Ajeel a fait sa demande d’asile en juillet 2022 à Bruxelles. Bientôt neuf mois qu’il dort dehors. Sa procédure enclenchée, il aurait dû bénéficier de conditions d’accueil minimales, mais cela n’a jamais été le cas. Initialement, le hub humanitaire accueillait des personnes migrantes en transit. Aujourd’hui, une grande partie sont des demandeurs d’asile. À leur arrivée, ces derniers doivent se rendre au centre du Petit Château où il leur est notifié qu’il n’y a plus de places. Aux manettes : Fedasil, l’agence fédérale pour l’accueil des demandeur·ses d’asile. « En ce moment, 3 000 individus sont inscrits sur la liste d’attente. Un bon millier sont hébergés dans le dispositif d’accueil d’urgence bruxellois [financé par le fédéral, NDLR], d’autres sont chez des connaissances, se trouvent dans des squats, à la rue ou ont quitté la Belgique », répondait, mi-avril, Benoît Mansy, son porte-parole. La faute selon lui à « des procédures d’asile qui prennent trop de temps » créant un « embouteillage ».
« Je ne m’arrête jamais de penser »
Au total, Fedasil dispose de 33 750 places d’accueil. Insuffisant au regard des 37 000 demandes de protection internationale en 2022, soit 40 % de plus qu’en 2021. « Ce qu’il se passe n’est pas normal, je vis dehors depuis cinq jours », se plaint Saleh, originaire d’Erythrée. Toutes les deux phrases, il crache par terre. À chaque fois, il s’excuse. « J’ai eu des médicaments pour mes maux d’estomac, mais ça continue », justifie-t-il. Assis contre le mur, le jeune homme de 25 ans patiente. Bientôt, il se posera dans l’un des transats mis à sa disposition au sein de l’accueil de jour. Les traits tirés, il confie qu’il ne dort pas : « Je ne m’arrête jamais de penser. » Notre échange est interrompu par une bénévole, gilet bleu sur le dos. Elle pointe du doigt l’appareil photo. Elle craint que sa présence alimente des tensions chez les personnes concernées. « On a affaire à un public très vulnérable sur le plan psychologique », estime Feyrouz Lajili, coordinatrice opérationnelle au service hub humanitaire.
Malaise, décompensation, violences… L’ambulance est présente sur le site « quasi tous les jours ». Pour garantir la sécurité du site, cinq vigiles patrouillent dans le bâtiment et ses alentours. Ici, la grande majorité des personnes sont à la rue. D’après le rapport d’activité 2022 du hub humanitaire, le sans-abrisme figure à la première place des expériences traumatiques du service de santé mentale, suivi par les épisodes de violences physiques. « C’est fou de se dire que l’expérience la plus traumatisante, ils la vivent en Europe (…) Au hub, il n’est pas rare de rencontrer des personnes qui veulent se faire du mal », admet Feyrouz Lajili. Quelques semaines avant, elle et ses collègues ont été confrontés à la tentative de suicide d’un de leurs bénéficiaires. Loin d’être un cas isolé, ce geste de désespoir « devient le dernier recours de ceux et celles qui n’ont plus d’autres choix que de menacer d’en finir pour ne pas se retrouver à la rue », complète la coordinatrice.
Le nombre de tentatives de suicide en augmentation
En Belgique, le nombre de tentatives de suicide chez les demandeurs d’asile a augmenté en quatre ans. De 21 en 2017, il est passé à 68 en 2021. « Attention, concernant les chiffres de 2017, il manque quatre mois », prévient toutefois Benoit Mansy. En 2022, Fedasil a dénombré deux décès par suicide et une quarantaine de tentatives signalées par les structures d’accueil. Des chiffres sans doute en-deçà de la réalité. « Un centre pourrait être plus enclin à signaler une tentative, alors qu’un autre ne le fera pas », fait remarquer le porte-parole. Ne sont pas comptabilisés non plus les demandeurs d’asile à la rue. Concernant les cas d’automutilation, on en comptait une quarantaine en 2021 contre une dizaine en 2017.
Retour au hub humanitaire où une poignée de bénévoles et salarié·es s’activent pour donner les dernières places permettant un accès aux douches ou à des soins particuliers. Pour les vêtements, 80 tickets sont réservés aux hommes et une quarantaine aux femmes. Même système pour les douches où quarante personnes peuvent venir chaque jour. « Ces tickets sont distribués jusqu’à 11 heures, certaines personnes attendent depuis cinq heures du matin. Si tu leur dis à 11h05 qu’il n’y a plus de places, c’est très difficile pour elles », avoue Thomas, coordinateur de projet chez Médecins sans Frontières et manager de quatre psychologues.
« Au total, 100% des femmes et environ 60-80 % des hommes qui viennent me voir ont subi des violences sexuelles. » – Thomas Pelseneer, coordinateur de projet chez Médecins sans Frontières
À l’écoute des personnes en situation d’exil, le service psychologie du hub humanitaire reçoit une quinzaine de bénéficiaires par jour. « On est le seul à fonctionner sans rendez-vous, nos consultations durent entre 45 minutes et une heure », présente Thomas Pelseneer, coordinateur de projet chez Médecins sans Frontières et manager de quatre psychologues. Au total, 40% de la patientèle se voit prescrire des médicaments délivrés par une clinique non loin de la structure. Beaucoup se plaignent de troubles du sommeil ou de maux de tête. Derrière ces symptômes, se cachent d’autres traumatismes, soutient le spécialiste : « Quand un homme vient une dixième fois pour un mal de ventre, c’est sa façon de dire qu’il a subi des violences sexuelles. Au total, 100% des femmes et environ 60-80 % des hommes qui viennent me voir ont subi des violences sexuelles. »
La rue apporte aussi son lot de brutalité. Pierre*, originaire du Burundi se souvient avoir craint pour sa vie lorsqu’il dormait dans un squat autogéré rue des Palais, dans le quartier de Schaerbeek. « On assistait à beaucoup de violences, les gens devenaient fous. La vie était terrible, il y avait une douche pour 800 à 1 000 personnes, trois toilettes… », déroule ce quadragénaire. Arrivé en décembre 2022 en Belgique, il affirme avoir été persécuté dans son pays d’origine. « Je travaillais dans une ONG qui défendait les droits des homosexuels », poursuit-il, installé à la table d’un café. La loi burundaise considère comme un crime punissable de plusieurs années de prison les relations sexuelles avec une personne de même sexe. Pierre pensait trouver la sécurité en Europe, qu’il voyait comme un « deuxième ciel ». La chute est rude quand il apprend qu’il dormira dans les rues de Bruxelles : « J’ai perdu la tête à ce moment-là. Ça a été un choc psychologique, j’ai pas mangé pendant deux jours. » Aujourd’hui, Pierre est hébergé depuis le mois de mars et attend une réponse de sa demande de protection internationale.
Des traumas « complexes » et « cumulés »
« Chez le public des demandeurs d’asile, une des premières différences, c’est la précarité du droit au séjour qui engendre une précarité au niveau social. L’impact est énorme sur la santé mentale », martèle Ondine Dellicour, responsable du réseau Santé Mentale en Exil coordonné par le SSM Ulysse depuis 2003. L’établissement compte une douzaine de clinicien·nes et deux psychiatres, pour une file active de 389 patient·es en 2022. Des consultations individuelles et collectives sont proposées à un public varié : des hommes seuls, des femmes et des mineur·es non accompagné·es. En moyenne, les patient·es ont rendez-vous une fois toutes les deux semaines. « Il n’y a pas de traumas spécifiques aux personnes migrantes, mais ils sont complexes et cumulés, reprend Renaud Brankaer, psychiatre. Mais si l’on suit les critères de la Convention des Nations Unies, plus de la moitié (51%) de notre public a subi des tortures. »
« Plus de la moitié de notre public a subi des tortures. » – Renaud Brankaer, psychiatre
À plusieurs reprises, les deux spécialistes confirment avoir rencontré des patient·es qui n’en « pouvaient plus de la vie ». Impossible pour eux de les mettre de côté, ils doivent les prendre en charge. « Pour les sans-papiers et les demandeurs d’asile à la rue, le recours à l’hospitalisation est très compliqué », admet Renaud Brankaer. L’accès aux soins est souvent conditionné à des lourdeurs administratives, qui peuvent se muer en parcours du combattant. « En Belgique, les personnes vulnérables psychologiquement ne sont pas prioritaires, car leur maladie est considérée comme invisible », soupire Sotieta Ngo, directrice du CIRÉ (Coordination et initiatives pour réfugiés et étrangers). Avec d’autres associations, l’organisation a porté plainte à plusieurs reprises contre l’État belge. « On a obtenu gain de cause, mais ça n’a rien changé », déplore-t-elle.
600 nouvelles places depuis le début de l’année
Pendant ce temps, certains dorment près de la gare de Bruxelles-Midi comme Mohamed, 42 ans. « Je viens du Maroc. Avant, j’étais en France, mais ma demande d’asile a été rejetée. Ma famille est restée à Paris », dit-il en prenant une couverture distribuée par le Samusocial. En prime, quelques chocolats datant de Pâques. La maraude a lieu tous les soirs. Coincé dans les embouteillages, Ayoub, travailleur au Samusocial depuis quelques mois, reçoit un appel d’un contrôleur ferroviaire. Une famille ukrainienne les attend à la gare de Bruxelles-Central : une mère et ses trois enfants. Ayoub les conduit au centre Jean Dubrucq dans le quartier de Molenbeek. Géré par le Samusocial, il est composé de 85 places de transit pour demandeur·ses d’asile.
Ouvert en décembre 2021, l’établissement vise à pallier la crise de l’accueil dans le pays. Les résident·es attendent une place longue durée dans un centre d’accueil Fedasil classique. « Avant, un étage était réservé aux réfugié·es ukrainien·nes, maintenant c’est beaucoup moins », indique Malal, l’un des gardiens. Selon Fedasil, plus de 600 nouvelles places ont été créées depuis le début de l’année (à la mi-avril). De leurs côtés, les associations estiment qu’il faut faire plus et y voient un manque de volonté politique. C’est la conclusion établie par Sotieta Ngo : « La situation s’est aggravée en deux ans et les premiers à en pâtir sont les hommes seuls, jugés moins vulnérables. » En attendant, un nouveau squat à ouvert ses portes à la fin du mois d’avril. Aux dernières nouvelles, Ajeel et Saleh dorment toujours dans la rue.