Je vis aux Pays-Bas, un pays dont les lois sur l’avortement sont parmi les plus progressistes au monde. Ici, vous pouvez avorter jusqu’à 21 semaines après la conception et jusqu’à 24 semaines s’il existe un risque pour la santé de la mère. Selon l’Atlas européen des politiques en matière d’avortement 2021, cette législation est l’une des plus permissives de l’Union européenne, où la plupart des pays (13, dont le Danemark, la Finlande, la Grèce, l’Italie et l’Irlande) limitent les avortements à 12 semaines à compter du jour des dernières règles.
Sept autres pays, dont l’Autriche, l’Allemagne, la France, la Belgique et l’Espagne, autorisent l’avortement jusqu’à 12 à 18 semaines, tandis qu’en Pologne et à Malte, l’avortement est pratiquement illégal. Seules la Suède et, si l’on considère les pays situés juste en dehors des frontières de l’UE, le Royaume-Uni et l’Islande ont des lois relativement permissives en matière d’avortement et autorisent la procédure jusqu’à 24 semaines.
Les Pays-Bas perdent quelques points dans le classement de l’Atlas parce qu’ils imposent un délai de réflexion obligatoire de cinq jours avant de pouvoir accéder aux soins liés à l’avortement. Huit autres États membres, dont l’Italie, l’Allemagne, la Belgique et l’Espagne, prévoient également des périodes d’attente obligatoires. Mais au moins, les avortements sont entièrement pris en charge par le système de santé néerlandais, ce qui n’est vrai que pour 15 des 27 pays de l’UE.
Au total, en 2019, 32 233 avortements ont été pratiqués aux Pays-Bas, ce qui correspond à environ 9 personnes sur 1000 âgées de 15 à 44 ans. C’est bien inférieur à la moyenne internationale de 39 pour 1000, qui est probablement une sous-estimation étant donné à quel point les avortements sont peu signalés, en particulier là où ils sont illégaux.
Les militants anti-IVG disent souvent que le fait de rendre les soins d’avortement facilement accessibles incitera davantage de personnes à interrompre leur grossesse. Cette affirmation n’est pas corroborée par les faits, puisque les taux d’avortement ont baissé puis plafonné aux Pays-Bas depuis les années 1990. Au contraire, le taux d’avortement d’un pays est bien plus lié au statut socio-économique des femmes et à l’éducation sexuelle. Comme l’indique un rapport de l’ONU de 2020 sur les lois relatives à l’avortement, « restreindre l’accès légal à l’avortement ne diminue pas le nombre d’avortements, mais risque d’augmenter le nombre de femmes cherchant à se faire avorter dans des conditions illégales et dangereuses ».
Les États-Unis sont eux aussi dotés d’une législation progressiste en matière d’avortement, du moins au niveau fédéral. Mais dans la pratique, la loi varie d’un État à l’autre, et des États comme le Texas interdisent l’interruption de grossesse au-delà de six semaines. Pour rappel, si vous êtes enceinte de six semaines, cela veut dire que vous avez un retard de deux semaines, ce qui peut tout aussi bien être dû à du stress ou à un déséquilibre hormonal. J’étais enceinte de six semaines quand je l’ai appris. Si j’avais vécu au Texas, on aurait pu me forcer à accoucher.
Je pense à ça tout le temps. On est plus susceptible de subir un avortement entre 18 et 29 ans. À 25 ans, j’étais un cas d’école. Mais même si j’avais la loi et le système de santé de mon côté, cette décision n’a pas été facile à prendre, bien au contraire. J’ai toujours été clairement pro-choix. Mais lorsque je suis tombée enceinte, je ne savais pas quelle décision était la bonne pour moi. J’avais toujours voulu être mère, mais seulement quand ma vie serait stable. Et même si ma situation était incompatible avec le fait d’avoir un enfant, j’étais toujours en proie au doute.
Avant de passer à l’acte, je voulais en parler avec quelqu’un, mais même si mon entourage est plutôt ouvert d’esprit, je ne connaissais personne qui avait vécu la même expérience. Selon une étude réalisée en 2020 par le cabinet de conseil Ipsos et l’ONG Humanistisch Verbond, 69 % des Néerlandais n’ont pratiquement jamais parlé de l’avortement avec une personne de leur entourage. Il est intéressant de noter que 85 % des personnes interrogées ont également déclaré que les discussions sur ce sujet devraient être plus ouvertes.
Trois jours après que j’ai appris que j’étais enceinte, les Pays-Bas sont entrés en « confinement intelligent », introduisant une série de mesures restrictives pour contenir la pandémie. Personne ne savait grand-chose du Covid-19 à ce moment-là, et on m’a dit que si je me sentais un tant soit peu malade, je n’aurais pas le droit d’aller à la clinique d’avortement ni même de voir mon médecin. Malgré l’état d’urgence du pays, mon médecin n’avait pas non plus le droit de m’envoyer la pilule abortive. J’ai dû rester en quarantaine pendant deux semaines dans ma minuscule chambre en espérant ne pas développer ou présenter de symptômes du coronavirus, sinon la procédure aurait été encore retardée.
Chaque jour qui passait, la décision devenait plus difficile à prendre. J’avais envie d’un câlin, mais j’avais trop peur de toucher mes colocataires. Et puis, si je m’approchais trop près des gens, je risquais de compromettre mon rendez-vous. Je craignais de devoir retourner chez mes parents et d’élever un enfant. Je me débattais sans cesse avec des sentiments de culpabilité et de honte, mais je ne pouvais pas en parler à mes amis, en tout cas pas par téléphone.
Finalement, j’ai réussi à faire interrompre ma grossesse et j’ai commencé à recoller les morceaux de ma vie. Mais j’avais besoin de donner un sens à ce que je venais de vivre. J’ai donc contacté Eva de Goeij, 30 ans, fondatrice du programme Abortion Buddies, qui met en relation des personnes souhaitant avorter avec des bénévoles qui les accompagnent à la clinique et les protègent des militants anti-IVG.
« J’avais mûrement réfléchi à ma décision et je suis restée courageuse pendant que j’étais à la clinique, mais je me sentais tellement honteuse. J’ai beaucoup pleuré pendant cette période », m’a confié de Goeij autour d’un café. Moi aussi, j’ai eu l’impression que je devais montrer que j’étais courageuse et résistante. Lorsque je me suis réveillée après l’intervention, encore un peu défoncée, j’ai assuré aux médecins que je pouvais facilement marcher jusqu’à mon lit. La récupération prend quelques heures, mais j’ai demandé à rentrer chez moi au bout de 15 minutes pour travailler sur ma thèse. Et dès que j’ai mis le pied dehors, j’ai décidé de marcher jusqu’à chez moi car je ne voulais pas être un fardeau pour personne. Tout ce que je voulais, c’était qu’on n’en fasse pas tout un plat.
Et pourtant, mon corps me disait que je n’étais pas aussi forte que je voulais l’être. Dans les semaines qui ont précédé le rendez-vous, je me sentais constamment fatiguée et envahie par les émotions. « Les entretiens que nous avons réalisés pour nos recherches montrent que la grossesse a été une période super floue pour beaucoup de personnes. Comme si leur tête était plongée dans le brouillard », explique de Goeij.
Manquer de confiance en soi, se sentir responsable de tout et paniquer sans raison – je mettais tout cela sur le compte de mes propres défauts. Mais en fait, les hormones présentes dans mon sang et l’état de stress permanent ont eu un impact énorme sur moi. J’ai lutté pendant un certain temps, même après l’intervention. Si j’avais su que l’on pouvait souffrir de dépression après un avortement ou une fausse couche, j’aurais pu comprendre beaucoup mieux mes propres sentiments.
Une autre chose que de Goeij et moi avions en commun était la façon dont notre perception de notre propre corps a changé. Tout à coup, j’ai trouvé mon corps absolument magnifique, malgré le poids supplémentaire que je portais. Mes seins étaient plus volumineux et j’aimais beaucoup la petite bosse de mon ventre. « Je peux comprendre, dit de Goeji. C’était un sentiment confus, j’étais à la fois honteuse et fière. Je me sentais super féminine et je me disais : ‘Regardez-moi, voilà ce dont je suis capable’. »
Les signes de la grossesse sont encore visibles sur mon corps. Au début, j’avais du mal à me regarder dans le miroir, car j’étais confrontée au fait que je ne portais plus de bébé et que je ne l’avais pas mis au monde. Maintenant, je peux dire que je n’ai jamais eu autant confiance en mon corps. Quand je le regarde, je pense à toutes les choses incroyables qu’il peut faire.
Comme le dit de Goeij, en reprenant la philosophe néerlandaise Trudy Dehue, nos discussions sur l’avortement sont devenues tellement déformées qu’elles sont toutes centrées sur le fœtus en tant qu’entité distincte. Cette décision est toujours stigmatisée aux Pays-Bas et dans d’autres pays occidentaux parce que le conservatisme chrétien est ancré dans nos lois, dans le tissu de notre société et dans nos débats. Bien que les Pays-Bas aient des lois progressistes, l’avortement est toujours régi par le code pénal.
Aujourd’hui encore, nous n’entendons tout simplement pas assez de témoignages sur les grossesses non désirées. Le fait de parler de mon avortement m’a incroyablement aidée, même si personne ne devrait se sentir obligé de le faire. Il faut que davantage de personnes partagent leurs expériences pour que nous commencions à faire tomber les stigmates.
Cette approche de l’avortement pourrait également ouvrir la voie à des soins plus complets et plus empathiques avant et après l’intervention. C’est pourquoi, malgré ma honte, j’ai décidé de raconter mon histoire. Parce que je sais combien il est important de savoir que l’on n’est pas seule.
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