« Tu as amené le flingue ? »
« Ouais, au cas où ils voudraient s’enfuir. »
Ils ont croisé une patrouille de police mexicaine, mais Don n’a pas pris la peine de crier : il a supposé que les flics étaient en bons termes avec ses ravisseurs, ou peut-être même impliqués dans l’enlèvement. Lorsque le 4×4 s’est arrêté devant une maison, les hommes lui ont mis une capuche sur la tête et lui ont attaché les pieds et les bras. Il s’est dit : « C’est fini, je ne reverrai jamais ma famille. »
En Californie, la femme de Don a reçu un coup de fil. Un homme dont elle ne reconnaissait pas la voix lui demandait de payer 10 000 dollars par virement pour la libération de son mari. Elle a insisté pour parler à Don. Les kidnappeurs ont porté le téléphone à la bouche de ce dernier.
« Trouve l’argent, s’il te plaît, trouve-le, a-t-il dit à son épouse. Demande à mes frères. Demande à quelqu’un de t’en prêter. Aide-moi. »
Don a été enlevé le 13 janvier 2014. Dans les années qui ont suivi, des dizaines de milliers d’autres migrants ont enduré des cauchemars similaires. Les États-Unis ont dépensé des milliards en clôtures, en drones et en sécurité physique pour protéger la frontière, mais ont fait relativement peu de choses pour empêcher les organisations criminelles de tirer profit de la traite des êtres humains et des enlèvements. Au cœur de ce phénomène se trouvent les virements électroniques effectués par des sociétés américaines, qui restent de loin le moyen le plus courant pour les « coyotes » (le nom donné aux passeurs mexicains) d’extorquer des rançons et de percevoir des fonds.
Nous avons examiné quarante paiements de rançon effectués via des transferts d’argent dans huit cas d’enlèvement différents, de 2014 à janvier de cette année. La quasi-totalité de l’argent a transité par des sociétés américaines, principalement par Western Union et MoneyGram, mais aussi par Walmart et des sociétés moins connues comme Ria. Selon nos estimations, les organisations criminelles mexicaines ont gagné environ 800 millions de dollars rien qu’avec les enlèvements de migrants au cours de la dernière décennie, et les sociétés de transfert d’argent ont reçu une commission sur presque toutes ces transactions grâce aux frais et aux taux de change. Les sociétés américaines profitent donc directement des enlèvements.
Les rançons représentent une goutte d’eau dans la mer par rapport aux sommes que les gens acceptent de débourser pour entrer clandestinement aux États-Unis. Les sociétés américaines profitent également de ces transactions, par l’intermédiaire des parents des victimes qui transfèrent de l’argent aux coyotes. Le coût d’un passage illégal varie de 150 à 15 000 dollars, en fonction du tronçon de la frontière, de la destination aux États-Unis et du point de départ du voyage. Selon les estimations des think-tanks et des services de police, le total des sommes versées aux passeurs, principalement par virement bancaire, avoisine les 2 milliards de dollars par an.
Pour comprendre les mécanismes de cette économie parallèle, nous avons interrogé des acteurs de tous les secteurs du business, notamment des passeurs de migrants, des agents des forces de l’ordre fédérales américaines et des experts en blanchiment d’argent qui aident les sociétés à contourner la loi. Tous ont décrit un système dans lequel les entreprises sont incitées à fermer les yeux sur les extorsions et les paiements des passeurs ; où les « rapports d’activité suspecte » sont ignorés parce que les forces de l’ordre enquêtent rarement ; et où les hommes politiques dénoncent le manque d’humanité à la frontière, mais négligent le rôle central joué par les sociétés américaines.
« À l’heure actuelle, personne ne se voit dire que le trafic des êtres humains est une priorité, point final. »
« Tant que l’on ne dira pas aux institutions financières qu’elles doivent surveiller activement leurs transactions pour détecter les paiements de rançons liées aux enlèvements, elles ne le feront pas », constate Alison Jimenez, présidente de Dynamic Securities Analytics, une société américaine spécialisée dans la lutte contre le blanchiment d’argent. « Leurs priorités sont celles que le gouvernement leur dicte, et à l’heure actuelle, personne ne se voit dire que le trafic des êtres humains en est une, point final. »
Dans deux des huit cas d’enlèvement que nous avons analysés, les victimes ont demandé l’aide des autorités américaines. Après l’enlèvement de Don à Tijuana, le FBI est même intervenu. Cela n’a rien donné. Don et sa femme nous ont demandé de préserver leur anonymat de peur que les kidnappeurs ne les retrouvent, même aux États-Unis.
Mais il ne faut pas grand-chose pour enquêter sur les réseaux d’enlèvements : la trace écrite est solide. Les transferts d’argent comportent non seulement un numéro de suivi, mais aussi le nom des personnes qui reçoivent l’argent, l’endroit où il a été perçu et l’heure exacte.
La femme de Don a gardé tous les numéros de téléphone des kidnappeurs et les noms des personnes à qui elle a envoyé l’argent. Nous avons retrouvé l’un d’entre eux.
Anatomie d’une rançon
Le kidnappeur a donné des instructions détaillées à Maria, la femme de Don. Si elle voulait revoir son mari vivant, elle devait effectuer quatre dépôts de 2 500 dollars chacun auprès de quatre individus différents basés à Tijuana.
Maria a rassemblé toutes les économies que Don et elle avaient, puis s’est tournée vers ses proches pour le reste. Elle s’est rendue au Tropicana Foods de San José, un marché qui vend de tout, de la nourriture aux bijoux, en passant par les vêtements. À la caisse, les clients peuvent également envoyer de l’argent à l’étranger via un certain nombre de sociétés de transfert d’argent. Maria a choisi Ria, une société californienne qui compte près de 500 000 agences dans 159 pays, car elle offrait le meilleur taux de change.
Les beaux-parents de Maria ont déposé 2 500 dollars chacun. Ria a facturé 25 dollars par transfert. Les paiements étaient divisés en petits montants afin de contourner les lois qui obligent les sociétés comme Ria à conserver des enregistrements détaillés de toute transaction supérieure à 3 000 dollars et à surveiller les comportements suspects.
Et pourtant, quand Maria a essayé d’envoyer sa part, le système de Ria l’a bloquée. Sans se décourager, elle s’est simplement rendue dans un autre point de vente Ria à quelques kilomètres de là. Cette fois, le virement est passé. Pour le paiement de la rançon de 10 000 dollars, Ria a gagné 100 dollars de commissions. Ria et d’autres sociétés profitent également de la conversion des dollars en pesos en appliquant des taux de change élevés.
Les sociétés de services financiers jouent un rôle essentiel en aidant les immigrés aux États-Unis à soutenir leurs proches restés au pays grâce aux transferts de fonds. Mais le modèle économique du virement instantané est aussi idéal pour les criminels. C’est pourquoi les entreprises dépensent des millions de dollars en formations sur la lutte contre le blanchiment d’argent et en mesures de protection numérique comme les systèmes d’alerte automatique.
Il est difficile, mais pas impossible, de distinguer les envois de fonds légitimes des transactions suspectes, selon les experts de la lutte contre le blanchiment d’argent et les dirigeants de sociétés de transfert de fonds. Parmi les signes révélateurs, il y a le montant en dollars et les schémas inhabituels concernant la façon dont l’argent est envoyé et l’endroit où il est envoyé. Il existe également des limites au volume et à la quantité d’argent qui peut être envoyé d’un endroit à l’autre, et les plus grandes sociétés disposent de systèmes de suivi sophistiqués qui leur permettent de localiser géographiquement l’endroit où l’argent circule en temps réel et dans le passé. Elles sont ainsi alertées en cas de transactions suspectes portant sur de petits montants, comme une série de paiements de rançons.
Ces mesures ont évolué au fil des années, en grande partie grâce à des rappels à l’ordre de la part des autorités. En 2010, Western Union a dû verser 94 millions de dollars pour régler un procès avec le bureau du procureur général de l’Arizona, reconnaissant que ses employés « étaient sciemment engagés dans un schéma d’infractions liées au blanchiment d’argent qui facilitait le passage de clandestins du Mexique aux États-Unis ».
Selon Terry Goddard, l’ancien procureur général de l’Arizona qui a supervisé ce litige, les réseaux de passeurs se sont adaptés en quelques jours pour contourner le contrôle renforcé des transactions. Lorsque le seuil maximal a été abaissé à 500 dollars, des paiements de 499 dollars ont rapidement suivi. Goddard, qui exerce désormais dans le privé, estime que les autorités fédérales étaient réticentes à intervenir. « Le problème n’était tout simplement pas assez important pour eux, déplore-t-il. Si personne ne leur dit que c’est une priorité à laquelle ils doivent consacrer leurs ressources, ça passe à travers les mailles du filet. Et j’ai bien peur que ce soit le cas actuellement. »
« Le cartel a ses règles. Ceux qui ne paient pas disparaissent. »
Scott Apodaca, responsable mondial des renseignements financiers de Western Union, explique que l’entreprise dispose désormais d’une unité entière de plus de 500 employés qui « développent des règles, des algorithmes spécifiques et des empreintes financières spécialement conçues pour l’introduction clandestine de migrants et le trafic des êtres humains ».
« Il nous est impossible de repérer toutes les transactions douteuses, dit Apodaca. Il y a parfois des incidents isolés ; des transactions qui peuvent passer inaperçues. Nous ne pouvons malheureusement pas garantir à 100 % que chaque transaction liée à une activité illicite sera stoppée à temps. »
La plupart des familles paient entre 2 000 et 4 000 dollars pour la libération de leur proche, selon les reçus que nous avons examinés et la dizaine de victimes que nous avons interrogées. À quelques exceptions près, les enlèvements sont perpétrés par des cartels ou des groupes criminels affiliés. L’extorsion initiale n’est souvent que le début. Si les kidnappeurs sentent que les victimes ne sont pas encore saignées à blanc, ils exigent davantage d’argent. C’est ce qui s’est passé avec Maria et Don.
Quelques heures après que Maria a effectué les versements, les kidnappeurs l’ont rappelée, furieux, pour lui signaler que l’une des transactions de 2 500 dollars avait été rejetée de leur côté. Maria a pu récupérer son argent, mais l’homme lui a dit qu’elle devait trouver 8 000 dollars de plus pour compenser la perte, sinon elle ne reverrait jamais Don.
La mère de Don venait de vendre sa maison et avait partagé l’argent entre ses enfants. Cet argent allait maintenant servir à payer les ravisseurs.
Les kidnappeurs ont donné à Maria une nouvelle liste de quatre noms et lui ont de nouveau demandé d’envoyer l’argent en plusieurs fois. Elle est retournée au Tropicana Foods et a tenté d’effectuer le transfert, mais cette fois, le caissier a dit que le montant était trop élevé. Il fallait que l’argent soit transféré. La vie de Don en dépendait.
Un porte-parole de la société mère de Ria, Euronet Worldwide, a refusé de fournir de plus amples informations sur le cas de Maria et Don, mais a indiqué que la société était « heureuse que nos systèmes et processus aient permis d’identifier et d’arrêter l’extorsion ».
« Nous pouvons affirmer, fermement et sans équivoque, que Ria a été un leader d’opinion dans le secteur et que la société largement contribué à la lutte contre toute activité illicite qui pourrait tenter de s’infiltrer a dans notre service », dit Stephanie Taylor, directrice de la planification financière et des relations investisseurs chez Euronet.
L’argent de Maria a été gelé et elle était terrifiée à l’idée d’aller voir la police. Les kidnappeurs étaient furieux lorsqu’elle les a appelés pour leur expliquer la situation. Ils l’ont accusée de mentir et lui ont dit que cette fois, elle devait remettre l’argent en personne, à Los Angeles.
Deux bouteilles de tequila
À Tijuana, le cauchemar de Don ne faisait que commencer. Il était détenu seul, les yeux bandés et les mains ligotées. Il ne recevait que de l’eau, pas de nourriture. Un garde l’a frappé, dit-il, un autre a baissé son pantalon pour toucher ses parties génitales.
« Il me tripotait et me disait qu’il allait m’aider, que je devais faire ce qu’il disait, que sinon, ils me tueraient », raconte Don. « J’étais comme un animal qu’ils allaient sacrifier », ajoute-t-il, en essuyant les larmes de son visage.
Don, 48 ans, a une taille fine et une voix douce. Pendant deux décennies, il a vécu par intermittence en Californie, où il travaillait dans le bâtiment et élevait ses deux filles avec Maria. En 2013, il a été expulsé après que la police a trouvé une arme – un shuriken, une arme japonaise de lancer en forme d’étoile – dans sa voiture lors d’un contrôle routier.
Le troisième jour de son enlèvement, l’homme qui aimait tripoter Don est entré dans la pièce et a annoncé : « Te vas a tomar dos Tonayans. » Il avait de la Tonayan, une mauvaise tequila vendue dans des bouteilles en plastique. Don allait être libéré, mais il devait d’abord boire.
N’ayant pas d’autre choix, Don a descendu la tequila. Il s’est évanoui et s’est réveillé au bord d’une autoroute. Il était amoché et ensanglanté ; ses vêtements étaient sales et tachés. Il a imploré de l’aide aux passants, mais ceux-ci l’ont ignoré.
Don a réussi à rejoindre une église à Tijuana. Un homme sur le parvis a accepté d’appeler à son domicile et Maria a décroché. Elle a demandé à l’un de ses cousins vivant sur place d’aller chercher Don. Au cours des trois jours précédents, elle a payé 14 500 dollars aux kidnappeurs pour la libération de son mari : 7 500 dollars par virement, plus 7 000 dollars en liquide, que ses beaux-parents ont remis avec crainte dans un parc de Los Angeles.
Malgré tout ce qu’il a enduré, Don était toujours décidé à rejoindre sa famille et a trouvé un autre coyote pour le faire passer près de Calexico, en Californie. Sa détermination à franchir la frontière est partagée par des millions d’autres personnes. Rien qu’en mars, les agents frontaliers américains ont signalé 171 000 arrestations, dont 18 800 mineurs non accompagnés. La grande majorité d’entre eux ont payé un passeur à un moment ou à un autre de leur voyage. La plupart de cet argent a transité par des institutions financières américaines. Les migrants transportent rarement de l’argent liquide, jugé trop dangereux, et les virements électroniques offrent un certain degré de protection contre le vol.
Il n’existe pas de statistiques fiables sur les enlèvements de migrants. Le rapport le plus récent du gouvernement mexicain, qui date de 2011, fait état de plus de 11 000 cas en six mois seulement. À ce rythme, cela fait plus de 200 000 enlèvements en près d’une décennie. Si l’on suppose que les kidnappeurs reçoivent entre 2 000 et 4 000 dollars par victime, soit les tarifs pratiqués dans les reçus que nous avons examinés, cela représente entre 40 et 80 millions de dollars par an en rançon. Le montant réel est impossible à déterminer, car la plupart des enlèvements ne sont pas signalés et seuls les cas les plus épouvantables font la une des journaux.
« J’étais comme un animal qu’ils allaient sacrifier. »
Le cas viral le plus récent est celui d’un petit garçon nicaraguayen de 10 ans, trouvé errant seul dans le désert du Texas, en larmes. Il aurait été kidnappé au Mexique avec sa mère et retenu contre une rançon de 10 000 dollars. Des proches en Floride n’ont pu réunir que la moitié de la somme, qu’un membre de la famille a viré aux ravisseurs via diverses sociétés et applications de transfert d’argent, dont Western Union. Ils ont libéré le garçon peu après, mais ont gardé sa mère en otage.
Dans l’espoir d’éviter un sort similaire, les migrants paient aux passeurs plus de 14 000 dollars pour les faire passer du Guatemala ou du Honduras à une ville donnée des États-Unis, en contractant généralement des prêts à des taux d’intérêt exorbitants et en mettant en garantie les terres de leur famille pour payer les frais. Le voyage est vendu comme étant tout compris, incluant non seulement la nourriture, mais aussi les frais payés aux cartels pour traverser le territoire qu’ils contrôlent.
L’option la moins chère consiste à se rendre dans le nord sans passeur et de payer uniquement le passage de la frontière américaine, qui coûte de quelques centaines à quelques milliers de dollars. Le prix n’est pas négociable.
« Le cartel a ses règles, dit un passeur de Ciudad Juárez qui a demandé à se faire appeler Spider. Ceux qui ne paient pas disparaissent. »
À 43 ans, Spider est dans le milieu du trafic depuis 20 ans. Quand il avait 13 ans, il pouvait traverser librement à El Paso. Aujourd’hui, il demande entre 1 500 et 1 800 dollars pour le même trajet. Un tiers de la somme va au cartel qui contrôle sa région du Rio Grande. Pour atteindre Dallas, le prix grimpe à 5 500 dollars. Il nous dit qu’il a fait passer 12 personnes la veille. Son service de virement préféré est MoneyGram, mais il passe aussi par Elektra, BanCoppel et bien d’autres.
La société MoneyGram affirme dans une déclaration qu’elle dispose de « certains des contrôles de conformité les plus stricts et les plus solides du secteur » et qu’elle a « investi des millions de dollars dans le développement d’un programme technologique de pointe pour protéger les consommateurs et garantir que ses services sont utilisés à bon escient ». Et d’ajouter : « MoneyGram travaille en étroite collaboration avec les organismes d’application de la loi du monde entier. »
Elektra affirme également avoir « l’un des programmes de prévention du blanchiment d’argent les plus solides au niveau international. » « Nous sommes l’une des rares institutions à avoir la capacité technologique de regrouper et de limiter les transactions d’un individu en temps réel, en utilisant de multiples paramètres visant à détecter des crimes comme le trafic des êtres humains », écrit la société dans un communiqué. Elle ajoute que les activités suspectes sont transmises aux autorités compétentes.
BanCoppel n’a pas souhaité répondre à notre demande de commentaires.
Pour récupérer l’argent, Spider s’est entouré d’une équipe tournante de proches qu’il a formés à ce qu’ils doivent dire s’ils sont interrogés. Si le caissier demande qui a envoyé l’argent, par exemple, ils doivent répondre que c’est un parent éloigné, comme un beau-père ou un beau-frère, voire un amant. Ses employés peuvent généralement collecter jusqu’à quatre paiements auprès d’une même société avant d’être confrontés à un rejet, dit-il, mais après quelques mois, ils sont de nouveau en activité.
« C’est une bonne affaire pour tout le monde, dit Spider. Même ceux qui récupèrent l’argent gagnent 25 dollars pour chaque dépôt. » Si les États-Unis adoptent un jour une réforme de l’immigration et autorisent davantage de passages, dit-il en plaisantant, « les coyotes devront se mettre en grève ».
Le trafic ne s’arrête pas à la frontière américaine. Une fois que les migrants ont traversé le Rio Grande, ils sont généralement remis à un autre membre de l’organisation, qui les conduit à une maison sûre où ils attendent que le paiement soit collecté avant d’être libérés ou de continuer vers le nord.
Ramón, un passeur de clandestins en Arizona, est un citoyen américain qui gagne environ 1 200 dollars par voyage en transportant jusqu’à six personnes à la fois, de la frontière à Phoenix ou Tucson. Il compare son service à une agence de voyage, les coyotes étant les « agents » qui envoient les clients, et lui le « chauffeur » qui se charge de la dernière étape du voyage. « Pour être honnête, ça booste énormément l’ego, dit Ramón. Si vous les faites passer sans problème, ils vous en sont infiniment reconnaissants. »
Des preuves de paiements d’extorsion liés à des planques aux États-Unis apparaissent dans les reçus que nous avons examinés. Une famille du New Jersey a utilisé le service de transfert d’argent Walmart2Walmart pour envoyer deux paiements d’un total de 1 000 dollars pour libérer des membres de sa famille détenus au Texas.
Un porte-parole de Walmart a déclaré que l’entreprise avait « de nombreux contrôles en amont et une surveillance en aval pour empêcher les activités de blanchiment d’argent, y compris le trafic d’êtres humains potentiel », et que les employés sont formés pour signaler toute activité suspecte aux forces de l’ordre.
Ramón dit qu’il a déjà vu des cartes de débit prépayées et des virements bancaires électroniques être utilisés occasionnellement, mais rien de plus high-tech. « La façon dont ils transfèrent l’argent n’a pas changé depuis probablement 30 ans, dit-il. J’ai des copains qui peuvent faire des choses folles avec le bitcoin, mais je ne suis pas aussi cool. Je suis plutôt old-school. »
« J’étais terrifiée »
Deux mois après l’enlèvement de Don, Maria est allée voir la police. Son expérience montre que ces crimes sont rarement signalés, sans parler des enquêtes et des poursuites judiciaires.
Elle a appris, après avoir versé la deuxième rançon, que les criminels avaient des relations en Californie, et elle craignait des représailles. Elle connaissait aussi d’autres personnes – des membres de sa famille ou de son église – qui avaient été kidnappées en traversant la frontière. « J’étais terrifiée, dit-elle. Mais mes amis de l’église m’ont dit : ‘Tu dois parler pour que d’autres personnes surmontent aussi leur peur et dénoncent ce qui se passe. Parce que si personne ne dit ce qui s’est passé, cela restera un secret et rien ne changera jamais.” »
Elle s’est rendue en voiture au commissariat de San José, accompagnée d’un membre de son église. Elle a raconté en détail l’enlèvement à un policier, en fournissant des copies des reçus de transfert d’argent et les numéros de téléphone des kidnappeurs. Elle a trouvé le policier dédaigneux et plus concentré sur son statut d’immigration. La police a transmis l’affaire aux autorités fédérales. Un porte-parole de la police de San José a déclaré que les agents sont « censés traiter tous les citoyens avec courtoisie et respect ».
Deux agents du FBI se sont présentés au domicile de Maria quelques semaines plus tard. Elle a répété son histoire, en fournissant à nouveau des copies de tous les dossiers. Elle n’a plus jamais entendu parler d’eux.
Un porte-parole du FBI n’a pas voulu aborder les détails du cas de Don, mais a souligné l’arrestation en 2015 d’un homme du comté de San Diego comme preuve que l’agence prend les enlèvements au sérieux. Dans ce cas, au moins une vingtaine de victimes avaient été enlevées, battues et violées à Tijuana. Une personne a été condamnée à 18 mois de prison ; quatre autres personnes au Mexique n’ont pas été appréhendées.
« Aux États-Unis, les institutions financières sont coopératives et réactives aux demandes de dossiers dans le cadre de procédures légales, dit le FBI. Les services de transfert d’argent sont souvent utilisés par les délinquants qui s’adaptent rapidement aux réglementations en constante évolution. »
À l’aide des mêmes informations que Maria a données à la police de San José, nous avons appelé l’un des kidnappeurs à Tijuana. L’homme qui a décroché a demandé avec scepticisme ce que nous voulions. Lorsque nous avons demandé à avoir sa version des faits, il a raccroché.
D’autres victimes d’enlèvement ont également partagé des reçus de transfert d’argent. Grâce aux noms des destinataires, nous avons pu localiser en quelques minutes certains des individus responsables de la collecte des rançons, simplement en effectuant une recherche sur Facebook. Un homme qui a ignoré nos messages vit dans la ville frontalière mexicaine de Nuevo Laredo. Il s’autoproclame « chef de Los Zetas », un cartel notoirement violent, mais il semble avoir tout au plus 20 ans. Il a récupéré un virement de 1 500 dollars via Transfast, filiale de Mastercard, l’un des quatre paiements envoyés dans le cadre de l’enlèvement d’une famille équatorienne qui tentait de rejoindre les États-Unis.
« Nous utilisons une combinaison des dernières technologies et des meilleures pratiques existantes pour surveiller et analyser les modèles d’activités potentiellement suspectes, et nous signalons activement ces activités aux autorités compétentes chargées de l’application des lois afin qu’elles puissent prendre les mesures appropriées », explique la société Mastercard dans un communiqué, ajoutant qu’elle ne fournit plus de services de transfert d’argent aux consommateurs individuels.
Par le passé, les États-Unis et le Mexique ont collaboré pour lutter contre le trafic de migrants dans le cadre d’une opération conjointe entre le Service des douanes et de la protection des frontières (CBP) et le procureur général du Mexique. De 2005 à 2016, le CBP a déféré plus de 3 000 cas pour qu’ils soient poursuivis par la justice mexicaine. Mais à partir de 2017, selon le CBP, le Mexique a commencé à exiger que les victimes comparaissent devant le tribunal pour témoigner contre les passeurs, qui ont souvent des liens avec le crime organisé. Comme on pouvait s’y attendre, le projet a échoué. Le CBP a déféré un total de neuf cas au cours des quatre dernières années, selon l’agence.
Le procureur général du Mexique n’a pas souhaité répondre à notre demande de commentaires sur les raisons de cette exigence apparemment irréaliste. Le président mexicain Andrés Manuel López Obrador avait promis de protéger les migrants lorsqu’il était candidat, mais une fois président, il a déployé l’armée pour les réprimer et s’est plié aux exigences des États-Unis en matière d’immigration.
Les sociétés de transfert d’argent et les autorités américaines disposent d’outils pour suivre les millions de dollars envoyés aux passeurs de clandestins et aux kidnappeurs. Mais la plupart des informations se perdent dans les méandres de la bureaucratie.
« Les institutions financières font un massacre. »
Lorsque les entreprises repèrent quelque chose de louche, comme une transaction importante ou une série de petits virements, elles sont obligées de déposer un « Suspicious Activity Report », ou SAR, auprès du département du Trésor des États-Unis. Ce système est un trou noir en matière d’information. L’année dernière, les entreprises ont déposé 2,5 millions de SAR, rendant la base de données des rapports si lourde au point d’être inutile, surtout pour les enlèvements qui portent sur des montants relativement faibles.
Les SAR offrent aux entreprises un moyen de se protéger. Les rapports ne déclenchent pas automatiquement la sonnette d’alarme, et si les enquêteurs reviennent plus tard, l’entreprise peut prouver qu’elle a pris les mesures requises. L’entreprise peut empocher de l’argent et poursuivre ses activités comme si de rien n’était.
Même dans le meilleur des cas, les ravisseurs de Don auraient sans doute échappé à la justice. Même s’ils avaient des associés à Los Angeles, seules les autorités mexicaines pouvaient les arrêter à Tijuana. Il n’y a aucun moyen pour les agents américains de localiser les téléphones des kidnappeurs et de les arrêter sans impliquer les forces de l’ordre mexicaines.
Dettes et traumas
Dès que Don a traversé l’Arizona avec son deuxième coyote, les agents de l’immigration se sont lancés à leur poursuite et ont fini par les arrêter. Les autorités fédérales voulaient poursuivre le passeur, et Don a accepté de coopérer en tant que témoin dans cette affaire.
Il leur a également parlé de l’enlèvement et, après un an de détention, un juge a ordonné sa libération, prenant en compte sa « crainte fondée » de retourner au Mexique. Maria et lui ont fait une demande de visa U, conçu pour les migrants qui sont victimes d’un crime et qui coopèrent avec les forces de l’ordre. Ces visas pourraient être utilisés pour aider à protéger en toute sécurité d’autres victimes d’enlèvement, mais le gouvernement n’en délivre que 10 000 par an, et l’attente pour en obtenir un est actuellement de 5 à 10 ans. Si la demande de visa de Don est rejetée, il risque d’être à nouveau expulsé vers le Mexique.
Don a retrouvé sa famille à San José le 19 décembre 2014, le jour de l’anniversaire de sa plus jeune fille. Mais quand il a vu ses petites, il n’a pas pu les embrasser. « Je me sentais bizarre, comme si je n’étais pas moi-même, se souvient-il. Mes filles pouvaient sentir ma réticence lorsqu’elles me prenaient dans leurs bras. J’étais mal à l’aise. »
Aujourd’hui encore, il n’arrive pas à câliner ses filles comme il le faisait avant l’enlèvement. Et s’il lui arrive de se sentir normal à certains moments ou certains jours, les souvenirs reviennent sans cesse à la surface. « C’est difficile de vivre comme ça », dit-il en pleurant.
Il n’est rien ressorti de l’enquête du FBI. En 2017, l’avocat de Don a contacté l’agent qui avait rendu visite à Maria. Ce dernier a expliqué par mail que l’affaire avait été classée parce que Don, alors sous la garde de l’US Immigration and Customs Enforcement (ICE), était injoignable pour un interrogatoire.
Aujourd’hui, Maria travaille dans un restaurant mexicain et Don est retourné dans le secteur du bâtiment, posant du carrelage dans les salles de bains et les cuisines pour 28 dollars de l’heure, mais la pandémie a rendu les missions rares. Ils doivent encore de l’argent à leurs proches qui ont aidé à payer la rançon de 14 500 dollars.
Les sociétés de transfert d’argent ont vu leur fortune augmenter dans les années qui ont suivi l’enlèvement de Don. Les transferts de fonds vers l’Amérique latine représentent une industrie de 100 milliards de dollars par an.
« Les institutions financières font un massacre, déplore Richard Lee Johnson, chercheur à l’université de l’Arizona qui étudie la relation entre la dette et la migration au Guatemala. C’est toute une économie. Elles disent que ça n’a rien d’illicite, mais elles n’enquêtent pas nécessairement sur ce qui se passe. Elles sont heureuses de recevoir l’argent. »
En l’absence de changements qui ouvrent radicalement les voies permettant aux migrants de vivre et de travailler légalement aux États-Unis, l’argent continuera à circuler par le biais des sociétés de transfert d’argent jusque dans les poches des criminels. Face à une vague de personnes désespérées qui tentent d’atteindre les États-Unis, l’administration Biden a adopté une vieille stratégie : faire pression sur le Mexique et les pays d’Amérique centrale pour qu’ils empêchent les gens de traverser leurs frontières. Cette stratégie a pour effet de pousser les gens à entreprendre des voyages toujours plus dangereux, les rendant plus vulnérables aux enlèvements.
Don et Maria gardent toujours l’espoir que les kidnappeurs seront arrêtés et poursuivis, mais ils savent que cette éventualité s’estompe de jour en jour. « Cet argent ne me sera jamais rendu, dit Don. Mais si justice était rendue dans mon cas afin que d’autres familles ne subissent pas le même sort, ce serait suffisant. »
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