« Et si Cendrillon devenait une princesse des banlieues ? »
Aux origines de l’affaire : une époque. Nous sommes en 2001, j’ai 7 ans, je me rêve styliste en jouant à “Dessinons la mode”, des barrettes papillon en plastique dans les cheveux. “Aimer”, duo terrassant extrait de “Roméo et Juliette”, grésille dans mon lecteur radio. L’adaptation mielleuse de la pièce de Shakespeare vient d’être lancée au Palais des Congrès en même temps que “Les 10 commandements” au Palais des Sports. L’aube des années 2000, c’est l’avènement de la comédie musicale sentimentale avec, pour idéal, “Notre-Dame-de-Paris”. Entre 1998 et 2005, le spectacle écrit et composé par Luc Plamondon (“Starmania”) et Richard Cocciante, a fédéré 2,5 millions de spectateurs. En 2001, pour surfer sur ce succès, ça cogite sous la tignasse blanche de Plamondon. Le Canadien déniche alors l’idée du siècle : et si Cendrillon devenait une princesse des banlieues ?
Dans le rôle de cette héroïne du bas des blocs : Lââm, 29 ans à l’époque, et déjà des centaines de chapeaux gigantesques. Qui de mieux que cette enfant de la DDASS, appelée “la cendrillon du ghetto”, figure de proue de la bien nommée “musique urbaine” ? Le prince, Ricky, est joué par Franck Sherbourne (Ziggy dans “Starmania”) cheveux mi-longs blonds et mini bouc en triangle fixé au milieu du menton.
Et maintenant le pitch, et là il faut un brin s’accrocher. Cindy naît d’un père irlandais pilote d’avion et véritable Dom Juan des aéroports. Elle n’a jamais vu sa mère, une Cubaine, histoire d’un soir de son paternel pendant une escale. Quand il disparaît, Cindy est élevée par sa raciste de belle-mère, la Palma (Patsy Gallant), avec ses deux demi-sœurs, les pestes Pétula (Carine Haddadou de la Star Arc) et Tamara (Assia). Mais, Dieu bénisse, Cindy peut se consoler grâce à sa passion : la gigue, une danse sautillante irlandaise du XVII e siècle, omniprésente dans le spectacle. Un soir Petula et Tamara, les ignobles frangines, sont invitées à l’anniversaire d’un célébrissime rockeur archi beau gosse, Ricky, dans la boîte de nuit Le Galaxy. Cette idole au costume de cuir et têton apparent vient tout droit de Manchester, une ville “où il n’y a rien d’autre à faire que de devenir un footballeur ou un chômeur”. Cindy n’a pas reçu d’invitation pour ce bal 2.0, mais se pointe tout de même grâce à sa bonne fée, Gontrand un couturier déchu qui pleure ses heures de gloire parisiennes. Quand elle débarque en tenue pseudo-orientale au “bal à Ricky” (citation) il n’a d’yeux que pour elle, au grand désespoir de sa petite amie, la mannequin Judy (Judith Bérard vue dans “Starmania”), une écorchée vive qui se noie dans la drogue dure au point d’embarquer dans “le cocaïne express”. Le chanteur de Manchester propose à Cindy une danse mais minuit sonne. Dans sa fuite, l’orpheline oublie sa bague. Quelques jours plus tard, elle répond à une annonce pour le casting du prochain clip de Ricky. Un tout nouveau single sur un air de gigue, la danse irlandaise passion de notre princesse du ghetto. Pendant l’audition, Ricky reconnaît la femme de sa vie. En assistant à ce coup de foudre, Judy, la copine du rockeur, se suicide. Pétrie de culpabilité, Cindy fuit direction l’Irlande, sa terre d’origine et celle de la gigue, mais son prince réussit à la retrouver. Les tourtereaux plaquent tout et partent en vaisseau spatial.
« En fait, avec la troupe, on a vite pris conscience d’être dans un magnifique Titanic. C’était un splendide projet »
« La pièce a été conçue par Luc Plamondon quand il a fini Notre-Dame », me raconte depuis Rome, Romano Musumarra, compositeur des morceaux du spectacle, mais surtout célèbre pour ses pépites comme “T’en va pas” d’Elsa ou “Toute première fois” de Jeanne Mas. « Les répétitions se sont passées à Caen pendant six mois. La production avait déjà réservé le Palais des Congrès pour septembre 2002. On travaillait sous pression : pendant que les chanteurs et danseurs apprenaient tout au fur et à mesure, nous terminions d’écrire la pièce », reprend-il. A la production et au calendrier serré justement : Charles Talar, ex dirigeant du PSG, qui a gagné le gros lot avec “Notre-Dame de Paris”. L’investissement pour Cindy frôle les 7 millions d’euros. Sur scène, en guise de décor, une énorme tour centrale mécanique de huit mètres de haut, avec huit bras rotatifs qui pèse huit tonnes doit éblouir les spectateurs. Les costumes super années 2000, eux, sont signés Givenchy.
L’album studio avec sa jaquette rose sort fin février 2002, six mois avant la première. Pendant que le CD se hisse difficilement au 24e rang du top 50 France, à Caen, c’est la berezina en répét. « Talar, le producteur, a mis la charrue avant les boeufs en réservant une salle avant que le spectacle soit vraiment terminé », analyse depuis le Canada Judith Bérard ou Judy, la copine suicidaire de Ricky, qui précise : « Plamondon est un être libre, il ne travaille pas bien avec un fusil sur la tempe. On nous donnait des maquettes pas terminées sur lesquelles on travaillait. Le spectacle existait, mais surtout dans sa tête. En fait, avec la troupe, on a vite pris conscience d’être dans un magnifique Titanic. C’était un splendide projet. »
« Il y a eu une incapacité de produire sur scène ce qui a été créé sur papier. Là est la vraie tragédie »
Depuis Caen, on vend à la presse nationale un spectacle inachevé. “Cindy 2002” est lancé comme un long-métrage avec affichage omniprésent et bande annonce en boucle à la télé : une promo béton. Mais, histoire de tirer sur l’ambulance, un mois avant la première, le metteur en scène Lewis Furey claque la porte. Des rumeurs disent que Lââm a voulu quitter le navire. En cause : des chansons trop guimauves.
Après six mois de répétitions intenses, c’est la grande première à Paris. Le 25 septembre 2002, dans les coulisses du Palais des Congrès, Lââm équipée de sa gouaille légendaire fédère la troupe. On s’échauffe la voix. Dans le public : Céline Dion, son homme René et le ministre de l’Intérieur de l’époque Nicolas Sarkozy.
« Bien entendu, avant le début du spectacle, nous étions très nerveux. Nous n’étions tout simplement pas prêts à cette date », se souvient Patrice Blouin ou Jack, le producteur de Ricky au costume à rayures à la Beetlejuice. « Cette comédie a été réduite à sa forme la plus minimaliste qui soit. Il y a eu une incapacité de produire sur scène ce qui a été créé sur papier. Là est la vraie tragédie », précise celui qui continue de chanter et a ouvert son cabinet d’énergéticien à Montréal.
Lever de rideau. Pendant deux heures, le public découvre la tonalité banlieue insufflée par Plamondon et avec elle, des fautes de Français pour plus d’authenticité : Ricky “étend le ketchup sur les hot-dogs les hamburgers”, la belle-mère se demande : “qu’est ce qu’on pourrait bien faire pour lui fermer sa gueule”. Et en prime des rimes audacieuses comme dans “Salaud” où Judith Bérard enchaîne les rimes en “axe” en pleine chanson pré-suicide : “Comme un solo de sax / Ce mot que je te faxe blanchi comme à l’Ajax”.
Dès la première, la presse lamine le spectacle. « Les spectateurs tout de même levés pour applaudir à la fin du spectacle, comme s’ils avaient essayé de se convaincre qu’ils avaient aimé. Comme si le public avait voulu se rassurer ! », décrit avec cynisme Le Parisien. En interview, Plamondon dénonce un acharnement médiatique.
« Nous étions abattus, l’équipe était très soudée. Ça a collé à la carrière de certains chanteurs qui n’ont pas pu rebondir après cet échec »
Le journaliste Julien Baldacchino au micro de “Les rois du monde est stone etc”, podcast consacré aux comédies musicales se souvient de cette fin d’année 2002 où, à 11 ans, il s’est précipité au rayon CD du Auchan de Béziers, la “sortie du samedi” avec ses grands-parents, pour acheter l’album live de Cindy. Il était déjà en possession du CD studio. « Je crois que c’était écrit dans les étoiles que ça allait être mauvais. Comme un coup du sort en arrivant chez moi, je me rends compte que la jaquette est vide », ironise le spécialiste. Avec le recul et sa connaissance titanesque en spectacles musicaux, il a sa théorie pour expliquer ce ratage. « Je pense que Plamondon a voulu regrouper trop de concepts différents pour les rassembler en un seul spectacle. Il y a un problème de cohérence, de scénario », décrypte-t-il en soulignant que certains personnages disparaissent sans explication et que dans le spectacle filmé, le même plan de coupe du public apparaît une dizaine de fois.
En 2002, quelques mois après la première, en coulisses, la production annonce la fin du spectacle. « Nous étions abattus, l’équipe était très soudée, se rappelle Judith Bérard, C’était une catastrophe. Ça a collé à la carrière de certains chanteurs qui n’ont pas pu rebondir après cet échec ». « Plamondon est un artiste novateur, la critique est passée à côté car il était en avance sur son temps. Il était attendu au tournant par les médias, après Notre-Dame, rétorque Romano Musumarra, le compositeur. Il fallait du second degré pour comprendre les textes. Il a peut-être été trop audacieux. Pourtant le public était là, 100 000 personnes ont acheté leurs billets pour Paris. Ce n’est pas rien ».
Et si Musumarra avait raison, et si Cindy 2002 avait été un spectacle trop précurseur ?
Sur Twitter, affirmant ne pas vouloir répondre à mes sollicitations, Lââm me fait taire d’un « Désolée c’est du passé. J’ai rien à dire merci bon courage ». Terrassée par ce silence, en remarquant trois points s’animer sur la fenêtre de notre conversation, je m’aperçois, soulagée, que la star continue de m’écrire ! « Sachez que les artistes parlent rarement de leurs échecs. J’avais 30 ans, j’ai décroché le rôle de cendrillon et j’ai fêté mes 31 ans en coulisses. Avec une mauvaise presse c’est foutu : Lââmayonnaise n’a pas pris ».
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