On leur a donc parlé de leurs photos mais aussi de travail du sexe, de censure, de futur et de cette transformation nécessaire dont il est question.
VICE : C’était quoi la motivation première qui a donné naissance à ce projet ?
Lisa : Je crois pas qu’on puisse utiliser le terme de motivation, pour moi c’est plutôt de l’ordre de l’évidence. Quand on a commencé à relationner, ni Nour ni moi on avait en tête de construire un projet à deux. Au contraire, c’est quelque chose qu’on a tenté de mettre à distance, parce que chacun·e d’entre nous avait déjà beaucoup de choses en cours de son côté. Au final, on a commencé à prendre des photos naturellement. Nour m’éduquait à plein de nouvelles notions, qu’elles soient politiques ou romantiques, et moi je prenais des photos de notre intimité. Quand on s’est rendu·es compte qu’on avait un corpus d’images intéressantes, hors des normes porno/érotique cishet masc, on s’est juste demandé·es ce qu’on voulait en faire, c’est là qu’a émergé l’idée du circuit court de porn.
Nour : Perso, ça faisait longtemps que je réfléchissais à me lancer dans le post-porn queer, ce milieu me fascinait. Me sentir désiré·e et aimé·e à travers le regard de Lisa, ça m’a donné de la puissance face à la caméra, une envie de tout bouleverser. Et je pense que ça peut se sentir dans nos images autopornographiques. Mélange de fluides et de godemichés, on a décidé d’embraser le porno avec intimité et bienveillance. En fait, t’ajoutes à notre amour mutuel celui du cul et du ciné, et le projet est né.
« Notre corps est le premier lieu des oppressions vécues et se le réapproprier est une libération. » – Nour
C’est du nu « politique » ?
Nour : La nudité politique, c’est une réappropriation de nos corps en tant que sujets politisés. La nudité peut être une arme face aux injonctions hétérocispatriarcales. Notre corps est le premier lieu des oppressions vécues et se le réapproprier, ainsi que nos sexualités, est une libération. On veut transgresser et dynamiter l’objectification de nos corps présents dans le porno mainstream hétéronormé pour enfin utiliser notre chair et nos identités comme résistances face aux normes périmées.
Lisa : Après j’imagine qu’à l’heure actuelle, deux êtres non-binaires qui parlent de sexe, de pénétration et de corps hybride, c’est politique, puisque c’est prendre une voix qu’on ne nous donne jamais. Ce qui est intéressant pour moi, c’est de pousser plus loin que la notion de « nu politique », pour arriver à l’intime politique. OF MANIFESTO c’est un regard croisé entre le travail de Nour et le mien. Moi je parle de la notion d’extimité/intimité, du day-to-day routine, Nour est militant·e, travailleur·se du sexe (TDS), performeur·se ; on a pas cherché à rendre le corps politique, il l’est de facto.
Quand on voit les photos, on pense direct à la censure sur les réseaux. Comment vous contournez ça ?
Nour : On ne s’y prend pas si bien ! Je me suis fait bannir d’Instagram et j’ai jamais récupéré mon compte ni l’entièreté de ma communauté. Mais je savais que ça allait arriver. Instagram est sexiste, raciste, putophobe, grossophobe, et il déteste les TDS. La censure des réseaux est un outil de contrôle de nos corps et de nos idées. N’oublions pas de nous poser la question de par qui elle est définie et pour quelles raisons. Ce sont des entreprises capitalistes qui ne veulent pas que l’on tire profit de notre cul à leur place.
Lisa : On s’adapte au réseau : sur Insta on fait notre com, sur Myms et Onlyfans on marchande ces images – le partage n’est pas censuré et on peut parler directement avec les acheteur·ses. Myms et Onlyfans nous permettent de générer des fonds de productions pour les expos et les fanzines, livres, etc. Même si on utilise beaucoup les réseaux pour partager nos activités ou certaines de nos images, c’est surtout pendant les expositions qu’on peut vraiment se lâcher et montrer notre travail. Insta a le monopole en terme de portée de partage online, mais les vrais moment de partage, on les vit pendant les événements, comme au festival Homografia.
Nour : L’utopie serait de créer notre propre plateforme post-porn queer avec notre propre politique sexuelle loin du contrôle et de la censure.
« J’imagine qu’à l’heure actuelle, deux êtres non-binaires qui parlent de sexe, de pénétration et de corps hybride, c’est politique, puisque c’est prendre une voix qu’on ne nous donne jamais. » – Lisa
Comment on pourrait réinventer le porn pour un post-porn inclusif et militant ?
Lisa : Je laisserai Nour répondre, parce qu’avant OF MANIFESTO, mon expérience du porn s’arrêtait à une vidéo de dix minutes de mecs cishet blancs dans un vestiaires de sport.
Nour : C’est nécessaire de reconstruire un nouvel imaginaire et de renverser les codes par l’image, de créer un nouvel espace de jouissance queer et de pouvoir rêver hors des cages. Le post-porn permet une révolution des fantasmes et la revendication d’un nouveau langage corporel. C’est une critique du porno cis-hétéro-phallocentré. Dans OF MANIFESTO, on offre une sorte de caméra cachée sur notre intimité à la croisée entre l’intime et le politique, l’art et l’activisme, le poétique et le trash. C’est une forme d’art affectif où les limites sont transcendées et où on se distancie de la norme.
Et quid du travail du sexe ?
Nour : Le travail du sexe revient à vendre sa force orgasmique à des consommateur·ices et les pratiques sont tellement variées. Je suis devenu·e pute, ce que l’on appelle escorte, il y a presque trois ans maintenant. Par besoin d’argent et curiosité. Depuis j’ai pas arrêté, aussi parce j’exerce dans un cadre privilégié et que j’ai des papiers. Au début, j’imaginais pas faire du porno, j’avais qu’une vision des films mainstream dominants. Aujourd’hui, je vois le porn comme un outil politique, de kiff et de lutte. J’ai compris que le travail du sexe est une performance, tout comme le genre. Et en monnayant la féminité, j’ai réalisé que je pouvais m’en extraire. C’est aussi en performant l’hétérosexualité que je l’ai finalement désertée. Nos images dans notre film porno AFTER MATTER COME ENERGY me permettent d’incarner un corps désirant en résistance et non identifiable.
A côté, je milite avec des survivantes de la traite des êtres humains et des putes précaires qui du jour au lendemain peuvent se retrouver à la rue. C’est pas tout rose tous les jours, loin de là. C’est à cause du fait que l’État préfère voir les putes mortes que vivantes. Le porno transféministe qu’on fait est tellement loin du travail sexuel exercé dans le quartier Nord par exemple.
Par quoi doit passer la transformation radicale du monde dont vous parlez ?
Nour : Moins de bienséance et plus de dissidence ! Qu’on explore des politiques queer radicales et des stratégies de vies subversives et non-coloniales. Que la politique devienne un mode de vie et qu’on épouse les pratiques considérées comme déviantes. Que chacun·e puisse explorer ses fantasmagoriques étranges et dérangeantes. La transformation radicale du monde passe par le déconditionnement nos corps de l’héteronormativité. Finalement, même si ce n’est pas la motivation première, si des mecs cis se touchent sur notre porno, c’est qu’on a réussi à baiser la peur et ébranler les normes. On va continuer à mettre à distance la norme et se rapprocher de nos intimités, bienveillantes et radicales. Le plus serait d’infecter l’imaginaire des mecs cishet blancs, de contaminer leurs désirs pour élargir leur fantasmagorique si limitée et transcender l’esthétique pornographique.
Lisa : Ça commence par une remise en question, il va falloir qu’on soit un peu honnête avec nous même vis-à-vis de nos combats, de nos désirs. Je crois qu’il faut que la population privilégiée, dont je fais partie, même en étant affilié·e à une minorité, se sorte un peu la tête du cul et commence à reconnaître qu’on ne fait rien pour changer parce que notre place nous va très bien. Je crois qu’il faut des temps d’écoute, des thérapies gratuites, un accès à une nouvelle éducation, qui soit sexuelle, politique, écologique. J’ai la sensation qu’on ne sait ni d’où on vient, ni où on va. J’ai l’impression que si on avait une réponse, même infime à ces deux questions, on pourrait réellement transformer notre trajectoire. Mais comme ça n’arrivera pas, autant reconnaître nos torts actuels et reconstruire de nouvelles valeurs.