CULTURE – Films, statues, marques, personnalités publiques: ces dernières semaines, la “cancel culture” a beaucoup fait parler d’elle avec la suppression ou le remplacement de nombreuses œuvres imposées par des mouvements en faveur de la justice raciale et sociale.
Cette pratique se traduit par le fait de “condamner d’office” une personne et son œuvre après un acte répréhensible, en l’y associant totalement sans lui laisser la possibilité de s’exprimer ou de se justifier. Ainsi, une seule action critiquable peut conduire au boycott de l’art d’une personne, voire à son effacement, et ce sans prescription. Aujourd’hui ces condamnations passent notamment par les réseaux sociaux. Libérationcite l’exemple d’un “mauvais tweet”, qui même publié il y a dix ans pourrait, avec la “cancel culture”, causer du tort à son auteur et ce peu importe le contexte de sa publication.
Boycotter les œuvres
Cela a par exemple été récemment le cas avec J.K Rowling, l’autrice d’“Harry Potter”. Suite à ses propos polémiques sur les personnes transgenres, des tweets ambigus qu’elle avait postés il y a une dizaine d’années ont refait surface. Pour condamner ses propos, de nombreuses personnes ont appelé au boycott de ses livres, d’autres ont fait retirer leurs tatouages en référence à la saga “Harry Potter” et des auteurs membres de la même maison d’édition qu’elle ont claqué la porte.
Plus que dénoncer et supprimer des œuvres, la “cancel culture” pousse à ternir complètement l’image de la personne en tort, explique l’AFP. Très récemment, la mort de George Floyd et le mouvement “Black Lives Matter” ont par exemple conduit à la suppression du logo de la marque de riz “Uncle Ben’s”, jugé raciste. Le film culte “Autant en emporte le vent” avait également retiré de la plateforme HBO Max, avant d’être remis avec des explications précisant que le film “nie les horreurs de l’esclavage et son héritage, celui des inégalités raciales”.
Aussi, un collectif de 150 personnalités du monde artistique, de la culture et des médias a rédigé une tribune publiée dans le magazine Harper’s et dans Le Monde. Ils y dénoncent “l’intolérance à l’égard des opinions divergentes”. “L’échange libre des informations et des idées, qui est le moteur même des sociétés libérales, devient chaque jour plus limité, écrivent-ils. La censure, que l’on s’attendait plutôt à voir surgir du côté de la droite radicale, se répand largement aussi dans notre culture : intolérance à l’égard des opinions divergentes, goût pour l’humiliation publique et l’ostracisme.” Parmi les signataires de la tribune, on retrouve J.K Rowling, mais aussi Margaret Atwood, autrice de “La Servante écarlate”, ou encore l’historien Mark Lilla.
Un phénomène né avec les réseaux sociaux ?
Si certains considèrent que la “cancel culture” est née sur les campus américains et sur les réseaux sociaux à partir des années 2000, cette pratique pourrait bien exister depuis bien plus longtemps. Les réseaux sociaux ne seraient alors que la nouvelle façon dont elle s’exprime. “L’activisme sur Twitter, c’est facile: en une poignée de secondes, on peut attaquer quelqu’un ou faire circuler une pétition pour qu’il soit licencié ou mis à l’index”, souligne à l’AFP Richard Ford, professeur de droit à Stanford. Il ajoute également que désormais, “la cancel culture s’exprime régulièrement au-delà des réseaux sociaux, dans le monde académique ou du travail en général”.
D’autres voient dans la “cancel culture” l’émergence d’un nouveau pouvoir, désormais à la disposition du plus grand nombre alors qu’il était autrefois l’exclusivité d’une poignée.
Pour Virginie Mathe, maîtresse de conférence en histoire ancienne, “là où la “cancel culture” est nouvelle, c’est que ce pouvoir n’appartient plus à l’élite. Auparavant, c’est elle qui remplaçait et supprimait des œuvres, des personnes, c’était très commun. Et comme aujourd’hui cela consistait à effacer les noms, à enlever les statues, à interdire des cérémonies”, confie-t-elle au HuffPost.
“La cancel culture a déjà été un outil important du changement par le passé”, estime quant à elle Lisa Nakamura, professeure à l’université du Michigan qui a étudié le sujet.
Des exemples à travers l’histoire
Son avis est rejoint par Marie-Karine Schaub, maîtresse de conférence en Histoire moderne. “Ce n’est pas un phénomène nouveau. J’ai plusieurs exemples en tête. Par exemple, au cours de l’histoire, il fut fréquent que certains lieux de cultes soient remplacés au moment des phases de christianisme, parfois à la demande du peuple. Je pense en particulier à la cathédrale de Cordoue, d’abord un temps romain, puis une mosquée puis une cathédrale”, explique l’historienne au HuffPost.
“Au cours de l’histoire russe, au 18e siècle, après la révolution, les paysans transformaient le coin à icône devant laquelle on priait en coin rouge dans lequel on trouve un portrait de Lénine. Ils ont également changé des noms de villages pour que certains souvenirs du passé disparaissent. C’est une forme de transformation de la culture menée par des mouvements sociaux” ajoute Marie-Karine Schaub.
Des propos que nous confirme Jerome Bazin, maître de conférences et chercheur en histoire sociale de l’art. “Je ne pense pas que ce soit une pratique nouvelle. La nouveauté est que désormais les comportements discriminants ordinaires sont également pointés du doigt, ce qui n’a pas toujours été le cas. Mais la société civile a déjà entraîné ce genre de mouvement et imposé des changements culturels. Il y a forcément des tas d’exemples dans le passé”, estime-t-il.
Une pratique ancrée aux États-Unis
Aux États-Unis par exemple, la “culture de la délation” est ancrée dans la société depuis des centaines d’années. À l’époque des westerns, les affiches “wanted” avec les visages de personnes recherchées pouvaient ressembler au phénomène de “cancel culture”. “Sans vrai procès, sans vraie défense, on était vite pendu”, relate France Culture à propos des personnes recherchées lors de la conquête de l’Ouest. Aujourd’hui, avec les réseaux sociaux, la pendaison a été remplacée par la destruction de l’image publique d’une personne, sans procès ni débat.
“Ce réflexe n’a pas disparu dans le pays”, explique à l’antenne Jean-Eric Branaa, spécialiste de la politique et de la société américaine. “Quand une personne condamnée pour pédophilie s’installe dans un quartier, il arrive que ses voisins placardent des affiches dans les rues avec son nom et les faits pour lesquels il a été condamné. Cela n’est pas du tout considéré comme du harcèlement. La personne est obligée de déménager, jusqu’au jour où de nouveaux voisins découvrent à leur tour son passé. Avec l’émergence des réseaux sociaux, il est encore plus compliqué d’échapper à ces ‘Wanted’ de l’âge numérique”, s’inquiète le politologue.
Toutefois si l’activisme sur les réseaux sociaux est souvent pointé du doigt et considéré comme le point d’ancrage de la “cancel culture”, force est de constater qu’il n’a servi qu’à donner une nouvelle dimension et plus de portée à une pratique déjà existante il y a des centaines d’années.
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