Un soir de 1960, le psychologue Eckhard Hess est chez lui et feuillette tranquillement un livre de « photos animalières d’une beauté saisissante ». Un peu plus tard, sa femme lui fait remarquer que la pièce où il se trouvait devait être très faiblement éclairée, vu comme le diamètre de ses pupilles avait augmenté.
« Il me semblait qu’il y avait quand même beaucoup de lumière qui provenait de la lampe de chevet et je le lui ai dit, mais elle a insisté sur le fait que mes pupilles étaient dilatées », rapportait Hess dans Scientific American en 1965.
Le psychologue sentait qu’il y avait une autre raison derrière la dilatation de ses pupilles. Dès le lendemain, il a montré à son assistant dans son laboratoire de l’université de Chicago une série de photos de paysages neutres, avec une image de « pin-up à demi nue » glissée tout à la fin.
« Lorsque je lui ai montré la septième image, j’ai noté une nette augmentation de la taille de ses pupilles ; j’ai vérifié l’image et, bien sûr, il s’agissait de la pin-up », écrit Hess.
Hess s’est ensuite lancé dans des décennies de recherches sur le lien entre la taille des pupilles et l’activité mentale. Ses travaux dans le domaine de la « pupillométrie » — et ceux de nombreuses autres personnes depuis — ont montré que nos pupilles ne changent pas seulement de taille par réflexe aux conditions de luminosité, mais également en réponse à un ensemble d’autres processus cognitifs : activation émotionnelle, effort mental important, et même simplement dès que l’on imagine mentalement des objets clairs ou sombres.
Cette caractéristique intrigante de notre biologie a récemment trouvé une nouvelle application, en tant que test potentiel pour l’aphantasie, un déficit neurologique rare. Les personnes qui en sont atteintes sont incapables de visualiser des images dans leur tête.
Dans une nouvelle étude, publiée dans eLife, les chercheurs ont mesuré les réponses de la pupille chez des personnes souffrant ou non d’aphantasie, lorsqu’on leur demandait d’imaginer des formes claires et sombres.
Les pupilles des personnes non aphantasiques se dilataient ou se contractaient selon qu’elles imaginaient des objets sombres ou lumineux, alors que les pupilles des aphantasiques ne se dilataient pas. Ces résultats pourraient conduire au premier test physiologique de l’aphantasie, une condition qui ne jouit d’un nom officiel que depuis 2015 et qui est actuellement mesurée à l’aide de questionnaires subjectifs.
Une étude plus approfondie du lien entre la taille de la pupille et l’imagerie mentale pourrait également fournir un outil permettant de mieux comprendre comment tous les êtres humains visualisent les choses dans leurs esprits. « On l’appelle la fenêtre de l’âme », écrivait Joël Pearson, auteur principal du nouvel article, psychologue et neuroscientifique à l’université de Nouvelle-Galles du Sud, « mais la rétine est littéralement une partie de votre cerveau, comme si un petit bout de votre cerveau était arraché et exposé au monde ».
Le degré de vivacité de l’imagerie dans l’esprit des gens est très variable. À l’autre extrémité du spectre se trouvent les personnes qui ne peuvent pas du tout former d’images dans leur tête. Ce phénomène a été constaté en 1880, lorsque Francis Galton, polymathe, eugéniste et cousin de Charles Darwin, a demandé à 100 hommes de décrire la table où ils prenaient leur petit-déjeuner chaque matin, et a constaté que certains n’y parvenaient pas très bien.
« À mon grand étonnement, j’ai constaté que la grande majorité des hommes de science auxquels je m’adressais pour la première fois protestaient contre le fait que l’imagerie mentale leur était inconnue et qu’ils considéraient comme fantaisiste et fantastique le fait que je suppose que les mots “imagerie mentale” exprimaient réellement le sens que je croyais que tout le monde leur attribuait », écrit Galton.
En 2003, un neurologue de l’université d’Exeter, Adam Zeman, rencontrait un homme de 65 ans qui, à la suite d’une intervention chirurgicale, avait perdu la capacité de visualiser mentalement des personnes et des lieux familiers, bien qu’il obtenait encore des résultats normaux à d’autres tests de perception, d’imagerie visuelle et de mémoire visuelle. Zeman a publié une étude de cas sur cet homme, connu sous le nom de MX, sur laquelle le journaliste scientifique Carl Zimmer s’est penché en 2010 dans le magazine Discover.
« Après la publication, des lecteurs ont commencé à me contacter pour me dire qu’eux aussi étaient incapables d’imaginer mentalement des personnes ou des lieux. Ces individus, cependant, n’avaient pas subi d’opération ou de lésion cérébrale. Ils n’avaient tout simplement jamais été capables de le faire. » Zimmer a ensuite transmis ces messages à Zeman, qui était également contacté par des personnes vivant des expériences similaires.
En 2015, Zeman et ses collègues publient un autre article à propos de 21 sujets n’ayant jamais eu d’imagerie mentale visuelle, un manquement qu’ils baptisent « aphantasie » congénitale, le mot grec phantasia signifiant « imagination ». Aujourd’hui, des milliers de personnes ont répondu au questionnaire sur la vivacité de l’imagerie visuelle (VVIQ), et on estime qu’environ 2 % de la population pourrait souffrir d’aphantasie.
Mais au fur et à mesure de l’évolution de la recherche, ceux qui étudient l’aphantasie essayent de trouver de nouvelles façons de la mesurer. Les questionnaires peuvent être subjectifs. Le VVIQ permet d’évaluer l’intensité d’une image mentale visuelle, mais pourrait également mesurer par inadvertance la métacognition, c’est-à-dire le degré de conscience qu’a une personne de ses propres pensées. Si l’on demande par exemple à deux personnes d’imaginer une pomme et d’évaluer l’intensité avec laquelle elles la visualisent, il se peut qu’elles imaginent la même chose, mais qu’elles donnent des notes différentes selon la façon dont elles interprètent leur visualisation.
C’est ici que la taille de la pupille pourrait être utile. Sebastiaan Mathôt, psychologue expérimental à l’université de Groningue aux Pays-Bas, étudie la pupillométrie. Selon lui, il est désormais largement admis que nos pupilles changent de taille en réponse à de nombreux facteurs, et pas seulement en fonction de la lumière.
Le fait d’être placé face à l’image d’un objet que nous savons lumineux — comme une photo du soleil, par exemple — entraîne une plus grande constriction de la pupille qu’une photo de la lune, même si les deux images ont le même niveau réel de luminosité. L’une des études de Mathôt a révélé que les pupilles étaient plus larges lorsqu’on présentait aux gens uniquement des mots associés à l’obscurité, comme la nuit, et qu’elles devenaient plus petites avec des mots associés à la luminosité, comme le jour.
Comme l’a découvert Hess, des modifications de la pupille ont été observées chez des personnes regardant des images qui suscitaient chez elles des émotions. La taille de la pupille a également été associée à l’effort mental demandé ; les pupilles s’agrandissent davantage lorsqu’on demande aux gens de résoudre des problèmes mathématiques plus difficiles. L’économiste Daniel Kahneman a constaté que chez les personnes chargées de mémoriser des nombres, la taille de la pupille reflétait la longueur du nombre qu’elles devaient retenir.
« Le constat général est clair », a écrit Mathôt. « Tout ce qui active l’esprit entraîne la dilatation de la pupille ».
Mais avec cette nouvelle étude, la taille de la pupille pourrait offrir un indice sur quelque chose qui ne se passe pas dans l’esprit : l’imagerie mentale visuelle.
Les chercheurs ont suivi les mouvements oculaires et la taille des pupilles de 42 personnes ayant déclaré posséder une imagination visuelle. Le test consistait à leur montrer des triangles clairs ou sombres pendant cinq secondes, puis les faire regarder un écran vide pendant huit secondes, et leur demander par la suite d’imaginer ce qu’ils avaient vu et d’évaluer le degré de vivacité de leur imagination. En réponse à la vision de triangles clairs ou foncés, les pupilles des participants se sont modifiées, tout comme lorsqu’ils ont dû imaginer plus tard ces mêmes triangles clairs ou foncés. Une réponse pupillaire plus importante était associée à une imagerie mentale plus forte et plus vive.
Chez les 18 personnes ayant déclaré souffrir d’aphantasie, les pupilles n’ont pas changé lorsqu’on leur a demandé d’imaginer ces triangles. Il est intéressant de noter que leurs pupilles se sont modifiées en réponse à la visualisation d’images réelles de triangles sombres et clairs, et qu’elles se sont dilatées lorsqu’on leur a demandé d’effectuer une tâche exigeant un effort cognitif important. Seule la tâche d’imagerie mentale n’a pas provoqué de réaction de leurs pupilles. (Ces modifications de pupilles ne peuvent cependant pas être visibles par la personne elle-même. Contrairement aux dilatations ou aux contractions de la pupille causées par la lumière, les changements psychosensoriels de la pupille sont bien plus minimes, a expliqué Mathôt).
L’aphantasie est un phénomène « fascinant, mais insaisissable, essentiellement subjectif », a rapporté Zeman, qui n’a pas participé à la nouvelle étude. « La compréhension scientifique de l’aphantasie sera grandement améliorée par des approches objectives permettant de mesurer ses corrélats physiologiques. Le travail de Kay et de ses collègues, qui s’appuie sur l’observation de stimuli visuels imaginés affectant la taille de la pupille, fait un pas précieux dans cette direction. »
Cela ne signifie pourtant pas que les mesures plus subjectives seront complètement écartées. Zoe Pounder, chercheuse postdoctorale à l’université d’Oxford et non impliquée dans l’étude, pense que les questionnaires auront toujours un rôle à jouer aux côtés des tests objectifs.
« Cela permettra aux chercheurs d’être moins dépendants de ces méthodes subjectives, en particulier celles qui sont utilisées de nos jours pour identifier les personnes atteintes d’aphantasie dans les études pour la recherche », déclare-t-elle. « Cela dit, d’autres recherches seront nécessaires pour reproduire ces résultats dans des échantillons plus importants. Il faudra également déterminer comment une telle méthode pourra être adaptée afin d’être utilisée dans des contextes de recherche en ligne. »
Pearson a déclaré qu’ils travaillaient actuellement sur d’autres études afin de reproduire leurs résultats, cette fois en utilisant des photographies d’objets réels plutôt que de simples formes abstraites. Parallèlement, ils sont en train de mettre en place des essais pour voir s’il est possible de mesurer les pupilles à l’aide d’une webcam, ce qui permettrait d’obtenir des échantillons de taille beaucoup plus importante.
L’autre versant du spectre de la visualisation est appelé hyperphantasie, soit une capacité extrême à visualiser mentalement. Zeman déclarait à ce propos dans Scientific American que les personnes atteintes d’hyperphantasie « pouvaient facilement s’égarer dans des rêveries sur le passé ou l’avenir ». De son côté, Pearson a émis la volonté de mener une future étude sur la réponse pupillaire de cet autre extrême.
Maintenant qu’il existe des outils objectifs pour mesurer ces phénomènes, Pearson espère que cette découverte attirera davantage l’attention sur l’étude de l’imagerie mentale et de la visualisation en général. En neurologie, la technique classique consiste à étudier les processus du cerveau là où il est défaillant. Selon lui, l’étude de l’aphantasie pourrait nous aider à mieux comprendre comment ce que nous imaginons dans notre esprit nous affecte, et quel rôle l’imagerie pourrait jouer dans le comportement et la cognition de tous les jours, qu’il s’agisse d’investissement, de dilemmes moraux, de prise de décision ou de perception des risques.
Tom Ebeyer, qui a depuis cofondé l’Aphantasia Network, était l’un des participants aphantasiques de Zeman en 2015. C’est à vingt ans qu’il a réalisé pour la première fois que les autres pouvaient visualiser mentalement des choses, alors que lui non. Mais de nombreuses personnes atteintes d’aphantasie ne soupçonnent toujours pas ce phénomène chez elles. « Elles ignorent que leurs amis et les membres de leur famille sont capables de visualiser mentalement des images dans leurs têtes », raconte Ebeyer.
Disposer d’un test supplémentaire (comme ce test pupillaire par exemple) serait une bonne chose, étant donné que comprendre ou expliquer ce qu’est réellement l’expérience de l’imagerie visuelle peut être complexe. Selon Ebeyer, « si vous ignorez que l’aphantasie puisse exister, le langage que nous utilisons autour de l’imagination en général peut être assez déroutant ».
Il pense que cela pourrait également promouvoir la légitimité de l’aphantasie. La question de savoir si les personnes atteintes d’aphantasie ont la capacité de former des images mentales, mais n’en ont pas conscience, est encore débattue. Un article publié en 2016 se demandait si l’aphantasie pourrait être causée par un « refus » d’imaginer dans l’esprit, plutôt que par une incapacité à le faire, ou si elle pourrait être psychogène, c’est-à-dire posséder une origine davantage psychologique que purement biologique.
La dilatation des pupilles est un processus inconscient, a expliqué Pearson. Étant donné que les sujets aphantasiques ayant participé à l’étude n’ont pas présenté de modification de la pupille lorsqu’on leur a demandé de visualiser mentalement, mais que leurs pupilles ont changé lors d’autres tâches, cela suggère tout simplement qu’elles sont incapables de visualiser.
D’après Ebeyer, connaître ses propres capacités d’imagerie mentale est important, même si l’aphantasie n’est que rarement vécue négativement. Le fait d’être atteint d’aphantasie peut entraîner des différences, encore à l’étude, au niveau de la mémoire visuelle de travail, de la visualisation de l’avenir ou potentiellement, des rêves. Dans une autre étude, Pearson et ses collègues ont mesuré la réaction physique de personnes qui lisaient des histoires effrayantes dans une pièce sombre – certaines souffrant d’aphantasie, d’autres non. Contrairement aux autres participants à l’étude, les aphantasiques ne présentaient pas de réponse physiologique à l’imagination de scénarios effrayants.
Mais l’aphantasie révèle également le peu de connaissances que nous avons du rôle de l’imagerie mentale. Il semblerait qu’il ne soit par exemple pas nécessaire d’être capable d’évoquer des images mentales pour exercer une profession créative, puisque de nombreuses personnes atteintes d’aphantasie ont des emplois axés sur l’aspect visuel.
Comme l’écrivait en 2020 dans The Guardian le romancier fantastique Mark Lawrence, atteint d’aphantasie, « je n’ai pas de problème d’imagination. J’écris des livres qui sont souvent loués pour leur description visuelle claire et évocatrice. » Il aborde simplement la visualisation d’une autre manière, et ne considère pas l’aphantasie comme un déficit. À certains égards, il trouve même que cela ouvre plus de voies à la créativité.
« Vous voyez un cheval si on vous demande d’en imaginer un », écrit-il. « Je trouve ça plutôt limitatif. Moi, j’imagine un tissu entremêlé de trucs liés aux chevaux, et ça me mène sur de nombreux chemins. L’idée de voir un cheval en particulier ne me fait pas envie. Et si ce n’était pas le cheval que je souhaitais ? »
L’aphantasie ouvre une petite fenêtre sur ce qu’est l’expérience intérieure des autres. Comme l’écrivait Zimmer lors de la publication de l’étude de Zeman en 2015, elle peut nous inciter à « réfléchir à des façons d’expérimenter la vie qui sont radicalement différentes des nôtres, et ainsi offrir des indices sur le fonctionnement de l’esprit. »
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