Nous sommes le matin du 29 juillet 1959 et cinq hommes masqués tendent une embuscade à un fourgon blindé de la Banque nationale roumaine. Ils menacent le conducteur et s’emparent des liasses de billets avant de prendre la fuite. Alors qu’ils se frayent un chemin dans les rues de Bucarest, ils sont loin d’imaginer que leur crime va devenir célèbre, non seulement pour la somme qu’il a permis d’empocher, mais aussi pour la cause au nom de laquelle il aurait été perpétré. 

Le gang vient de dérober 1 680 000 lei (environ 340 000 euros aujourd’hui), soit l’équivalent de deux mille salaires versés par l’État, une somme colossale pour l’époque. Mais plus important encore, ce vol représente une brèche dans le système lui-même. Quelqu’un a osé remettre en question l’ordre social imposé par le parti, une chose qui n’arrive pas tous les jours dans la Roumanie communiste. 

Les autorités se lancent à la recherche des suspects. Elles commencent par interroger les employés de la banque, en recourant au passage à tabac et à la torture pour tenter d’obtenir des informations. Elles mettent également à profit le vaste réseau d’informateurs qu’elles ont constitué depuis la création, à la fin des années 1940, de la Securitate, la police secrète du pays

Les recherches s’étendent à tout Bucarest et les restaurants les plus luxueux de la ville sont surveillés de près dans l’espoir que les voleurs s’offrent des dîners somptueux avec leur fortune nouvellement acquise. Le désir d’attraper le gang est si fort que Gheorghe Gheorghiu-Dej, le dirigeant communiste du pays, prend part à l’enquête et demande à la Securitate de lui transmettre toute nouvelle information sur l’identité des auteurs.

Les autorités finissent par retrouver le véhicule des suspects dans une rue du centre-ville. Pressé de s’en débarrasser, le gang a laissé derrière lui environ 213 000 lei (43 000 euros) en espèces. Il y a de l’argent, il y a une voiture, mais pas de criminels et aucun motif apparent. 

Et puis les pièces du puzzle commencent à s’assembler. La banque n’ayant trouvé aucun suspect crédible, les enquêteurs se tournent vers le ministère de l’Intérieur. D’anciens employés sont interrogés. Rapidement, un couple se retrouve au centre de l’affaire. 

Ancien pilote de chasse et ingénieur aéronautique, Igor Sevianu a travaillé pour le ministère de l’Intérieur après la guerre. Au moment du braquage, il est au chômage et dépend du salaire d’enseignante de sa femme Monica.

L’enquête sur les Sevianu conduit la police à Alexandru Ioanid, qui a travaillé pour la police jusqu’en mars 1959. En plus d’être un ancien lieutenant-colonel, Ioanid est le beau-frère d’Alexandru Drăghici, le ministre de l’Intérieur du pays. Son frère, Paul, un éminent intellectuel et chef du département d’aviation de l’académie militaire nationale, est également suspecté. 

Un tableau commence à se dessiner. Tous ces individus ont un point commun : leur statut professionnel les protège normalement de tout soupçon. Cette hypothèse est étayée par les deux autres suspects suivis par la Securitate : Sașa Mușat, un ancien professeur d’histoire, et Haralambie Obedeanu, un ancien employé du ministère de l’Intérieur. Ils sont tous les deux au chômage au moment des faits.

La police a donc six suspects, tous des intellectuels juifs ayant un lien avec le ministère de l’Intérieur. À l’issue des interrogatoires, les six individus reconnaissent leur culpabilité et le procès à huis clos est fixé à novembre 1959.

C’est à ce moment-là que l’histoire devient vraiment intéressante. Dans une étrange tournure des événements, les enquêteurs demandent aux suspects de rejouer leur hold-up devant une caméra.

Vraisemblablement amadoués par la promesse d’une remise de peine, les six individus (connus dans leur pays natal sous le nom de « gang Ioanid ») acceptent de reconstituer étape par étape le braquage qu’ils ont commis dans les rues de Bucarest. Une fois la reconstitution filmée, le procès peut commencer. 

Le 22 novembre, le gang est reconnu coupable et les cinq hommes impliqués dans le braquage sont placés dans le couloir de la mort. Monica Sevianu est condamnée à la prison à vie. Elle est finalement graciée au bout de cinq ans. En 1970, elle s’installe en Israël, où elle meure sept ans plus tard. Ses complices sont exécutés par l’État. 

Les coupables ont été arrêtés, condamnés, filmés et tués. Mais une question demeure sans réponse : pourquoi voler une telle somme si ce n’était pour la dépenser ? Aujourd’hui encore, les théories abondent. Le pays étant soumis à une forte surveillance à l’époque, ils n’auraient pas pu dépenser autant d’argent sans se faire repérer.

Au cours du procès, il a été dit que le gang prévoyait d’envoyer les fonds en Israël pour servir la cause sioniste. Mais il était impossible d’échanger le lei roumain contre des devises étrangères à l’époque. Une hypothèse s’est donc formée selon laquelle ils prévoyaient d’utiliser l’argent pour acheter des bijoux qui auraient pu être vendus à leur tour.

Les six accusés avaient tous une carrière brillante jusqu’à ce que le régime de Gheorghiu-Dej entame une politique de rétrogradation des Juifs qui occupaient des postes de pouvoir (relatif), de réussite et d’influence sociale. Cette politique est devenue de plus en plus populaire, si bien que la communauté juive s’est retrouvée dans une situation où elle perdait de son influence mais ne pouvait pas quitter le pays.

À ce jour, cela reste une pure hypothèse. Certains pensent même que le braquage n’a jamais eu lieu et qu’il s’agissait simplement d’un coup monté de toutes pièces par les autorités pour effrayer le public et envoyer un avertissement aux élites juives.

Quelle que soit la vérité, ce crime est resté gravé dans l’imaginaire collectif roumain et a fait l’objet de plusieurs interprétations cinématographiques, comme le docu-fiction Reconstruction sorti en 2001, qui repose sur une combinaison de documents d’archives et de séquences contemporaines tournées dans la Roumanie d’alors. Ce qui en fait un film si intriguant, c’est qu’il a été réalisé par Irene Lusztig, la petite-fille de Monica Sevianu, membre du gang Ioanid. 

En 2004, le documentariste roumain Alexandru Solomon a réalisé The Great Communist Bank Robbery, qui réunit des témoins de l’événement, des enquêteurs et même certains descendants des braqueurs, dans une tentative de reproduire et d’expliquer le hold-up de 1959.

Dix ans plus tard, le réalisateur roumain Nae Caranfil a sorti Closer to the Moon, une sorte de comédie romantique sur l’affaire. De toutes les choses que le gang Ioanid n’aurait pas pu prévoir en planifiant son braquage, la plus incroyable est peut-être celle-là.

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