Claude Dartois, Clémence Castel, Clémentine Julien… Cette édition, présentée comme à son habitude par Denis Brogniart, réunit un parterre de chouchous et des noms moins appréciés, promettant aux téléspectateurs de les voir se livrer à des épreuves plus rudes que jamais. Elle a tout pour conquérir le public.
Pourtant, un détail ne passe pas: son jour de diffusion. Contrairement au traditionnel vendredi des saisons précédentes, les épisodes de Koh-Lanta: La Légende seront retransmis chaque mardi soir. La raison? Une rentrée bien remplie chez TF1, “la plus grande depuis dix ans, a affirmé le groupe au HuffPost. Chaque jour de la semaine, nous aurons un événement.”
Depuis l’annonce de cette décision, c’est la soupe à la grimace. “La légende est vraie, je ne me suis toujours pas remise du fait que ‘Koh-Lanta’ sera le mardi”, a, par exemple, tweeté l’internaute ci-dessous. “Pardon? Pourquoi? C’est mythique que ce soit un vendredi soir”, lui a ainsi répondu un autre utilisateur.
Le début du week-end
Si la grande majorité de ces messages grognons, parfois teintés d’ironie, sont sans méchanceté, il y a aussi eu des messages d’un tout autre genre. L’humoriste Jarry, qui va présenter Game of Talents en lieu et place de Koh-Lanta, a lui carrément reçu des menaces de mort. Au-delà de dénoncer ce genre de comportements, il a déploré un manque de communication de la production.
Deux pétitions, réclamant un retour de l’émission le vendredi, ont même été lancées. Quelques centaines de signatures ont été recensées, à l’heure où nous écrivons ces lignes. Ça n’est certes pas énorme, mais ces réactions en disent long sur certaines de nos habitudes de consommation. C’est ce que nous explique la sociologue des médias Nathalie Nadaud-Albertini, qui a rencontré des fans du jeu télévisé il y a une dizaine d’années au moment de sa thèse. Elle portait sur la réception des émissions de télé-réalité en France.
“Pour eux, ça marque le début du week-end”, constate la docteure en sociologie de l’EHESS. “On s’installe dans son canapé, on allume la télévision pour regarder Koh-Lanta. On s’autorise un lâcher-prise. C’est un rituel de fin de semaine, qui laisse entendre qu’on a enfin le droit de se détendre.”
Un constat partagé par l’universitaire et spécialiste de la télé-réalité Virginie Spies, selon qui le phénomène montre aussi que Koh-Lanta reste aujourd’hui une émission très importante dans le paysage médiatique français, vingt ans après son apparition. “C’est une émission symbolique, poursuit la sémiologue. Il y a du jeu, du sport et du dépassement physique. On nous montre de l’eau bleu turquoise, du soleil: ça fait du bien.”
Commenter en famille
Chaque vendredi soir, le programme est commenté en masse sur les réseaux sociaux. Sur Twitter, les noms des candidats sont quasi tout le temps, lors de la diffusion d’un épisode, en TT (abréviation de “trending topics”), c’est-à-dire qu’ils sont les sujets les plus tweetés sur la période. “Sur Clubhouse [réseau social regroupant ses utilisateurs par “salles” numériques pour discuter à voix haute, NDLR], il y a même des ‘rooms’ pour débriefer l’émission après sa diffusion, parfois en présence d’anciens aventuriers”, nous dit Virginie Spies.
Koh-Lanta ne se consomme pas comme n’importe quelle émission. Dans beaucoup de foyers, elle se regarde à plusieurs, notamment en famille. “C’est un rituel”, ajoute Nathalie Nadaud-Albertini. Les gens y sont attachés. Aucun programme, de nos jours, ne semble, selon la spécialiste, parvenir à un tel constat.
Or, cet attachement s’est construit dans le temps. Alors qu’au départ, ce n’était pas gagné. Le jeu d’aventures, produit par Adventure Line Productions (Popstars, Belle toute nue, On a échangé nos mamans), est une télé-réalité. Il est arrivé seulement quelques mois après l’apparition du genre en France, en 2001 avec Loft Story. Mais contrairement au programme de M6, celui-ci semble avoir fédéré les amateurs et les détracteurs du genre.
Une télé-réalité qui fédère
“On aime regarder des gens relever des défis, physiques ou mentaux. On aime cette idée d’effort et de vaincre face à la difficulté. On aime l’aspect héroïque. La stratégie, aussi, même si ça en fait râler certains, observe la sociologue de l’EHESS. Au fond, il faut savoir résister à ça, c’est quelque chose auquel on fait face dans la vraie vie.”
Sans jamais perdre des yeux certains des codes structurels de la télé-réalité, comme les jeux de manipulation ou l’intrusion dans l’intimité des candidats, les programmes ont tenté, petit à petit, de désamorcer les remontrances sous la forme “d’une transaction éthique”. Dans Koh-Lanta, on va, par exemple, mettre en avant le dépassement physique, le mérite.
Ce mouvement n’est pas isolé, on le retrouve dans bien d’autres télé-réalités. Dans Secret Story, la production alimente l’idée selon laquelle certains secrets progressistes sont une manière de parler au plus grand nombre d’un sujet tabou. Dans La Ferme des célébrités, les candidats, qui n’étaient autres que des hommes et des femmes riches, souffraient aux yeux de tous, mais pour la bonne cause: ils étaient là pour venir en aide à des associations.
“Une autre stratégie permettant de rendre le genre acceptable a été d’enlever l’étiquette ‘télé-réalité’ à toutes les émissions qui pouvaient s’en passer”, poursuit Nathalie Nadaud-Albertini. The Voice et La Star Academy sont désormais des télé-crochets. Le Meilleur Pâtissier et Top Chef, des concours culinaires. Et Koh-Lanta? Un jeu d’aventures. Le confessionnal, les inconnus “starifiés”, le vote du public, le suivi sur les réseaux sociaux… Ledit “jeu d’aventures” a pourtant tout d’une télé-réalité classique.
La madeleine de Proust
Autant d’ingrédients qui font que le public de Koh-Lanta est présent chaque vendredi soir, alors même que notre manière de regarder la télévision a changé. Elle s’est délinéarisée avec l’arrivée des plateformes de streaming et les nouvelles temporalités du travail. Le film du dimanche soir, les jeux télévisés de fin de journée, les dessins animés au goûter… Ont-ils encore du sens? La réaction des téléspectateurs face au changement de case laisse entendre que Koh-Lanta échappe peut-être bien à ce phénomène.
“Elle hérite de ces anciennes habitudes de consommation, il y a un petit côté madeleine de Proust, estime Nathalie Nadaud-Albertini. Quand un programme a 20 ans, on a l’impression de l’avoir toujours connu. Il fait le lien entre les générations. On se souvient du jour où il est arrivé à l’antenne ou de certains événements forts des premières saisons. Les gens n’ont pas envie qu’on y touche, car il a ce côté rassurant.”
“Il ne faut pas rigoler avec les habitudes télévisuelles”, ajoute Virginie Spies. L’analyste des médias audiovisuels le rappelle: “La télévision est un média de rendez-vous. Elle rythme la vie des gens, aujourd’hui encore.” Chaque jour, les Français y consacrent 3h30 en moyenne, selon Médiamétrie. Depuis le premier confinement, le réflexe est revenu. Preuve à l’appui, il a nettement boosté les audiences de Koh-Lanta, qui n’avait jamais autant été regardé depuis 2014. “La télévision, c’est le sujet le plus discuté avec la météo”, conclut l’universitaire. Et ce, mardi comme vendredi.
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