux contrats noués entre eux.

Comme cette tentative de structurer les rapports sociaux autour des échanges marchands ne suffit pas à faire advenir la société harmonieuse annoncée, dans une deuxième phase la philanthropie est introduite. Dès lors, l’accent est mis sur la compassion et la bienveillance des riches, censées améliorer le sort des plus défavorisés. L’important est d’endiguer toute velléité de révolte sans toutefois s’attaquer aux causes structurelles des inégalités.

La philanthropie soulève immanquablement la question de la responsabilité des pauvres et de leur nécessaire moralisation. En cela, elle prépare le tournant autoritaire qui constitue la troisième phase typique de la trajectoire capitaliste.

Face aux demandes de démocratisation qui se propagent, la sollicitude est remplacée par la répression. Au XIXe siècle, ce furent l’écrasement de la révolution de 1848 puis de la Commune ; au XXe siècle, ce fut la préférence pour le fascisme d’élites dirigeantes obsédées par la peur du communisme.

Contre les discours lénifiants, du type de celui tenu par Francis Fukuyama qui fait croire à une fin de l’histoire par l’alliage de la démocratie parlementaire et du capitalisme, gardons à l’esprit les alertes de Jean Jaurès pour qui le capitalisme porte en lui la guerre, et de Jürgen Habermas pour qui il existe une tension irréductible entre capitalisme et démocratie, ou encore de Karl Polanyi qui montre le lien entre la société livrée au marché autorégulateur et la violence étatique.

Notons néanmoins que le néolibéralisme diffusé par le consensus de Washington présente des spécificités par rapport au libéralisme historique : il ne considère pas l’économie de marché comme naturelle. Au contraire, il mobilise délibérément l’État pour restaurer la primauté de la concurrence.

Cette position volontariste est exprimée par Friedrich Hayek ou Milton Friedman. Leur objectif explicite est de supprimer ce qu’ils appellent les excès de la démocratie. Ils incitent à se débarrasser des notions de justice sociale et de solidarité et à cantonner les associations dans les services rendus à bas coûts. Ils développent en outre un véritable négationnisme à l’égard de la question écologique.

Leur projet est anthropologique : en reformatant les institutions, ils visent à façonner des êtres intériorisant la concurrence.

Parallèlement, il n’y a jamais eu autant d’initiatives citoyennes, de dynamique associative, de revendications et de résistance…

J.-L. L. : En s’arrêtant aux inquiétudes nées de l’emprise néolibérale, on ne balaie toutefois le paysage que d’une moitié du monde. Il existe de façon concomitante une révolution, celle des initiatives citoyennes. Pourtant, ces dernières demeurent invisibles, elles sont dénigrées ou ignorées.

Du côté des mouvements sociaux, elles sont jugées trop microscopiques par rapport aux enjeux contemporains. Les gouvernants, eux, négligent ces effervescences et agissent principalement par la redistribution publique.

Cette dernière était pertinente pour la protection et l’action sociales quand la croissance était forte. Mais son ralentissement a enclenché une spirale négative. Les préconisations néolibérales adoptées pour relancer la dynamique capitaliste entraînent en fait une détérioration des conditions de vie pour la majorité de la population et un sentiment d’abandon jusque dans les classes moyennes injustement taxées puisque les plus riches font sécession en profitant d’échappatoires fiscaux.

La montée de l’extrême droite résulte donc de la déception vis-à-vis des partis politiques traditionnels, y compris ceux qui à gauche portaient auparavant l’espoir d’un changement. Cet espoir ne peut renaître par les seules vertus de la démocratie représentative.

Pour éviter que la solution soit recherchée dans le retour d’une croissance devenue intenable pour la planète ou dans la désignation de boucs émissaires, une alliance inédite entre responsables publics et société s’impose. Les efforts fournis par les citoyens eux-mêmes ne peuvent être négligés plus longtemps. Leur caractère instituant est essentiel pour relayer des forces instituées incapables de se renouveler seules.

La démocratie est-elle en danger ? Vous écrivez qu’elle est en train de se réinventer. De quelle façon ?

J.-L. L. : Prendre conscience de l’ampleur des actions collectives de résistance et de transformation est la première condition pour ne pas céder à la résignation.

Face aux menaces évoquées ci-dessus, le paradoxe est que la démocratie malgré tout est en train de se réinventer par le regain de l’engagement qui se manifeste partout : dans le foisonnement des luttes écologistes, féministes, pour les droits, pour la justice sociale et environnementale, dans le Mouvement des sans terre, l’agroécologie et Via Campesina en Amérique du Sud, chez les Zapatistes au Chiapas, chez les Kurdes du Rojava, dans les mutuelles de santé en Afrique, la people‘s economy en Asie, dans les Zones à défendre (ZAD) en Europe, les Athénées populaires en Espagne, les Soulèvements de la terre ou le Collectif de la transition citoyenne en France regroupant 32 mouvements citoyens, coopératives, réseaux associatifs et pratiques économiques alternatives…

Le tout sans oublier le mouvement des communs ou l’économie sociale et solidaire (ESS) dans l’ensemble des continents !

Le néolibéralisme ne s’est-il pas remarquablement adapté, via la RSE entre autres ?

J.-L. L. : La deuxième condition est en effet de ne pas se laisser abuser par des faux-semblants et c’est là qu’on retrouve la néo-philanthropie.

Cette néo-philanthropie dont le social business est emblématique s’adosse à la responsabilité sociale et environnementale des entreprises (RSE). Elle est désormais dotée d’outils spécifiques comme les investissements à impact social, les codes éthiques et toutes les mesures de greenwashing.

La perception des dangers est entravée par le récit consensuel affirmant que le capitalisme aurait compris et serait maintenant conscient de la responsabilité qu’il a à l’égard du monde. Mais le récit est sans cesse remis en cause par les faits.

Prenons deux exemples parmi des milliers d’autres. Total, qui présente dans ses documents internes tous les codes déontologiques et certificats éthiques que l’on peut imaginer, est mis en cause pour violations des droits humains et environnementaux dans plusieurs pays. Danone, devenu entreprise à mission, a vu ce statut être privé de toute portée par ses actionnaires.

Il convient aujourd’hui de retrouver une perspective critique qui ne se laisse pas embobiner par ce discours d’un capitalisme qui aurait compris sa responsabilité sociétale.

Il est aussi crucial d’oser aborder les faiblesses inhérentes à la théorie critique. Cette histoire est très intéressante. Avec Karl Marx, la théorie critique s’est définie comme étant à la fois un enjeu de connaissances et un enjeu de luttes. Elle est donc liée à l’objectif d’émancipation.

Dans l’adresse inaugurale à la Première internationale, Marx affirme que les coopératives sont un triomphe de la classe ouvrière parce qu’elles permettent de voir que le salariat va être dépassé. Il exprime comment des forces déjà là peuvent anticiper et préparer une émancipation à venir.

Cette articulation entre ce qui est présent et ce qui est à venir va peu à peu être occultée. Car à partir de la Deuxième Internationale s’impose une vision centralisée, dirigiste, voire militarisée du mouvement ouvrier. Elle insiste sur la nécessité de la prise du pouvoir d’État. Quelques décennies plus tard, les coopératives sont condamnées, car elles détournent de cet objectif principal.

L’émancipation, à travers ce prisme, devient de plus en plus évanescente, le mirage d’un grand soir qui se dérobe au fur et à mesure qu’on s’en rapproche.

L’école de Francfort emmenée par Max Horkheimer, Theodor Adorno ou Jürgen Habermas sort de cette vulgate pour mettre en avant de nouvelles questions, dont celle du retournement de la raison : comment se fait-il que les promesses des Lumières n’aient pas été réalisées ? Selon ces auteurs, la rationalité moderne a été uniquement envisagée sous sa forme stratégique et utilitariste.

Cela entraîne des conséquences extrêmement dommageables car produisant ce que Herbert Marcuse appelle un homme unidimensionnel : c’est-à-dire une impossibilité d’envisager une autre façon de vivre, en raison de la prégnance de l’existence capitaliste, à la fois dans la production et dans la consommation.

Pour les auteurs de l’école de Francfort, en particulier Theodor Adorno et Max Horkheimer, l’important c’est la relation entre la déshumanisation et la volonté de puissance vis-à-vis de la nature. Ils établissent un lien entre la question sociale et la question écologique, ce qui sera repris par d’autres comme André Gorz, dont les apports sont précieux pour affronter les défis d’aujourd’hui.

Cependant, avec la sociologie critique en France représentée en particulier par Pierre Bourdieu, c’est l’analyse de la reproduction du système qui va être privilégiée plutôt que cette combinatoire entre critique sociale et critique écologique. D’une certaine façon, Bourdieu accentue la distance entre le sens commun des acteurs et la vérité que seul le savant peut connaître.

Avec Bourdieu, on en arrive à une connaissance très fine des modalités de la domination mais aussi à ce que Jacques Rancière appelle la critique radicale d’une situation radicalement immuable.

On a l’impression que, si ce n’est par la médiation sociologique, les personnes ordinaires n’ont pas la capacité de sortir de la situation dans laquelle elles sont enfermées. Et c’est cet élitisme qui est le point aveugle de la sociologie critique. Or, les personnes dans leurs activités quotidiennes ne sont pas complètement enfermées dans l’aliénation, ce dont atteste la multiplication des initiatives citoyennes.

La « sobriété heureuse », plutôt apolitique, suffit-elle ? Quid de l’injonction actuelle d’une morale, d’« efforts » essentiellement d’ordre individuel ?

J.-L. L. : La nouvelle théorie critique que nous esquissons veut conjuguer questions écologique et sociale dans la lignée des auteurs de Francfort ou de Gorz.

Encore faut-il se défaire d’une vision apolitique dans laquelle il suffirait de changer ses pratiques individuelles. Les petits gestes quotidiens sont importants mais, aussi nécessaires soient-ils, ils ne suffiront pas pour sauver la planète.

Ce sont les défenseurs de l’économie dominante qui veulent nous cantonner dans l’éveil de la conscience, la morale et la conversion personnelles pour que nous ne gênions pas les mécanismes de prédation massive qui continuent.

La dimension critique est indispensable pour ne pas être dupés par les serments officiels sur la transition énergétique ou le capitalisme à but social.

Malgré un retour de la critique et de la conflictualité, indispensables à une démocratie saine, pourquoi cette perspective « ne prend-elle pas » ?

J.-L. L. : Cette perspective ne prend justement pas parce que le capitalisme responsable et la conversion individuelle font écran. Ajoutons que le technosolutionnisme et le catastrophisme alimentent le sentiment d’impuissance et dépolitisent le débat.

Les efforts des entreprises privées et des personnes isolées, pas plus que la confiance aveugle dans l’innovation technologique ou la collapsologie, ne peuvent relever les défis écologiques et sociaux.

Quels espoirs voyez-vous face à la prégnance des forces conservatrices et autoritaires ?

J.-L. L. : Face à la droitisation de l’opinion, les forces politiques qui s’opposent à cette tendance ne peuvent se contenter d’accords au sommet. Répétons-le : une nouvelle alliance entre responsables publics et citoyens s’avère décisive.

Les premiers se sont trop longtemps détournés des initiatives solidaires ou les ont instrumentalisées par des clientélismes opportunistes, ce mépris accentuant la tentation autarcique de certains acteurs qui pensent pouvoir changer les choses en dehors des institutions. La négligence des initiatives par les élus comme la dénonciation des élus par les activistes sont sans issue.

C’est au contraire la coconstruction, avec la société civile, d’une nouvelle action publique, qui compte (voir la recherche participative ESCAPE). Un regroupement des villes pour l’éducation populaire se dessine avec des municipalités qui mettent en œuvre des chartes d’engagement réciproque avec les associations, comme Rennes ou Poitiers.

Beaucoup d’expériences sont aussi recensées par le Réseau des territoires pour l’économie solidaire, le réseau d’élus qui promeut des actions publiques en faveur de l’économie sociale et solidaire. Il manque un véritable travail sur ces thèmes dans les partis au niveau national.

Le scénario pessimiste, c’est celui d’initiatives qui continuent dans la société sans arrimage avec les politiques publiques, dans des sortes d’enclaves, alors que c’est vraiment à la frontière entre l’institutionnel et l’initiative que se jouent de véritables transformations.

Une course contre la montre est engagée entre tendances lourdes régressives et émergences démocratiques.

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